La Presse Anarchiste

Portugal : La lutte autonome des Travailleurs

Le texte sui­vant [[Cette tra­duc­tion et sa pré­sen­ta­tion nous ont été trans­mises par un cama­rade qui n’ap­par­tient pas au col­lec­tif de La Lan­terne.]] est tra­duit du jour­nal COMBATE, n° 15, 17 jan­vier 1975 (ave­nue San­tos-Dumont, 48, R/​C‑Dto, Lisbonne) :

Ce jour­nal, appa­ru après le 25 avril, était à l’o­ri­gine le résul­tat d’un com­pro­mis entre mili­tants de diverses ten­dances (voir Mani­fes­to de Com­bate, n° 1, 26 – 6‑74), issus en majo­ri­té de groupes d’o­rien­ta­tion léni­niste. Depuis lors, confron­tées à des dis­cus­sions internes et sur­tout au mou­ve­ment social et de luttes ouvrières, les posi­tions du jour­nal ont net­te­ment évo­lué vers une cri­tique des concep­tions léni­nistes de l’ac­tion poli­tique et du mou­ve­ment ouvrier. Il prend posi­tion pour l’or­ga­ni­sa­tion indé­pen­dante des tra­vailleurs contre les syn­di­cats, les par­tis et l’É­tat, pour la liai­son inter­na­tio­nale des tra­vailleurs. Com­bate, qui sort deux fois par mois, et qui est assez lar­ge­ment dif­fu­sé en milieu ouvrier (3 000 exem­plaires), accorde une place impor­tante aux infor­ma­tions sur les luttes dans les quar­tiers et sur les mou­ve­ments d’oc­cu­pa­tions ; on y trouve, de plus, des dis­cus­sions ou des tables rondes entre des tra­vailleurs en lutte, des infor­ma­tions inter­na­tio­nales et des ana­lyses théo­riques (l’é­di­to­rial). Il s’af­firme comme : « une tri­bune libre ouverte à la libre expres­sion de tous les tra­vailleurs en lutte. Il est aus­si un moyen par lequel les tra­vailleurs peuvent échan­ger leurs expé­riences et ren­for­cer ain­si leur orga­ni­sa­tion auto­nome dans le com­bat contre le capi­ta­lisme. (…) Com­bate s’ap­puie seule­ment sur les tra­vailleurs, il n’est l’or­gane d’au­cun par­ti ou groupe politique. »

Ces posi­tions, cette évo­lu­tion sont le pro­duit de l’in­ten­si­té des luttes qui ébranlent la socié­té por­tu­gaise, luttes qui sou­lèvent des pro­blèmes nou­veaux pour les tra­vailleurs et les mili­tants révo­lu­tion­naires. L’im­por­tance du texte réside dans le fait qu’il tra­duit les ques­tions réelles que se posent actuel­le­ment, au Por­tu­gal, les mili­tants ouvriers les plus radi­caux. Il exprime les « décou­vertes » et les chan­ge­ments de conscience de beau­coup de tra­vailleurs consé­cu­tifs à leurs actions et aux dif­fi­cul­tés et obs­tacles qu’ils y ren­contrent. Il n’est pas le simple fruit d’une réflexion aca­dé­mique, mais plu­tôt celui d’une situa­tion réelle com­plexe. Il montre que, au Por­tu­gal comme ailleurs, la ques­tion fon­da­men­tale du nou­veau mou­ve­ment ouvrier est celle de l’or­ga­ni­sa­tion auto­nome, qui per­met­tra aux tra­vailleurs de domi­ner consciem­ment leur force et de l’ap­pli­quer en vue des buts radi­caux. Même si nous ne sommes pas d’ac­cord sur toutes les posi­tions et les pra­tiques des cama­rades de Com­bate, nous sommes soli­daires d’une pra­tique mili­tante qui a pour centre d’o­rien­ta­tion cette ques­tion de l’au­to­no­mie ouvrière.

Sur le texte lui-même, quelques réflexions cri­tiques nous semblent néces­saires. Tout d’a­bord la des­crip­tion des ten­dances pla­ni­fi­ca­trices (le rôle de l’É­tat) au sein du capi­ta­lisme moderne, ain­si que du rôle qu’y joue le syn­di­cat, nous semblent très sim­pli­fiés dans le texte. De même l’a­na­lyse du rôle inté­gra­teur des syn­di­cats modernes parait très limi­tée. En effet, celui-ci n’est pas le pro­duit des seuls « mono­poles » comme le montre l’ex­pé­rience des syn­di­cats sociaux-démo­crates alle­mands ou des syn­di­cats de métier aux U.S.A. au XIXe siècle. Il est donc faux de pré­tendre que tous les syn­di­cats, « orga­ni­sa­tions de résis­tance des tra­vailleurs », ont été éli­mi­nés par le capi­ta­lisme mono­po­liste. Au contraire, tant qu’ils sont res­tés des orga­ni­sa­tions de résis­tance (et ils le sont tou­jours sinon com­ment com­prendre leur sur­vie), ils n’ont pas été contra­dic­toires avec la concen­tra­tion et l’ac­cu­mu­la­tion du capi­tal. À cet égard ils ont tou­jours été des organes inté­gra­teurs de la classe ouvrière. C’est pour­quoi seules les orga­ni­sa­tions qui avaient opté pour une ligne d’ac­tion syn­di­ca­liste-révo­lu­tion­naire, comme ce fut le cas de la C.G.T. por­tu­gaise jus­qu’aux années 30, pre­nant une posi­tion d’at­taque, et non de défense par rap­port au capi­ta­lisme, ont été, elles, écra­sées par la bour­geoi­sie. Aujourd’­hui, comme tou­jours, seul le dépas­se­ment de ces orga­ni­sa­tions de défense, et des pra­tiques qui y sont liées — négo­cia­tion avec le capi­tal, délé­ga­tion de pou­voir —, peuvent ouvrir la voie à l’ac­tion éman­ci­pa­trice des travailleurs.

Paris, mars 1975.

Le développement de l’organisation autonome des travailleurs après six mois de lutte

1. La signi­fi­ca­tion actuelle des syndicats

Tous les cama­rades, aux­quels l’his­toire du mou­ve­ment ouvrier n’est pas tota­le­ment incon­nue, ont sûre­ment remar­qué que, jus­qu’au déve­lop­pe­ment des grands mono­poles, au début du siècle, les syn­di­cats étaient de véri­tables orga­ni­sa­tions de tra­vailleurs, des armes dans leur lutte contre le capi­tal. Au Por­tu­gal, où le grand capi­tal mono­po­liste n’a com­men­cé à domi­ner com­plè­te­ment la vie éco­no­mique qu’a­vec le régime sala­za­riste, la C.G.T. (Confé­dé­ra­tion Géné­rale du Tra­vail) a été, jus­qu’à son éli­mi­na­tion par le fas­cisme, un défen­seur intran­si­geant de l’é­man­ci­pa­tion des tra­vailleurs. Dans les pays indus­tria­li­sés, ceux où on a vu, des décen­nies avant le Por­tu­gal, l’é­co­no­mie domi­née par les mono­poles, l’é­li­mi­na­tion des vieux syn­di­cats ouvriers s’est accom­plie beau­coup plus tôt.

