La Presse Anarchiste

Lire ou ne pas lire

Comme le sage sur sa col­line, l’his­to­rien « peut se per­mettre d’af­fir­mer que sa sym­pa­thie va aux rebelles, tout en concé­dant que la répres­sion bol­che­vique fut jus­ti­fiée. Le recon­naître, c’est en véri­té embras­ser la tra­gé­die de Crons­tadt dans sa plé­ni­tude » (p. 14). Avrich affirme ain­si la réa­li­té d’une science his­to­rique pla­cée au-des­sus de toutes contin­gences, ce qui lui per­met de dis­til­ler sur ce sujet brû­lant, une infor­ma­tion impar­tiale. Rien n’est jamais, ni tout à fait blanc, ni tout à fait noir et on peut com­prendre et même jus­ti­fier les agis­se­ments des bol­che­viks. Tem­pé­rons donc notre enthou­siasme pour les insur­gés. Il y a tou­jours des ombres au tableau. La théâ­tra­li­sa­tion de cet épi­sode insur­rec­tion­nel qui ten­ta de résis­ter à la for­ma­tion d’un pou­voir d’É­tat tou­jours plus puis­sant, témoigne d’une volon­té de la fondre dans une glu impres­sion­niste. Ne serait-ce que pour échap­per au cli­vage mani­chéiste qu’A­vrich reproche pré­ci­sé­ment aux popu­listes. Une ques­tion se pose à l’his­to­rien : pour échap­per à la ten­ta­tion de l’é­po­pée, doit-il tem­pé­rer ces juge­ments (et ceci résume gros­siè­re­ment la démarche d’A­vrich) ou alors, la consti­tu­tion d’un cor­pus his­to­rique qui ne sacri­fie pas l’a­gen­ce­ment maté­riel de ses élé­ments au pro­jet idéo­lo­gique, peut-il per­mettre de sor­tir de cette alter­na­tive : com­ment cela a‑t-il fonctionné ?

Le poin­tage de l’an­ti­sé­mi­tisme des Crons­tad­tiens est un de ces élé­ments de contre­point carac­té­ris­tique de cette logique de clair-obs­cur que déve­loppe Avrich. « Le soir, un déta­che­ment bol­che­vique s’ap­proche de Crons­tadt par le sud, pré­cé­dé d’un dra­peau blanc. Deux membres du comi­té révo­lu­tion­naire pro­vi­soire, Ver­chi­nine et Kou­po­lov, se por­tèrent à sa ren­contre à che­val. Selon le témoi­gnage d’un kour­sant membre du déta­che­ment, Vachi­nine, un mate­lot du Sébas­to­pol, appe­la à l’ac­tion com­mune contre les oppres­seurs juifs et com­mu­nistes et à l’é­lec­tion d’une véri­table auto­ri­té révo­lu­tion­naire, c’est-à-dire de soviets libres » (p. 151) ; ou « encore que, du même souffle, les rebelles se défen­dissent d’é­prou­ver le moindre pré­ju­gé anti­sé­mite, il est indis­cu­table que l’hos­ti­li­té aux juifs était forte par­mi les mate­lots de la flotte de la Bal­tique, dont nombre étaient ori­gi­naires d’U­kraine et des régions fron­tières, ber­ceau tra­di­tion­nel de l’an­ti­sé­mi­tisme le plus viru­lent en Rus­sie » (p. 171 – 172). La fra­gi­li­té de ces affir­ma­tions on ne peut plus vague — le témoi­gnage d’un kour­sant, déduc­tion scien­ti­fique quant aux pré­ju­gés de classe de membres issus de la pay­san­ne­rie — cède à une faci­li­té de com­po­si­tion regret­table. Il est pos­sible que des Crons­tad­tiens aient été anti­sé­mites comme cer­tai­ne­ment miso­gynes. Est-ce à dire qu’un des rouages de l’in­sur­rec­tion, un des moteurs maté­riels concret, visible, ait été l’an­ti­sé­mi­tisme ? Avrich ne nous donne pas les élé­ments pour affir­mer cela. Les fai­blesses de cette méthode his­to­rique sont d’au­tant plus graves qu’elles peuvent se faire le sup­port d’in­té­rêts poli­tiques bien pré­cis. Ces épi­sodes san­glants de la révo­lu­tion russe, si soi­gneu­se­ment cen­su­rés (presque pen­dant 50 ans), tota­le­ment incon­nus il y a 10 ans si ce n’est par quelques ini­tiés, sortent timi­de­ment de l’ou­bli depuis mai 68. À ce moment-là on trouve moyen de les enro­ber sub­ti­le­ment des pré­ju­gés de ceux qui, pré­ci­sé­ment, les ont répri­més. On retrouve en fili­grane, dans l’oeuvre d’A­vrich, les pré­ju­gés bol­che­viques à l’é­gard de la pay­san­ne­rie et de sa poten­tia­li­té révo­lu­tion­naire, ain­si qu’une espèce de juge­ment de valeur sur le carac­tère anar­cho-popu­liste de la men­ta­li­té des rebelles.

