Le pointage de l’antisémitisme des Cronstadtiens est un de ces éléments de contrepoint caractéristique de cette logique de clair-obscur que développe Avrich. « Le soir, un détachement bolchevique s’approche de Cronstadt par le sud, précédé d’un drapeau blanc. Deux membres du comité révolutionnaire provisoire, Verchinine et Koupolov, se portèrent à sa rencontre à cheval. Selon le témoignage d’un koursant membre du détachement, Vachinine, un matelot du Sébastopol, appela à l’action commune contre les oppresseurs juifs et communistes et à l’élection d’une véritable autorité révolutionnaire, c’est-à-dire de soviets libres » (p. 151) ; ou « encore que, du même souffle, les rebelles se défendissent d’éprouver le moindre préjugé antisémite, il est indiscutable que l’hostilité aux juifs était forte parmi les matelots de la flotte de la Baltique, dont nombre étaient originaires d’Ukraine et des régions frontières, berceau traditionnel de l’antisémitisme le plus virulent en Russie » (p. 171 – 172). La fragilité de ces affirmations on ne peut plus vague — le témoignage d’un koursant, déduction scientifique quant aux préjugés de classe de membres issus de la paysannerie — cède à une facilité de composition regrettable. Il est possible que des Cronstadtiens aient été antisémites comme certainement misogynes. Est-ce à dire qu’un des rouages de l’insurrection, un des moteurs matériels concret, visible, ait été l’antisémitisme ? Avrich ne nous donne pas les éléments pour affirmer cela. Les faiblesses de cette méthode historique sont d’autant plus graves qu’elles peuvent se faire le support d’intérêts politiques bien précis. Ces épisodes sanglants de la révolution russe, si soigneusement censurés (presque pendant 50 ans), totalement inconnus il y a 10 ans si ce n’est par quelques initiés, sortent timidement de l’oubli depuis mai 68. À ce moment-là on trouve moyen de les enrober subtilement des préjugés de ceux qui, précisément, les ont réprimés. On retrouve en filigrane, dans l’oeuvre d’Avrich, les préjugés bolcheviques à l’égard de la paysannerie et de sa potentialité révolutionnaire, ainsi qu’une espèce de jugement de valeur sur le caractère anarcho-populiste de la mentalité des rebelles.
« Les agitateurs rebelles (comme devait l’observer plus tard un journaliste qui les interrogeait) s’étaient forgé un langage, écrit et parlé, d’où étaient absents le jargon marxiste et les expressions d’allure étrangère. Évitant délibérément le terme « prolétariat », ils préféraient, en vrais populistes, se faire les avocats d’une société dans laquelle l’ensemble des travailleurs — paysans, ouvriers, intellectuels — tiendraient le haut du pavé. Ils avaient tendance à parler de la révolution « sociale » plutôt que « socialiste » car ils n’envisageaient pas la lutte des classes sous la forme étroite du conflit opposant les travailleurs de l’industrie à la bourgeoisie mais au sens narodnik traditionnel du combat des masses laborieuses dans leur ensemble contre ceux qui prospéraient sur leur misère et leur exploitation, politiciens et fonctionnaires aussi bien que propriétaires et capitalistes » (p. 166).
Parmi les grands mythes, profondément enracinés dans la psychologie paysanne, celui de l’État centralisé, envisagé comme un corps étranger, artificiellement greffé sur la société russe, excroissance monstrueuse, pesant de tout son poids sur le peuple et responsable de ses souffrances. La haine populaire du gouvernement et de ses fonctionnaires s’enracinait profondément dans l’histoire russe remontant jusqu’aux révoltes cosaques et paysannes des XVIIe et XVIIIe siècles. » (p. 167).
Rappelons quelques précisions de Voline à propos du recrutement des marins de Cronstadt avant la révolution (La révolution inconnue ― N.O.E. 1972, p. 175, tome 2) : « D’abord les marins se recrutaient nécessairement de tout temps, plutôt parmi les ouvriers. Et bien entendu on préférait pour les marins les plus qualifiés lettrés et ‘dégourdis’. »
D’autre part, visitant, en raison même de leur service, les pays étrangers, les marins se rendaient facilement compte de la différence entre les régimes relativement libres de ces pays et celui de la Russie tsariste : ils assimilaient mieux que n’importe quelle autre fraction du peuple ou de l’armée les idées et les programmes des partis politiques.
Pourquoi cette indépendance d’esprit, ce sens de l’initiative qui caractérisèrent les marins de Cronstadt de 1905 à 1917 devraient-ils se muer en un obscurantisme paysan ? Certes, les populistes lorsqu’ils allaient au peuple à la fin du siècle s’accordaient pour dire que les classes rurales étaient restées à la dévotion du tzar idéal et qu’elles croyaient toujours à l’approche du jour où il devait chasser du pays tous les propriétaires du sol et distribuer leurs biens à ses fidèles paysans. Sans penser que cet état d’esprit passif ait disparu dans la paysannerie russe, pourquoi pratiquer un amalgame thématique qu’aucune donnée concrète n’autorise ?
« Tout le pouvoir aux soviets locaux » est une lutte contre la centralité bolchevique. Quant à dire que c’est une résurgence de l’« utopie » populiste qui pensait la suppression du tsar comme le détonateur de la révolution, c’est penser l’histoire en terme de travestissement. La forme est différente. mais la substance semblable. Et même si certains anarchistes se sont plu à se trouver des ancêtres dans le populisme, il semble que le travail historique se situe à un autre niveau du « réel » que la simple récollection de discours. Rien ne nous donne dans cet ouvrage une idée de l’organisation concrète de lutte sinon de résistance tant au plan stratégique que proprement quotidien.
Gilberte.