De façon rapide et vio­lente, comme ce fut le cas au Por­tu­gal, ou bien à tra­vers une tran­si­tion plus lente et paci­fique, comme ce fut par exemple le cas en France, les syn­di­cats ont ces­sé d’être l’ins­tru­ment de lutte des tra­vailleurs dans les lieux de pro­duc­tion et se sont trans­for­més en orga­ni­sa­tion dont les pla­ni­fi­ca­teurs éco­no­miques des grands mono­poles se servent pour orga­ni­ser les tra­vailleurs en fonc­tion des inté­rêts des grands sec­teurs de la pro­duc­tion capi­ta­liste. Le syn­di­cat n’est plus l’or­ga­ni­sa­tion des tra­vailleurs dans leur résis­tance contre le capi­ta­lisme. Dans le cas du fas­cisme por­tu­gais, on l’a dit, l’é­li­mi­na­tion du syn­di­cat en tant qu’or­ga­ni­sa­tion de masse, va de pair avec la créa­tion d’or­ga­nismes liés aux syn­di­cats, tel l’Ins­ti­tut Natio­nal du Tra­vail [[Ins­ti­tut Natio­nal du Tra­vail : orga­nisme de l’É­tat Sala­za­riste s’oc­cu­pant de toutes les ques­tions concer­nant la « for­ma­tion », « les loi­sirs » et « l’é­tude des pro­blèmes » concer­nant la force de tra­vail.]], élé­ments essen­tiels dans la pla­ni­fi­ca­tion de la force de tra­vail. Des rai­sons tech­no­lo­giques, éco­no­miques et sociales font que le capi­ta­lisme est entré, avec les mono­poles, dans une phase de pla­ni­fi­ca­tion. De la même façon que les capi­ta­listes ont leurs orga­ni­sa­tions par­ti­cu­lières pour la pla­ni­fi­ca­tion des divers aspects de la pro­duc­tion et de la cir­cu­la­tion des pro­duits, de même ils ont des orga­ni­sa­tions qui pla­ni­fient la dis­tri­bu­tion de la force de tra­vail et de la masse sala­riale. Ces orga­ni­sa­tions sont les syn­di­cats modernes. Le diri­geant syn­di­cal d’au­jourd’­hui est le tech­no­crate de la pla­ni­fi­ca­tion du travail.

C’est ce qui se pas­sait chez nous sous le régime fas­ciste, c’est ce qui conti­nue à se pas­ser après le 25 avril. Au temps de Sala­zar et de Cae­ta­no, les syn­di­cats et leurs struc­tures annexes étaient, tout le monde le savait, des organes de gou­ver­ne­ment bour­geois fas­ciste. Aujourd’­hui, les syn­di­cats sont un organe du gou­ver­ne­ment bour­geois pro-par­le­men­taire. Dans les deux cas ils res­tent des rouages de l’ap­pa­reil d’É­tat. En aucun cas, ils ne sont l’ins­tru­ment de la lutte pro­lé­ta­rienne. Par­mi les cama­rades qui nous lisent com­bien d’entre eux n’ont-ils pas été déjà inté­grés au minis­tère du Tra­vail dans les com­mis­sions de tra­vailleurs ? [[Le Minis­tère du Tra­vail est, depuis le 25 avril, aux mains des cadres et tech­no­crates du P.C., dont beau­coup ont acquis une expé­rience de bureau­crates syn­di­caux pen­dant le régime fas­ciste. Aucun chan­ge­ment struc­tu­rel n’a été intro­duit dans le minis­tère qui fonc­tionne comme au bon vieux temps !]] Là-bas, à côté du ministre, — le repré­sen­tant offi­cieux de l’en­semble des patrons en tant que classe — on trouve son bras droit, celui qui lui souffle à l’o­reille les bons conseils, le délé­gué de l’In­ter-Syn­di­cale [[Inter-Syn­di­cale : le germe d’une nou­velle Confé­dé­ra­tion Natio­nale du Tra­vail, consti­tuée par les repré­sen­tants des direc­tions syn­di­cales dont la majo­ri­té sont aux mains du P.C. C’est déjà un appa­reil assez puis­sant qui mobi­lise des masses impor­tantes de tra­vailleurs.]]. Sa fonc­tion n’est pas de défendre les inté­rêts des tra­vailleurs. Au contraire, elle est de conseiller et d’in­for­mer, dans les cou­loirs de la place de Londres [[Place de Londres : empla­ce­ment du Minis­tère du Tra­vail.]], le ministre et le patro­nat sur les moyens les plus souples de trom­per les travailleurs.

Ce rôle du syn­di­cat, en tant qu’or­ga­nisme de pla­ni­fi­ca­tion capi­ta­liste du tra­vail, ne résulte pas du fait que les diri­geants des syn­di­cats et de l’In­ter-Syn­di­cale soient des réac­tion­naires, comme veulent nous le faire croire la majo­ri­té des petits groupes poli­tiques actuels. Le mal n’est pas seule­ment dans le fait que la demi-dou­zaine de per­sonnes qui dirigent les syn­di­cats sont réac­tion­naires ; il est dans la struc­ture même des syn­di­cats. C’est pour­quoi, même dans les rares cas où les syn­di­cats ont à leur tête des tra­vailleurs révo­lu­tion­naires, leurs pos­si­bi­li­tés d’ac­tion res­tent très limitées.

Le carac­tère réac­tion­naire des syn­di­cats est essen­tiel­le­ment dû au fait qu’ils essaient de conduire les luttes ouvrières de façon exté­rieure aux masses tra­vailleuses qui y sont enga­gées. Il y a d’autres rai­sons, mais elles sont subor­don­nées à celle-ci, et moins éclai­rantes dans le moment actuel de la lutte de classe dans notre pays ; c’est pour­quoi, et pour être bref, nous allons seule­ment consi­dé­rer cet aspect fondamental.

