La Presse Anarchiste

Lire ou ne pas lire

Pou­voir, répres­sion, plus vio­lents à l’heure actuelle que dans le pas­sé ? C’est une ques­tion qu’on s’é­tait posée au cours d’une dis­cus­sion. Ques­tion qui revient à l’es­prit à la lec­ture de « Sur­veiller et Punir ».

Avec le sous-titre de « Nais­sance de la pri­son », Fou­cault rétré­cit un peu (au niveau de la cou­ver­ture) la por­tée de son étude ; ce qu’il met en évi­dence, c’est la nais­sance de la socié­té dis­ci­pli­naire : nou­velles formes éco­no­miques, nou­velle idéo­lo­gie, nou­veaux modes de contrôle, nou­velles tech­niques de pou­voir. Et c’est dans ce contexte que s’ins­crit la nais­sance de la prison.

Si l’on s’en tient à la simple des­crip­tion de la « puni­tion », la répres­sion semble évi­dem­ment plus vio­lente sous l’an­cien régime. Du sup­plice de Damiens (1757) — « tenaillé aux mamelles, bras, cuisses, et gras des jambes… et sur les endroits où il sera tenaillé, jeté du plomb fon­du, de l’huile bouillante… » « Enfin, on l’é­car­te­la… et cela ne suf­fi­sant pas encore, on fut obli­gé pour démem­brer les cuisses du mal­heu­reux, de lui cou­per les nerfs et de lui hacher les join­tures… » (cité par Fou­cault p. 9) — on passe à des méthodes beau­coup plus douces com­pa­rées à la pré­cé­dente. La puni­tion ne doit plus lais­ser sa marque sur le corps mais sur l’âme « rani­mer un inté­rêt utile et ver­tueux, dont le crime prouve com­bien il s’est affai­bli. Le sen­ti­ment de res­pect pour la pro­prié­té — celle des richesses, mais aus­si celle de l’hon­neur, de la liber­té, de la vie — le mal­fai­teur l’a per­du quand il vole, calom­nie, enlève ou tue. Il faut donc le lui réap­prendre… on lui fera éprou­ver ce que c’est que perdre la libre dis­po­si­tion de ses biens, de son hon­neur, de son temps et de son corps, pour qu’il la res­pecte à son tour chez les autres » (p. 109). Et lors­qu’on arrive à l’emprisonnement, la puni­tion n’a plus grand-chose à voir avec le sup­plice. « Tous les pri­son­niers se lèvent à la pointe du jour, de manière qu’a­près avoir fait leurs lits, s’être net­toyés, et lavés, et avoir vaqué à d’autres néces­si­tés, ils com­mencent géné­ra­le­ment leur tra­vail au lever du soleil… » (Cité par Fou­cault, p. 127)

Pou­voir moins violent ? Sim­ple­ment pou­voir autre : c’est au XVIIIe siècle la mise en place de tout un qua­drillage social ; « qua­drillage indi­vi­dua­li­sant » où l’in­di­vi­du est pris dans une machi­ne­rie de surveillance :

 — Qua­drillage de l’es­pace : « À chaque indi­vi­du sa place ; et en chaque empla­ce­ment un indi­vi­du. Évi­ter les dis­tri­bu­tions par groupes ; décom­po­ser les implan­ta­tions col­lec­tives : ana­ly­ser les plu­ra­li­tés confuses, mas­sives ou fuyantes. L’es­pace dis­ci­pli­naire tend à se divi­ser en autant de par­celles qu’il y a de corps ou d’élé­ments à répar­tir. Il faut annu­ler les effets des répar­ti­tions indé­cises, la dis­pa­ri­tion incon­trô­lée des indi­vi­dus, leur cir­cu­la­tion dif­fuse, leur coa­gu­la­tion inuti­li­sable et dan­ge­reuse ; tac­tique d’an­ti-déser­tion, d’an­ti-vaga­bon­dage, d’an­ti-agglo­mé­ra­tion. Il s’a­git d’é­ta­blir les pré­sences et les absences, de savoir où et com­ment retrou­ver les indi­vi­dus, d’ins­tau­rer les com­mu­ni­ca­tions utiles, d’in­ter­rompre les autres, de pou­voir à chaque ins­tant sur­veiller la conduite de cha­cun, l’ap­pré­cier, la sanc­tion­ner, mesu­rer les qua­li­tés ou les mérites. Pro­cé­dure donc pour connaître, pour maî­tri­ser et pour uti­li­ser » (p. 145). Ce sera l’or­ga­ni­sa­tion des espaces « à la fois archi­tec­tu­raux, fonc­tion­nels et hié­rar­chiques » (les « cel­lules », les « places » et les « rangs ».)

