La Presse Anarchiste

Prélude à une réflexion sur le terrorisme

Dans le film « Nada », le héros tra­qué écrit : « Le ter­ro­risme d’É­tat et le ter­ro­risme révo­lu­tion­naire sont les deux mâchoires du même piège à cons ». Autre­ment dit, le ter­ro­risme révo­lu­tion­naire s’ins­crit-il dans la fas­ci­na­tion du pou­voir d’É­tat ? Est-il pro­gram­mé par les méthodes coer­ci­tives de ce der­nier dont il ne serait que le pâle reje­ton voué à l’é­chec ? L’en­li­se­ment dans des convic­tions vague­ment social-démo­crates selon les­quelles tout manie­ment mino­ri­taire de la vio­lence est néces­sai­re­ment fas­ci­sant est le pre­mier obs­tacle à lever lors­qu’on aborde ce sujet. La lutte directe contre l’ap­pa­reil d’É­tat est un ter­rain fécond de résis­tance de tout ordre qui agresse les indi­vi­dus que nous sommes dans leur tran­quilli­té quo­ti­dienne et dans leur volon­té de puis­sance (je ne dis pas leur désir de pou­voir). Les évi­dentes dif­fi­cul­tés de ce type d’en­tre­prise ajou­tées aux ver­tiges de la trans­gres­sion de la loi plus ou moins pro­fon­dé­ment res­sen­tie font qu’un silence épais entoure ces pas­sages à l’acte. Pré­cau­tion certes, mais il y a dans cette dif­fi­cul­té de par­ler quelque chose d’autre, comme si dans ce domaine l’acte et la parole s’ex­cluaient défi­ni­ti­ve­ment. Et c’est jus­te­ment pour cou­per dans cet enchaî­ne­ment que nous consa­crons ce numé­ro de La Lan­terne à la vio­lence. Le poids du silence est un lourd tri­but payé à l’ap­pa­reil d’É­tat. Et le corps brut et écla­té des actes est un lan­gage plein de trous et de dis­con­ti­nui­tés. Ne pas fan­tas­mer un sujet de l’his­toire qui donne un sens qui réuni­fie ce puzzle déchi­que­té est une entre­prise dif­fi­cile pour un indi­vi­du, entre­prise qui confine peut-être à la folie. L’ar­ti­cu­la­tion entre incons­cient indi­vi­duel et incons­cient col­lec­tif est la ques­tion cen­trale de cette démarche. Il s’a­git de savoir com­ment l’ir­rup­tion d’actes vio­lents agis par de petits groupes est un relais aux formes incons­cientes du social et com­ment le mar­xisme dans sa lec­ture pro­gres­siste des choses a dénié à l’his­toire ses coups de force.

« Mais même pour expli­quer l’as­su­jet­tis­se­ment de l’homme au ser­vice d’es­clave sous sa forme la plus moderne, le tra­vail sala­rié, nous ne pou­vons faire inter­ve­nir ni la vio­lence, ni la pro­prié­té fon­dée sur la vio­lence. Nous avons déjà men­tion­né le rôle que joue dans la dis­so­lu­tion de la com­mu­nau­té antique, donc dans la géné­ra­li­sa­tion directe ou indi­recte de la pro­prié­té pri­vée, la trans­for­ma­tion des pro­duits du tra­vail en mar­chan­dises, leur pro­duc­tion non pour la consom­ma­tion per­son­nelle mais pour l’é­change. Tout le pro­ces­sus s’ex­plique par des causes pure­ment éco­no­miques, sans qu’il ait été besoin d’a­voir recours une seule fois au vol, à la vio­lence, à l’É­tat ou à quelque ingé­rence poli­tique. La pro­prié­té fon­dée sur la vio­lence ne s’a­vère ici encore que comme une rodo­mon­tade des­ti­née à cacher l’in­com­pré­hen­sion du cours réel des choses ».

[/​ [[Le rôle de la vio­lence dans l’his­toire. Engels, Ed. Soc. p. 22.]]/]