Les diri­geants syn­di­caux pensent qu’ils peuvent conduire les luttes, indé­pen­dam­ment de l’o­pi­nion des tra­vailleurs, sans même les infor­mer, car — disent-ils — les tra­vailleurs leur ont délé­gué leur pou­voir. Sans res­ter pri­son­niers des mots, nous pou­vons remar­quer que cette idée de « délé­ga­tion de pou­voir » ne tient pas debout ! C’est la bour­geoi­sie qui jus­ti­fie ses struc­tures d’É­tat par cette idéo­lo­gie, sur­tout la bour­geoi­sie par­le­men­taire. Mais en fait, le pou­voir, qu’est-ce que c’est ? Le pou­voir, ou bien on l’a ou bien on l’a pas, et lors­qu’on le délègue, on ne l’a plus ! Lorsque les masses tra­vailleuses d’une entre­prise luttent et décident col­lec­ti­ve­ment de cette lutte, alors c’est qu’elles conservent entre leurs mains ce pou­voir de déci­sion C’est ain­si qu’elles déve­loppent leur cohé­sion et leur capa­ci­té d’or­ga­ni­sa­tion. Lorsque l’ac­tion des masses tra­vailleuses est constante, cela leur per­met d’aug­men­ter leur com­pré­hen­sion de la réa­li­té, des formes d’or­ga­ni­sa­tion col­lec­tive et com­mu­nau­taire se déve­loppent, à l’in­té­rieur des­quelles germe la socié­té com­mu­niste. Mais si le pou­voir de déci­sion et d’ac­tion est reti­ré aux masses, par le mythe de la « délé­ga­tion » ou autre­ment, elles tombent dans la pas­si­vi­té et deviennent alors inca­pables de déve­lop­per des formes sociales anta­go­niques à la socié­té bour­geoise. Reti­rer aux masses pro­lé­taires leur capa­ci­té d’ac­tion et d’i­ni­tia­tive consti­tue tou­jours, une façon de per­pé­tuer la socié­té bourgeoise.

Au Por­tu­gal, la grande majo­ri­té des tra­vailleurs a vu clai­re­ment, à tra­vers leur expé­rience de lutte, que les syn­di­cats gar­daient, après le 25 avril, la même fonc­tion d’or­ganes dépen­dants de l’É­tat qui les carac­té­ri­sait pen­dant le fas­cisme. Cette com­pré­hen­sion a été favo­ri­sée par le fait que ces syn­di­cats ont été « conquis » à par­tir du som­met, par un pro­ces­sus pure­ment bureau­cra­tique, gar­dant, dans la majo­ri­té des cas, la même struc­ture orga­ni­sa­tion­nelle [[Cette « conquête » fait réfé­rence à la façon dont les forces réfor­mistes parlent de la prise de pou­voir des direc­tions syn­di­cales après le 25 avril, expul­sant les diri­geants fascistes.]].

2. Le dépas­se­ment des syn­di­cats par les Com­mis­sions de Travailleurs

Consi­dé­rant ce déca­lage total des Syn­di­cats par rap­port aux masses, les tra­vailleurs ont créé et déve­lop­pé un autre type d’or­ga­ni­sa­tion : les Com­mis­sions de Tra­vailleurs (C.T.). C’est ain­si qu’en très peu de temps les C.T. sont appa­rues dans la presque tota­li­té des entre­prises en lutte, dans un rapide et puis­sant mou­ve­ment. Ce déve­lop­pe­ment des C.T. est l’ex­pres­sion la plus évi­dente du manque de confiance des tra­vailleurs dans les syn­di­cats. Mais pour­ra-t-on dire, comme un obser­va­teur super­fi­ciel serait ten­té de le faire, que c’est la démo­cra­tie qui règne par­mi nous, dans la ges­tion des luttes ouvrières et que ce sont les masses tra­vailleuses elles-mêmes qui gardent entre leurs mains l’i­ni­tia­tive et le pou­voir dans le com­bat contre le capi­tal ? On est bien loin d’une telle situation !

3. Les limites des Com­mis­sions de Tra­vailleurs existantes

On en est bien loin car cette démo­cra­tie for­melle est presque tou­jours contre­dite lors­qu’on ana­lyse la réa­li­té des faits. En beau­coup de cas, la C.T. se limite à être l’in­ter­mé­diaire entre le syn­di­cat et les tra­vailleurs. Si cela montre l’ex­té­rio­ri­té du syn­di­cat vis-à-vis du pro­lé­ta­riat, cela montre aus­si que, dans ces cas, c’est le syn­di­cat qui conti­nue à diri­ger toutes les négo­cia­tions avec le patro­nat ; la C.T. se borne à dire au syn­di­cat ce que les tra­vailleurs aime­raient qu’il fasse et à trans­mettre aux tra­vailleurs ce que le syn­di­cat a déci­dé de faire (c’est ce qui se passe par exemple chez Abel A. de Figueredo1. Dans ces cas, bien que le syn­di­cat n’ait aucune implan­ta­tion par­mi les tra­vailleurs, c’est la C.T. qui va mettre les tra­vailleurs à la remorque de la direc­tion du Syndicat.

Dans d’autres cas, c’est la C.T., élue, qui va jouer elle-même un rôle réac­tion­naire, ceci dû au fait que ses membres consti­tuent une couche pri­vi­lé­giée, qui n’est par­fois même pas consti­tuée par des ouvriers. C’est sou­vent qu’on voit des ingé­nieurs, des cadres tech­niques de for­ma­tion uni­ver­si­taire, d’ex-diri­geants des asso­cia­tions étu­diantes ou acti­vistes dans les divers groupes étu­diants qui, non sans humour, s’in­ti­tulent eux-mêmes « par­ti des tra­vailleurs ceci » ou « par­ti des tra­vailleurs cela », et qui se font élire aux C.T. en les uti­li­sant comme lieu de manoeuvre de leurs posi­tions sec­taires. C’est ain­si qu’on peut ana­ly­ser le cas d’une C.T. réac­tion­naire qui était consti­tuée par le per­son­nel de bureau d’une usine. Les ouvrières de chez Char­min­ha [[Char­min­ha : usine de vête­ments, Lis­bonne. Le patron est un ancien offi­cier nazi. 200 licen­cie­ments dans les deux der­nières années. Grève pour l’aug­men­ta­tion sala­riale et contre les licen­cie­ments, le patron quitte le pays sans payer les salaires. Les tra­vailleurs com­mencent, à pro­duire et à vendre direc­te­ment. Le Minis­tère du Tra­vail refuse une aide pour la consti­tu­tion d’une coopé­ra­tive de pro­duc­tion ouvrière. Le per­son­nel des bureaux contrôle la C.T. et garde des salaires très éle­vés. Après dis­cus­sion avec les ouvrières d’une autre usine (Sogan­tal), les ouvrières élisent une nou­velle C.T. consti­tuée par des ouvrières et éloignent les employés des bureaux du contrôle de la lutte.]] qui se trou­vaient en auto­ges­tion — donc dans une forme de lutte bien avan­cée — sont res­tées long­temps sous la domi­na­tion d’une Com­mis­sion consti­tuée par du per­son­nel de bureaux qui gagnait le double ou le triple des ouvrières. Il s’a­gis­sait, en fait, de nou­veaux exploi­teurs. Mais avec le déve­lop­pe­ment de la lutte, et à tra­vers le contact avec la lutte de la Sogan­tal [[Sogan­tal : usine de vête­ments, Mon­ti­jo (sud de Lis­bonne), capi­tal fran­çais. Une des luttes les plus riches dans la vague de grèves après le 25 Avril. 50 ouvrières en grève pour des aug­men­ta­tions sala­riales, l’u­sine est occu­pée, on pro­duit et on vend. Les salaires sont éga­li­sés et les diverses tâches (pro­duc­tion, comp­ta­bi­li­té, vente) sont effec­tuées par toutes les ouvrières, à tour de rôle. Le patron quitte le pays reve­nant plus tard avec un com­man­do qui occupe l’u­sine pen­dant la nuit avec le consen­te­ment du gou­ver­ne­ment por­tu­gais, la popu­la­tion de la région donne l’as­saut à l’u­sine ; inter­ven­tion de l’ar­mée qui dégage le com­man­do patro­nal et le pro­tège, jus­qu’à sa sor­tie du pays. Grand mou­ve­ment natio­nal de soli­da­ri­té, lutte très ouverte vers l’ex­té­rieur, contacts avec d’autres usines.]], les tra­vailleuses de Char­min­ha ont com­pris le carac­tère réac­tion­naire de cette Com­mis­sion et l’ont rem­pla­cée par une autre consti­tuée par des ouvrières.