« Les agi­ta­teurs rebelles (comme devait l’ob­ser­ver plus tard un jour­na­liste qui les inter­ro­geait) s’é­taient for­gé un lan­gage, écrit et par­lé, d’où étaient absents le jar­gon mar­xiste et les expres­sions d’al­lure étran­gère. Évi­tant déli­bé­ré­ment le terme « pro­lé­ta­riat », ils pré­fé­raient, en vrais popu­listes, se faire les avo­cats d’une socié­té dans laquelle l’en­semble des tra­vailleurs — pay­sans, ouvriers, intel­lec­tuels — tien­draient le haut du pavé. Ils avaient ten­dance à par­ler de la révo­lu­tion « sociale » plu­tôt que « socia­liste » car ils n’en­vi­sa­geaient pas la lutte des classes sous la forme étroite du conflit oppo­sant les tra­vailleurs de l’in­dus­trie à la bour­geoi­sie mais au sens narod­nik tra­di­tion­nel du com­bat des masses labo­rieuses dans leur ensemble contre ceux qui pros­pé­raient sur leur misère et leur exploi­ta­tion, poli­ti­ciens et fonc­tion­naires aus­si bien que pro­prié­taires et capi­ta­listes » (p. 166).

Par­mi les grands mythes, pro­fon­dé­ment enra­ci­nés dans la psy­cho­lo­gie pay­sanne, celui de l’É­tat cen­tra­li­sé, envi­sa­gé comme un corps étran­ger, arti­fi­ciel­le­ment gref­fé sur la socié­té russe, excrois­sance mons­trueuse, pesant de tout son poids sur le peuple et res­pon­sable de ses souf­frances. La haine popu­laire du gou­ver­ne­ment et de ses fonc­tion­naires s’en­ra­ci­nait pro­fon­dé­ment dans l’his­toire russe remon­tant jus­qu’aux révoltes cosaques et pay­sannes des XVIIe et XVIIIe siècles. » (p. 167).

Rap­pe­lons quelques pré­ci­sions de Voline à pro­pos du recru­te­ment des marins de Crons­tadt avant la révo­lu­tion (La révo­lu­tion incon­nue ― N.O.E. 1972, p. 175, tome 2) : « D’a­bord les marins se recru­taient néces­sai­re­ment de tout temps, plu­tôt par­mi les ouvriers. Et bien enten­du on pré­fé­rait pour les marins les plus qua­li­fiés let­trés et ‘dégour­dis’. »

D’autre part, visi­tant, en rai­son même de leur ser­vice, les pays étran­gers, les marins se ren­daient faci­le­ment compte de la dif­fé­rence entre les régimes rela­ti­ve­ment libres de ces pays et celui de la Rus­sie tsa­riste : ils assi­mi­laient mieux que n’im­porte quelle autre frac­tion du peuple ou de l’ar­mée les idées et les pro­grammes des par­tis politiques.

Pour­quoi cette indé­pen­dance d’es­prit, ce sens de l’i­ni­tia­tive qui carac­té­ri­sèrent les marins de Crons­tadt de 1905 à 1917 devraient-ils se muer en un obs­cu­ran­tisme pay­san ? Certes, les popu­listes lors­qu’ils allaient au peuple à la fin du siècle s’ac­cor­daient pour dire que les classes rurales étaient res­tées à la dévo­tion du tzar idéal et qu’elles croyaient tou­jours à l’ap­proche du jour où il devait chas­ser du pays tous les pro­prié­taires du sol et dis­tri­buer leurs biens à ses fidèles pay­sans. Sans pen­ser que cet état d’es­prit pas­sif ait dis­pa­ru dans la pay­san­ne­rie russe, pour­quoi pra­ti­quer un amal­game thé­ma­tique qu’au­cune don­née concrète n’autorise ?

« Tout le pou­voir aux soviets locaux » est une lutte contre la cen­tra­li­té bol­che­vique. Quant à dire que c’est une résur­gence de l’« uto­pie » popu­liste qui pen­sait la sup­pres­sion du tsar comme le déto­na­teur de la révo­lu­tion, c’est pen­ser l’his­toire en terme de tra­ves­tis­se­ment. La forme est dif­fé­rente. mais la sub­stance sem­blable. Et même si cer­tains anar­chistes se sont plu à se trou­ver des ancêtres dans le popu­lisme, il semble que le tra­vail his­to­rique se situe à un autre niveau du « réel » que la simple récol­lec­tion de dis­cours. Rien ne nous donne dans cet ouvrage une idée de l’or­ga­ni­sa­tion concrète de lutte sinon de résis­tance tant au plan stra­té­gique que pro­pre­ment quotidien.

Gil­berte.

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