— Qua­drillage de l’ac­ti­vi­té : contrôle du temps. « C’est en quarts d’heure, en minutes, en secondes qu’on se met à comp­ter » (p. 152). « 8 h. 45 entrée du moni­teur, 8 h 52 min appel du moni­teur, 8 h 56 min entrée des enfants et prière… » (cité par Fou­cault p. 152). Contrôle du corps pour « inten­si­fier l’u­ti­li­sa­tion du temps ».

Toute cette orga­ni­sa­tion repo­sant sur la sur­veillance hié­rar­chique : l’œil du maître se divise, se mul­ti­plie, s’aide d’une archi­tec­ture adé­quate, « ce qui per­met au pou­voir dis­ci­pli­naire d’être à la fois indis­cret, puis­qu’il est par­tout et tou­jours en éveil), qu’il ne laisse en prin­cipe aucune zone d’ombre et qu’il contrôle sans cesse ceux-là mêmes qui sont char­gés de contrô­ler ; et abso­lu­ment « dis­cret » car il fonc­tionne en per­ma­nence et pour une bonne part en silence… Grâce aux tech­niques de sur­veillance, la « phy­sique » du pou­voir, la prise sur le corps s’ef­fec­tuent selon les lois de l’op­tique et de la méca­nique, selon tout un jeu d’es­paces, de lignes, d’é­crans, de fais­ceaux, de degré, et sans recours, en prin­cipe au moins, à l’ex­cès, à la force, à la vio­lence. Pou­voir qui est d’au­tant moins cor­po­rel qu’il est plus savam­ment « phy­sique » (p. 179).

Cette sur­veillance va per­mettre la nor­ma­li­sa­tion en péna­li­sant tout ce qui manque à la règle, qui s’é­carte de la norme.

Cet uni­vers dis­ci­pli­naire éla­bo­ré à l’âge clas­sique « en des lieux pré­cis et rela­ti­ve­ment fer­més — caserne, col­lèges, grands ate­liers — » (p. 210) va abou­tir à l’ex­ten­sion pro­gres­sive des dis­po­si­tifs de dis­ci­pline au long du XVIIe et XVIIIe siècle, leur mul­ti­pli­ca­tion à tra­vers tout le corps social, la for­ma­tion de ce qu’on pour­rait appe­ler en gros la « socié­té dis­ci­pli­naire » (p. 211). Et, dans ce contexte, le nou­vel ins­tru­ment de la péna­li­té sera la pri­son, lieu spé­ci­fique de sur­veillance « quoi d’é­ton­nant si la pri­son res­semble aux usines, aux écoles, aux casernes, aux hôpi­taux qui tous res­semblent aux pri­sons » (p. 229), lieu de pri­va­tion de liber­té « dans une socié­té où la liber­té est un bien qui appar­tient à tous de la même façon » (p. 234), et de « trans­for­ma­tion tech­nique des indi­vi­dus » (p. 235), mais aus­si lieu de fabri­ca­tion de « la délin­quance ». Si « tout de suite la pri­son, dans sa réa­li­té et ses effets visibles a été dénon­cée comme le grand échec de la jus­tice pénale » (p. 269), si dès le début, les divers pro­jets de réforme n’ont réus­si qu’à recon­duire le même sché­ma (Fleu­ry-Méro­gis 1969 : même dis­tri­bu­tion d’en­semble que la Petite Roquette 1836), c’est que « la pri­son, en « échouant » appa­rem­ment, ne manque pas son but (p. 281) : « pro­duire la délin­quance, type spé­ci­fié, forme poli­ti­que­ment ou éco­no­mi­que­ment moins dan­ge­reuse — à la limite uti­li­sable — d’illé­ga­lisme » (p. 282).