Par­fois, tout en étant for­mée par des tra­vailleurs non-pri­vi­lé­giés, la C.T. repro­duit com­plè­te­ment le sys­tème de fonc­tion­ne­ment des syn­di­cats réac­tion­naires. C’est le cas chez Pro­pam [[Pro­pam : indus­trie du pain, Setu­bal, 150 ouvriers. Lutte avec occu­pa­tion pour des aug­men­ta­tions sala­riales, contre les licen­cie­ments et épu­ra­tion de l’Ad­mi­nis­tra­tion. Une CT est élue, com­po­sée par le per­son­nel des bureaux.]], où la C.T. n’in­for­mait pas les tra­vailleurs du résul­tat des négo­cia­tions qu’elle entre­te­nait au minis­tère du Tra­vail. Encore plus extra­or­di­naire est le fait que les tra­vailleurs eux-mêmes étaient d’ac­cord avec de tels pro­cé­dés, d’ac­cord pour ne pas être infor­més ! On trouve ici un cas extrême d’a­ban­don, de la part des ouvriers, de leur rôle de contrôle sur la lutte. Bien enten­du, c’est ain­si qu’on repro­duit les rap­ports de domi­na­tion exis­tants dans la socié­té capi­ta­liste et qu’on ren­force les hié­rar­chies créées par la bourgeoisie.

Dans d’autres cas encore, et ils consti­tuent peut-être les plus fré­quents ce qui rend tout exemple inutile, la C.T., même si elle tient les masses ouvrières infor­mées de toutes ses actions et si elle les consulte avant toute ini­tia­tive, et bien qu’elle soit consti­tuée par des tra­vailleurs non-pri­vi­lé­giés et de vrais révo­lu­tion­naires, bien qu’elle com­prenne le conte­nu réac­tion­naire des syn­di­cats, et qu’elle ne subor­donne pas la lutte aux bureau­crates syn­di­caux — finit par s’i­so­ler des tra­vailleurs. Elle s’i­sole non parce qu’elle est deve­nue réac­tion­naire, mais parce que les tra­vailleurs sont retom­bés dans la pas­si­vi­té. À quoi est-elle due, cette passivité ?

Répondre à cette ques­tion c’est tou­cher le coeur du pro­blème, c’est expli­quer pour­quoi ces C.T. ne sont pas si démo­cra­tiques qu’elles semblent à pre­mière vue.

Élire une C.T. exprime un degré éle­vé d’ac­ti­vi­té des masses tra­vailleuses. Dans les pre­miers temps, cette acti­vi­té de masse se mani­feste dans le contrôle de la C.T. par tous les tra­vailleurs. Au début, ce sont effec­ti­ve­ment les masses qui décident ce que la C.T. exé­cute. Mais, petit à petit, la dis­tinc­tion entre les masses et les exé­cu­tants com­mence à réap­pa­raître. Ce sont tou­jours les mêmes — les membres des C.T. — qui ont le pou­voir d’exé­cu­tion, et, sans s’en aper­ce­voir, alors que les masses tra­vailleuses délaissent toute ini­tia­tive, la C.T. se l’ap­pro­prie. C’est à ce moment que la C.T. s’i­sole des masses. C’est alors que le patro­nat, pro­fi­tant de cette sépa­ra­tion et de cet iso­le­ment, attaque la C.T., licen­cie les ouvriers les plus révo­lu­tion­naires, exerce enfin son acti­vi­té répres­sive. Pour­quoi ? Parce que les tra­vailleurs avaient été éloi­gnés de tout tra­vail pra­tique direct, et étaient ain­si retom­bés dans la passivité.

À par­tir de là, il est pos­sible de com­prendre une autre des limites les plus com­munes des C.T. pen­dant cette même période ; la grande dif­fi­cul­té dans l’u­ni­fi­ca­tion des diverses C.T., dans la publi­ca­tion d’un organe de presse propre aux inter-com­mis­sions, etc. Par­mi les diverses ten­ta­tives faites pour mettre en rap­port les C.T., le résul­tat le plus impor­tant a été la grande mani­fes­ta­tion pro­lé­taire de sep­tembre 1974 [[Il s’a­git d’une mani­fes­ta­tion contre la répres­sion dans la grève de la TAP et contre les licen­cie­ments. Pour ce qui est des déve­lop­pe­ments plus récents de la Comis­sion Inter-Entre­prise voir Annexe.]]. Mais, par la suite, cette tâche de mettre les luttes en rap­port n’a pas été assu­mée, l’in­ter-com­mis­sions est morte et d’autres orga­nismes qui essaient de mettre sur pied un tra­vail de liai­son des luttes ouvrières ne réus­sissent pas à gar­der une exis­tence réelle. Ce qui se passe dans la réa­li­té c’est que ce sont des indi­vi­dus, appar­te­nant à quelque C.T. qui se réunissent, et non les masses tra­vailleuses des diverses entre­prises. Ceci signi­fie que ces réunions reposent, dès le départ, sur le main­tien des masses ouvrières dans un cer­tain état de pas­si­vi­té et si d’un côté elles peuvent momen­ta­né­ment contri­buer à la liai­son des luttes, d’un autre côté elles contri­buent aus­si à aggra­ver la scis­sion entre ces C.T. et les masses travailleuses.

4. Déve­lop­pe­ment des Com­mis­sions dans un sens révolutionnaire

Si on regarde l’ex­pé­rience de lutte ouvrière dans d’autres pays où ces mêmes ques­tions se posent, nous pou­vons voir de quelle façon on essaye de les résoudre. Dans plu­sieurs luttes, deve­nues célèbres par la com­ba­ti­vi­té, la cohé­sion et l’ac­ti­vi­té des masses tra­vailleuses, les ouvriers n’ont pas élu des com­mis­sions défi­ni­tives char­gées de tout le tra­vail exé­cu­tif. Ils ont élu diverses com­mis­sions, char­gées cha­cune d’une tâche par­ti­cu­lière, tou­jours avec un carac­tère pro­vi­soire. Ain­si on empêche la créa­tion d’un groupe d’ou­vriers qui détient tout le pou­voir poli­tique, consi­dé­rant que ce pou­voir exé­cu­tif se trouve répar­ti dans diverses com­mis­sions ; on ne crée pas non plus une sépa­ra­tion entre les masses et l’ac­ti­vi­té exé­cu­tive directe, car le carac­tère pro­vi­soire des com­mis­sions fait que la grande majo­ri­té des tra­vailleurs assume, à tour de rôle, les fonc­tions exé­cu­tives pen­dant quelque temps [[Comme c’é­tait le cas dans la lutte chez Sogan­tal.]]. Ain­si, non seule­ment les com­mis­sions ne s’i­solent pas des masses, mais les tra­vailleurs ne perdent pas non plus l’es­prit com­ba­tif et d’ac­ti­visme révo­lu­tion­naire. Il s’a­git de diri­ger la lutte, ce qui contient en soi des élé­ments de la socié­té communiste.

La bour­geoi­sie essaie de sépa­rer le mou­ve­ment ouvrier par pays et d’empêcher que les tra­vailleurs por­tu­gais connaissent l’ex­pé­rience de lutte des tra­vailleurs d’autres régions. La pra­tique de lutte du pro­lé­ta­riat contre les exploi­teurs mène celui-ci, dans toutes les socié­tés, à déve­lop­per des formes sociales d’or­ga­ni­sa­tion fon­da­men­ta­le­ment iden­tiques — des formes sociales com­mu­nistes. Assi­mi­ler l’ex­pé­rience du pro­lé­ta­riat des autres pays, voi­là ce qui per­met­tra aux tra­vailleurs por­tu­gais un déve­lop­pe­ment plus rapide des formes auto­nomes d’or­ga­ni­sa­tion ouvrière.

Le dépas­se­ment des syn­di­cats et la créa­tion des C.T., voi­là ce qui nous semble être le bilan posi­tif des six der­niers mois de lutte.

Le déve­lop­pe­ment de la démo­cra­tie à l’in­té­rieur des C.T., la fin de la sépa­ra­tion entre les masses ouvrières et l’exé­cu­tion directe des tâches pra­tiques, voi­là le che­min à suivre dans l’or­ga­ni­sa­tion auto­nome des travailleurs.

La libé­ra­tion des tra­vailleurs ne pour­ra venir de per­sonne d’autre que des tra­vailleurs eux-mêmes orga­ni­sés de façon autonome.

Com­bate, Lis­bonne, 17 jan­vier 1975 (Les notes sont du traducteur)

Annexe

Sur l’é­vo­lu­tion de la Com­mis­sion Inter-Entre­prises et autres formes nou­velles d’organisation

Sur la Com­mis­sion Inter-Entre­prises (CIE) quelques infor­ma­tions et réflexions aide­ront à la com­pré­hen­sion de son déve­lop­pe­ment et de son impact actuel.

Les pre­mières réunions de la CIE ont eu lieu en sep­tembre 1974, elles ont abou­ti à la mani­fes­ta­tion dont il est par­lé dans le texte de Com­bate. Elle était alors com­po­sée par des élé­ments des CT des usines ou entre­prises les plus com­ba­tives et elle se réunis­sait de façon plus ou moins infor­melle. Dès son ori­gine la CIE se consti­tue sur une base net­te­ment anti action syn­di­cale tra­di­tion­nelle et anti-PC. Vers le début de 1975 la CIE prend une forme plus orga­ni­sée, un secré­ta­riat est élu par les diverses CT, un bul­le­tin de liai­sons inter-entre­prises, avec des infor­ma­tions de lutte, est publié par le secré­ta­riat. Des assem­blées géné­rales, ouvertes à tous les tra­vailleurs, ont lieu à Lis­bonne. La CIE regroupe sur­tout des CT des grandes entre­prises modernes de la région indus­trielle de Lis­bonne : élec­tro­nique (EFACEC ― Wes­tin­ghouse), métal­lur­gie, trans­ports (TAP), chan­tiers navals (LISNAVE), tex­tile, etc.

La mani­fes­ta­tion du 7 février 1975, contre le chô­mage, qui regroupe plus de 20 000 per­sonnes dont une majo­ri­té d’ou­vriers en bleu de tra­vail, donne la mesure de sa force et de son implan­ta­tion. Dans cette manif les groupes poli­tiques ne sont pas admis en tant que tels, ni avec leurs ban­de­roles, sigles ou mots d’ordre. Pour la CIE « il s’a­git d’une mani­fes­ta­tion ouvrière ». Seuls les mots d’ordre des diverses CT sont pré­sents : « Non au chô­mage », « Non aux heures sup­plé­men­taires », « À bas le capi­ta­lisme », « Salaire mini­mum, salaire de faim ». Le 20 mars la CIE orga­nise à nou­veau une mani­fes­ta­tion qui regroupe plu­sieurs mil­liers de métal­lur­gistes contre le contrôle du PC sur la direc­tion du Syn­di­cat des métal­lur­gistes. Le siège syn­di­cal est occu­pé, l’ar­mée inter­vient afin de faire éva­cuer les locaux.

La CIE pré­tend lut­ter pour un « syn­di­ca­lisme de base », non bureau­cra­tique. Der­rière cet objec­tif inac­ces­sible, on trouve dans la CIE la forme d’or­ga­ni­sa­tion ouvrière la plus avan­cée issue du mou­ve­ment social au Por­tu­gal ; un désir de lutte très radi­cal, un refus des méthodes d’ac­tion syn­di­cale tra­di­tion­nelle, et une cri­tique bien expri­mée de l’ac­tion et du rôle du PC. Il est vrai, comme le dit l’ar­ticle de Com­bate, qu’elle ne contri­bue pas à éli­mi­ner la cou­pure exis­tant sou­vent entre les masses ouvrières et les CT. Mais la per­ma­nence de l’a­gi­ta­tion ouvrière dans les grandes concen­tra­tions (Lis­nave, Tap), le recours constant aux assem­blées géné­rales — au contraire de ce qui se passe dans les CT contrô­lées par le P.C. [[Exemple : la Com­mis­sion de Tra­vailleurs de Alfeite (chan­tiers navals de la marine natio­nale) où les assem­blées géné­rales « sont peu fré­quentes afin d’é­vi­ter les mani­pu­la­tions faciles vu la très faible poli­ti­sa­tion de la base » — Le Monde, 30 et 31 mars 1975.]] — tout cela main­tient un rap­port réel, bien qu’am­bi­gu, entre les masses ouvrières, les CT et la CIE. Autre­ment, com­ment expli­quer la par­ti­ci­pa­tion mas­sive et enthou­siaste des ouvriers aux manifs et aux actions orga­ni­sées par la CIE ?