« On peut dire que la délin­quance, soli­di­fiée par un sys­tème pénal cen­tré sur la pri­son, repré­sente un détour­ne­ment d’illé­ga­lisme pour les cir­cuits de pro­fit et de pou­voir illi­cites de la classe domi­nante » (p. 288). (Atten­tion tout de même au piège de l’a­na­lyse « La délin­quance fait le jeu du pou­voir » ! — c’est moi qui le dis.)

Néces­si­té aus­si des délin­quants pour jus­ti­fier cer­tains aspects de la socié­té dis­ci­pli­naire : les pré­sen­ter comme tout proches, par­tout pré­sents et par­tout redou­tables… « le fait divers cri­mi­nel, par sa redon­dance quo­ti­dienne, rend accep­table l’en­semble des contrôles judi­ciaires et poli­ciers qui qua­drillent la socié­té » (p. 292).

Mais cette soli­di­té de la pri­son est-elle inébran­lable ? « On peut, au contraire, situer les deux pro­ces­sus qui, dans la conti­nui­té même des pro­ces­sus qui l’ont fait fonc­tion­ner sont sus­cep­tibles de res­treindre consi­dé­ra­ble­ment son usage et de trans­for­mer son fonc­tion­ne­ment interne. Et sans doute sont-ils déjà lar­ge­ment enta­més. L’un, c’est celui qui dimi­nue l’u­ti­li­té… d’une délin­quance amé­na­gée comme un illé­ga­lisme spé­ci­fique, fer­mé et contrô­lé ; ain­si avec la consti­tu­tion à une échelle natio­nale ou inter­na­tio­nale de grands illé­ga­lismes direc­te­ment bran­chés sur les appa­reils poli­tiques et éco­no­miques (illé­ga­lismes finan­ciers, ser­vices de ren­sei­gne­ments, tra­fic d’armes et de drogue, spé­cu­la­tions immo­bi­lières), il est évident que la main-d’oeuvre un peu rus­tique et voyante de la délin­quance se révèle inef­fi­cace… l’autre pro­ces­sus, c’est la crois­sance des réseaux dis­ci­pli­naires… Or, à mesure que la méde­cine, la psy­cho­lo­gie, l’é­du­ca­tion, l’as­sis­tance, le « tra­vail social », prennent une part plus grande des pou­voirs de contrôle et de sanc­tion, en retour, l’ap­pa­reil pénal pour­ra se médi­ca­li­ser, se psy­cho­lo­gi­ser, se péda­go­gi­ser… Au milieu de tous ces dis­po­si­tifs de nor­ma­li­sa­tion qui se res­serrent, la spé­ci­fi­ci­té de la pri­son et son rôle de joint perdent de leur rai­son d’être. » (pp. 312 – 313).

Pas­sage à l’hu­ma­ni­té que le pas­sage du sup­plice à l’u­ni­vers car­cé­ral ? Le car­cé­ral s’é­tant éten­du à tout le champ social, les pri­sons pour­ront-elles dis­pa­raître ? Il semble pour­tant y avoir une recon­ver­sion des pri­sons. La pri­son, per­dant sa fonc­tion, ne devien­drait-elle pas sim­ple­ment un lieu fer­mé de ven­geance et d’é­li­mi­na­tion ? Entre la vio­lence du sup­plice de Damiens et celle des « expé­riences » de pri­va­tion sen­so­rielle des pri­sons alle­mandes, il n’y a guère qu’une dif­fé­rence de civi­li­sa­tion (Savoir-Pou­voir).

Gudule.

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