Le conte­nu anti-réfor­miste de ses actions, l’op­po­si­tion fron­tale au PC et même aux groupes maoïstes ortho­doxes — le MRPP [[MRPP, Mou­ve­ment pour la Recons­truc­tion du Par­ti du Pro­lé­ta­riat ; groupe maoïste implan­té sur­tout en milieu étu­diant et dans quelques usines (à côté d’autres groupes maos, comme l’UDP, assez fort par­mi les jeunes ouvriers). Le MRPP s’é­tait pré­pa­ré à par­ti­ci­per aux élec­tions d’a­vril 1975, mais il en avait été exclu (en même temps que l’AOC, autre groupe maoïste très mino­ri­taire s’é­tant pla­cé à la remorque du PS, et que le PDC de droite) avant d’être fina­le­ment inter­dit. Menant de vives attaques non seule­ment contre le PCP, mais aus­si contre le MFA lui-même, le MRPP, après ses inter­ven­tions contre des « sus­pects », a été accu­sé de faire œuvre de divi­sion au sein du MFA, et fin mai entre 3 et 400 de ses mili­tants ont été arrê­tés par le COPCON.]] consi­dère ses actions comme rele­vant du « syn­di­ca­lisme révo­lu­tion­naire » ! — la mise en avant de mots d’ordre ouvriers et d’ac­tion directe et démo­cra­tique, le com­bat ouvert contre le pou­voir bour­geois, tout cela fait de l’exis­tence de la CIE et de sa capa­ci­té de mobi­li­ser des masses impor­tantes d’ou­vriers radi­caux, un élé­ment très impor­tant dans la situa­tion sociale por­tu­gaise. Pour le nou­veau pou­voir et pour la bour­geoi­sie elle exprime l’exis­tence réelle d’un cou­rant gau­chiste orga­ni­sé, au sein de la classe ouvrière. Ce qui n’est pas, après tout, chose très cou­rante dans le mou­ve­ment ouvrier à l’é­chelle mondiale !

Il est vrai aus­si que l’ac­ti­visme d’ou­vriers appar­te­nant à des orga­ni­sa­tions gau­chistes est, dès le début, très impor­tant au sein de la CIE. Mais cela est une don­née de tout mou­ve­ment radi­cal qui naît et s’or­ga­nise aujourd’­hui sur, et contre, les rem­parts du vieux mou­ve­ment ouvrier. Com­ment pour­rait-il en être autre­ment ? Néan­moins, tant que l’a­gi­ta­tion sociale per­siste et que les masses ouvrières ne tombent pas dans une pas­si­vi­té totale, aucun groupe poli­tique ne peut pré­tendre avoir le contrôle per­ma­nent de la CIE, leur influence chan­geant d’ailleurs selon les modi­fi­ca­tions des luttes. Il est par contre impor­tant de voir com­ment quelques-uns de ces groupes, influences, eux, par les expé­riences et les ques­tions sou­le­vées par leurs propres mili­tants ouvriers, évo­luent et s’ouvrent à une cri­tique de l’ac­tion poli­tique tra­di­tion­nelle [[La cri­tique de l’ac­tion par­le­men­taire a été déve­lop­pée par deux groupes d’ins­pi­ra­tion léni­niste mar­quée : la LUAR et le PRP-BR. La LUAR (qui publie le jour­nal « Fron­tei­ra ») est un groupe acti­viste qui lut­tait depuis 1967 contre le régime fas­ciste, par actions armées, atten­tats, détour­ne­ments d’a­vions, etc. Par­ti­san d’un pro­ces­sus de socia­li­sa­tion allant plus loin que les simples natio­na­li­sa­tions et que les objec­tifs de simple déve­lop­pe­ment de la pro­duc­tion, la LUAR sou­tient les luttes auto­nomes des tra­vailleurs à tra­vers leurs orga­nismes de base, conseils de tra­vailleurs et de pay­sans, com­mis­sions de quar­tier et d’ha­bi­tants, etc., orga­nismes d’au­to­ges­tion consti­tuant les élé­ments du pou­voir futur de la classe ouvrière : elle prône éga­le­ment un syn­di­ca­lisme de base, sous contrôle des tra­vailleurs eux-mêmes et non des direc­tions syn­di­cales ; elle appuie les luttes anti-colo­nia­listes et anti-impé­ria­listes, et cri­tique les ambi­guï­tés du MFA. La LUAR a pris l’i­ni­tia­tive d’un mou­ve­ment d’oc­cu­pa­tion d’im­meubles et de mai­sons vides, à usage d’ha­bi­ta­tion, de crèches ou d’hô­pi­taux popu­laires, mou­ve­ment qui s’est lar­ge­ment éten­du et a reçu ensuite le sou­tien d’autres groupes. La LUAR s’est tenue entiè­re­ment à l’é­cart du pro­ces­sus électoral.

C’est aus­si le cas du PRP-BR (Par­ti Révo­lu­tion­naire du pro­lé­ta­riat — Bri­gades révo­lu­tion­naires), issu des Bri­gades Révo­lu­tion­naires actives dès 1972 : atten­tats contre des casernes et du maté­riel mili­taire, contre des bases de l’O­TAN, etc. Au slo­gan élec­to­ra­liste « O voto è a arma do povo », le PRP oppose « A arma è o veto do povo » (l’arme est le vote du peuple) — « Non aux élec­tions de la bour­geoi­sie ». Dans la ligne de sa cri­tique des par­tis (et des syn­di­cats), le PRP sou­tient lui aus­si les formes de pou­voir auto­nome de la classe ouvrière, les com­mis­sions de tra­vailleurs, élues et révo­cables, organes de la dic­ta­ture du pro­lé­ta­riat. Ce par­ti, refu­sant le rôle de direc­tion des luttes ou d’a­vant-garde diri­giste, se donne pour tâche l’a­na­lyse poli­tique de la situa­tion, et la pro­pa­ga­tion par ses mili­tants des pers­pec­tives révo­lu­tion­naires dans les orga­ni­sa­tions auto­nomes de lutte. Son jour­nal « Revo­lu­çao » donne (comme « Fron­tei­ra » de la LUAR) de nom­breuses infor­ma­tions sur les luttes auto­nomes qui se déroulent dans les entre­prises. Ces deux groupes ont appuyé et aidé à faire connaître les plus avan­cées de ces luttes, comme celle de la TAP, des CTT, de la LISNAVE, etc. Ils sont actuel­le­ment en dis­cus­sion sur le rôle du par­ti par rap­port aux orga­ni­sa­tions de type conseils.]].

Aujourd’­hui les formes d’or­ga­ni­sa­tions ouvrières indé­pen­dantes, CT et CIE, ne sont plus iso­lées au Por­tu­gal. La pour­suite et la radi­ca­li­sa­tion du mou­ve­ment social, l’ins­ta­bi­li­té et l’im­mo­bi­lisme du nou­veau pou­voir, font appa­raître d’autres formes d’or­ga­ni­sa­tion et d’ac­tion directe, au niveau social. Les occu­pa­tions de mai­sons en zones ouvrières, la créa­tion de cli­niques, crèches et écoles « popu­laires » se géné­ra­lisent, affolent la bour­geoi­sie qui à juste titre y voit une atteinte à la pro­prié­té pri­vée, et per­mettent à un nombre chaque fois plus grand de pro­lé­taires d’a­gir direc­te­ment sur le chan­ge­ment de leur propre vie. La pro­li­fé­ra­tion de ces orga­ni­sa­tions et leurs liens avec celles de la pro­duc­tion, ouvrant des pers­pec­tives nou­velles au mou­ve­ment de trans­for­ma­tion radi­cale de la socié­té. Ce sont ces ten­dances que les cama­rades por­tu­gais semblent déce­ler, eux aus­si, dans la phase actuelle du mou­ve­ment social au Por­tu­gal. « En ce moment, l’o­rien­ta­tion qui semble être prise par les tra­vailleurs révo­lu­tion­naires est la sui­vante : for­ma­tion de noyaux de tra­vailleurs, sur les lieux de tra­vail, d’ha­bi­ta­tion, etc., pré­ju­geant les idées d’au­to-orga­ni­sa­tion col­lec­tive ; fédé­ra­tion de ces noyaux, tout en leur conser­vant leur auto­no­mie, de façon à per­mettre l’or­ga­ni­sa­tion de mani­fes­ta­tions de rue et sur­tout de mou­ve­ments de masse dépas­sant les murs de chaque entre­prise. Ces noyaux doivent agir en s’ap­puyant sur les CT réel­le­ment auto­nomes qui existent et en dénon­çant la bureau­cra­ti­sa­tion et les mani­pu­la­tions des par­tis dont les autres sont vic­times. Sur les lieux d’ha­bi­ta­tion, ou de tra­vail, où des CT n’existent pas encore, ces noyaux révo­lu­tion­naires doivent aus­si se for­mer et agir dans le sens de la créa­tion de Com­mis­sions de délé­gués (sur les lieux de tra­vail) et de formes coopé­ra­tives sur les lieux d’ha­bi­ta­tion (crèches avec des res­pon­sables rota­tifs, créa­tion de centres de dis­cus­sion, jour­naux de quar­tier, etc). » [[Com­bate, Édi­to­rial, n° 19, 14 mars 1975.]]

Paris, mars 1975

Post-scrip­tum

19 avril 75 : Ouver­ture du Congrès Natio­nal Pro-Conseils Révo­lu­tion­naires. Il réunit plu­sieurs cen­taines de tra­vailleurs liés à l’or­ga­ni­sa­tion des Com­mis­sions Inter-entre­prises, qui sont à l’o­ri­gine de la mani­fes­ta­tion contre le chô­mage du 7 février 75. Y assistent donc des tra­vailleurs de diverses entre­prises dans tout le pays, ain­si que des mili­taires de diverses uni­tés. Ont été invi­tés tous les par­tis qui se trouvent à la gauche du PS, ain­si que des orga­ni­sa­tions de tra­vailleurs comme l’In­ter­syn­di­cale et la BASE — Front Uni­taire des tra­vailleurs, des repré­sen­tants du COPCON et du Conseil de la Révo­lu­tion, et des orga­ni­sa­tions étran­gères comme Lot­ta Conti­nua d’Italie.

Il s’a­git pour ces tra­vailleurs de faire avan­cer qua­li­ta­ti­ve­ment les luttes sur les lieux de tra­vail, ain­si que de déve­lop­per leur capa­ci­té d’in­ter­ven­tion poli­tique, et d’ap­pré­cier les pro­po­si­tions de créa­tion immé­diate de conseils révo­lu­tion­naires. D’a­près le mani­feste dis­tri­bué, « ces organes, expres­sion du pou­voir de la classe, seront son avant-garde et sa sen­ti­nelle dans la situa­tion poli­tique actuelle, où s’ap­proche le coup déci­sif, ultime recours de la bour­geoi­sie. (…) Ces conseils révo­lu­tion­naires devront avoir des moyens défen­sifs et offen­sifs, y com­pris des armes, afin de pou­voir répondre effi­ca­ce­ment aux attaques de la bour­geoi­sie et conso­li­der le pou­voir du prolétariat. »

L’i­ni­tia­tive de ce congrès pour la créa­tion de conseils révo­lu­tion­naires est née du fait que « la classe ouvrière se trouve divi­sée par suite de l’ac­tion élec­to­ra­liste des par­tis poli­tiques », et de la néces­si­té de s’or­ga­ni­ser dans les entre­prises, les casernes, les immeubles d’habitation.

Dans la plate-forme issue du Congrès, les taches énon­cées sont l’é­lec­tion immé­diate de conseils révo­lu­tion­naires dans tout le pays et l’é­ta­blis­se­ment de rela­tions étroites entre mili­taires et tra­vailleurs révo­lu­tion­naires ; il est affir­mé que « l’af­fron­te­ment avec l’im­pé­ria­lisme est inévi­table à court terme, et que la défaite de celui-ci n’est pas pos­sible avez l’ar­mée qui existe actuel­le­ment ni avec les direc­tions des par­tis poli­tiques, mais qu’elle néces­site « l’or­ga­ni­sa­tion de la classe en armes ». Les conseils révo­lu­tion­naires « ne s’op­posent ni ne se sub­sti­tuent aux com­mis­sions de tra­vailleurs, mais ils consi­dèrent que celles-ci jouent un rôle reven­di­ca­tif et que les conseils révo­lu­tion­naires sont une forme plus avan­cée, direc­te­ment poli­tique, pour la prise du pouvoir ».

Ils se donnent ain­si comme objec­tif : « Orga­ni­ser et armer la classe de toute urgence pour écra­ser le coup d’É­tat réac­tion­naire pro­bable, à l’in­té­rieur comme à l’ex­té­rieur, et s’or­ga­ni­ser pour la prise et l’exer­cice du pou­voir par la classe ; for­ma­tion d’une véri­table armée révo­lu­tion­naire du pro­lé­ta­riat. (…) Les CRT pour­ront deve­nir l’embryon du véri­table par­ti révo­lu­tion­naire qui sera l’a­vant-garde de la classe dans la construc­tion du socia­lisme ; s’emparer, pro­gres­si­ve­ment, du contrôle de l’ad­mi­nis­tra­tion, de la ges­tion et de la direc­tion dans les entre­prises, les champs et les casernes. Chaque conseil révo­lu­tion­naire doit défi­nir en chaque lieu des objec­tifs concrets et immé­diats. (…) Les CRT au pou­voir auront pour tâche : la pla­ni­fi­ca­tion socia­liste de l’é­co­no­mie, qui s’op­pose à l’au­to­ges­tion dans la libre concur­rence et au capi­ta­lisme d’É­tat. La révo­lu­tion cultu­relle et tout un plan social de pro­fonde modi­fi­ca­tion des struc­tures éco­no­miques, sociales et poli­tiques, pour la construc­tion d’une socié­té com­mu­niste par la dic­ta­ture du pro­lé­ta­riat ». (A Capi­tal, 19 et 20 avril 75.)

Ces Conseils révo­lu­tion­naires de tra­vailleurs, Sol­dats et Marins (CRTSM) se sont réunis une nou­velle fois le 11 mai 75 à Por­to, pour ana­ly­ser la situa­tion, dis­cu­ter leurs objec­tifs et élire un secré­ta­riat. Le docu­ment final réaf­firme que les CRTSM doivent être élus en assem­blée géné­rale (d’en­tre­prise, d’u­ni­té, ou de sec­tion, ou de com­pa­gnie) ; être contrô­lés par ces assem­blées géné­rales dont ils doivent exé­cu­ter les réso­lu­tions et aux­quelles ils doivent rendre des comptes.

Remarques à propos du texte de « Combate »

« Déve­lop­pe­ment des Com­mis­sions dans un sens Révolutionnaire »

S’il est vrai que « la bour­geoi­sie essaie de sépa­rer le mou­ve­ment ouvrier par pays et d’empêcher que les tra­vailleurs por­tu­gais connaissent l’ex­pé­rience de lutte des tra­vailleurs d’autres régions », il me paraît cepen­dant que les cama­rades s’illu­sionnent un peu sur ces autres expé­riences concer­nant les com­mis­sions de travailleurs.

Les ouvriers ont sou­vent fait écla­ter le pou­voir en de mul­tiples com­mis­sions ; dire que ces com­mis­sions n’é­taient pas défi­ni­tives et pas char­gées de tout le tra­vail exé­cu­tif est peut-être abusif.

Je crois que les cama­rades pensent par­ti­cu­liè­re­ment à la France et à l’Italie.

En Ita­lie, les « com­mis­sions par­ti­cu­lières » (p. ex. chez Alfa-Roméo ou à la Sie­mens) se sont for­mées sur des aspects bien défi­nis de la lutte : com­mis­sion « cadences », com­mis­sion « sécu­ri­té », com­mis­sion « hygiène » ; elles per­mettent, certes, une par­ti­ci­pa­tion active d’un plus grand nombre d’ou­vriers, mais sur­tout pour four­nir des infor­ma­tions à un orga­nisme plus per­ma­nent, plus cen­tral, que sont les com­mis­sions internes ou les conseils d’u­sine ; le plus sou­vent elles ne pèsent pas d’un poids réel sur la lutte sinon au tout début du conflit ; elles inter­viennent par­fois direc­te­ment avec les ouvriers concer­nés, mais plus pour « contrô­ler » ou faire appa­raître un nou­veau pro­blème (ce qui est déjà beau­coup !) que pour se situer au niveau de la stra­té­gie d’en­semble concer­nant l’en­tre­prise ou la branche d’in­dus­trie. Ce sont fina­le­ment des ins­ti­tu­tions péri­phé­riques, témoi­gnant d’une pas­si­vi­té moins grande, peut-être d’une démo­cra­tie plus réelle, mais qui ne dimi­nuent que fort peu la dis­tance qui existe entre l’en­semble des ouvriers en lutte et les ins­tances de négo­cia­tions où s’é­la­bore la stra­té­gie. Elles servent aus­si de lieu de « recru­te­ment » des élé­ments les plus actifs, pour ali­men­ter en mili­tants moins cou­pés de la base les­dites ins­ti­tu­tions cen­trales. Le pro­blème est que, comme le remarquent les cama­rades de « Com­bate », ils se coupent très vite à par­tir de ce moment-là.

L’exemple fran­çais (Lip, ORTF, 22 mars…) montre que ces « com­mis­sions », même si elles sont ouvertes, sont consti­tuées d’un noyau fixe de gens qui lui, ne varie guère. Ils deviennent vite des spé­cia­listes (rela­tions exté­rieures, ravi­taille­ment, ani­ma­tion, etc.) qui mettent en place des méca­nismes de fonc­tion­ne­ment qu’il est dif­fi­cile de remettre en cause au nom de l’ef­fi­ca­ci­té (on ne peut « perdre de temps à mettre sur pied un autre fonc­tion­ne­ment »), et sans por­ter atteinte à « l’in­té­gri­té », à la bonne foi des cama­rades qui ont assu­mé la fonc­tion. Sou­vent, les méca­nismes de ges­tion de ces com­mis­sions sont incons­ciem­ment faits pour que per­sonne ne puisse y péné­trer ; et c’est « bien nor­mal » tant le rap­port de proxi­mi­té que res­sent celui qui le met en place, tranche avec « l’ir­res­pon­sa­bi­li­té » et « l’é­loi­gne­ment » habi­tuel dans le tra­vail. Bref, le pro­blème est très com­pli­qué, mais je pense que dans ce domaine aus­si, les tra­vailleurs doivent s’en tenir à leur propre expé­rience plu­tôt que de cher­cher ailleurs des solu­tions (à des pro­blèmes réels) qui n’ont peut-être pas été trouvées.

La note 8 du texte de « Com­bate » nous apprend qu’à la Sogan­tal, les com­mis­sions ont réel­le­ment « tourné ».

C’est le seul exemple, si cela est vrai, que je connaisse. La Sogan­tal, c’est au Por­tu­gal ! Il y a eu cer­tai­ne­ment d’autres cas sem­blables ailleurs, et il serait inté­res­sant de les connaître, de savoir « com­ment ça a fonc­tion­né réel­le­ment » et d’ou­vrir un dos­sier là-dessus.

Mar­tin

La Presse Anarchiste