Autre­ment dit, ce qui nous appa­raît comme une situa­tion de vio­lence-type s’ex­plique par l’é­co­no­mique et du même coup la « révo­lu­tion socia­liste » ne peut se com­prendre que dans l’u­ni­té de ce sens. La révo­lu­tion comme cas­sure, rup­ture ne s’en­re­gistre comme telle que dans un axe cen­tral de réfé­rence : l’é­co­no­mie. Pen­ser la révo­lu­tion dans sa dis­per­sion, sa mul­ti­pli­ci­té la plus radi­cale est une entre­prise de dis­so­lu­tion de toutes les repré­sen­ta­tions. C’est la mort du sujet de l’his­toire, le pro­lé­ta­riat. l’É­tat socia­liste contre l’É­tat bour­geois, la dic­ta­ture du pro­lé­ta­riat contre la tyran­nie de la classe domi­nante. Cette bipo­la­ri­té éclate dans une infi­ni­té de fonc­tion­ne­ments ; et on ne peut pas davan­tage dire que le temps éco­no­mique résume le temps de l’his­toire, pas plus que le temps de l’É­tat avec sa machine enre­gis­treuse à impôts est le temps de l’his­toire. Il faut en finir avec une pen­sée dua­liste qui veut d’une part un État, de l’autre un sujet agis­sant à des moments pri­vi­lé­giés comme un être conscient et ration­nel. L’acte violent qui s’en prend direc­te­ment aux struc­tures répres­sives de l’É­tat bien qu’il soit dû dans sa ponc­tua­li­té à une déci­sion indi­vi­duelle fait néan­moins par­tie d’une constel­la­tion. L’op­po­si­tion qu’on fait entre vio­lence de masse et vio­lence indi­vi­duelle (ou d’un petit groupe) ne rend pas compte de cette dimen­sion de l’his­toire à laquelle s’a­dresse pré­ci­sé­ment l’acte dit ter­ro­riste — on pour­rait dire de façon impropre l’i­ma­gi­naire, le sym­bo­lique, le champ col­lec­tif des dési­rs, une longue durée qui éta­lonne autre­ment le temps et l’es­pace. Le temps déri­soire des coups d’É­tat, des évé­ne­ments, des cycles éco­no­miques s’est avé­ré impuis­sant à expli­quer l’é­mer­gence des phé­no­mènes tels que le fas­cisme. REICH, avec une grille concep­tuelle qu’il emprunte à l’ar­se­nal psy­cha­na­ly­tique, s’est effor­cé d’ex­plo­rer ce champ. Le rôle de la mère. la struc­ture de la famille, l’im­pact des sigles, telles ont été les diverses sources d’in­ter­pré­ta­tion. Serge TCHAKHOTINE dans « Le viol des foules » emprunte aux méthodes de PAVLOV ses hypo­thèses théo­riques pour explo­rer « Le psy­chisme des masses » dociles à la mani­pu­la­tion. Tout est une affaire de mise en scène et la vic­toire des « rouges » à Pétro­grad du 5 mars 1917 fut le fait d’un vaste bluff, pas au sens machia­vé­lique du terme, mais au sens machi­nique. Une foule élec­tri­sée était en attente de Dieu sait quoi, l’ar­ri­vée spec­ta­cu­laire des « troupes rouges » com­bla cette scène déserte. Le coup de force n’est pas opé­ré dans le champ d’une effi­ca­ci­té tan­gible, mais à un autre niveau, pré­ci­sé­ment celui que tra­vaille l’acte dit terroriste.

Il est cou­rant de consta­ter que les masses sont mou­ton­nières et qu’une bombe en appelle une autre, comme une épi­dé­mie, comme une nou­velle peste dont les ani­maux ne seraient plus malades, ― un fléau salu­taire qui ne sous­trai­rait rien aux membres atteints, défi­ni­tifs et contem­po­rains à la vie. (Voir ARTAUD, Le théâtre et son double). Car l’acte ter­ro­riste est sou­vent insou­te­nable à ce pro­pos ; il contem­po­ra­néise mort et vie dans une rela­tion de presque simul­ta­néi­té. À ce niveau de géné­ra­li­té qui prend l’acte ter­ro­riste en soi comme un phé­no­mène pur, on peut poser la sacro-sainte ques­tion : qu’est-ce qui dif­fé­ren­cie un acte ter­ro­riste « fas­ciste » d’une action qui se veut révo­lu­tion­naire ? Quel cri­tère rete­nir ? Pro­vo­ca­tion poli­cière ou pas ? La pro­fonde ambi­va­lence du manie­ment de la vio­lence brouille les cartes et on peut se livrer à une quête de véri­té sur tel ou tel fait. L’O­kh­ra­na (police tsa­riste) avait contac­té pour ses propres ser­vices des ter­ro­ristes au coeur des foyers sub­ver­sifs de l’é­poque (aux envi­rons de 1895) dont la sin­gu­la­ri­té psy­cho­lo­gique les ame­na à ser­vir les deux causes : la Révo­lu­tion et celle de l’É­tat. MALINOVSKY était un pro­vo­ca­teur, GAPONE aus­si… L’acte ter­ro­riste est par défi­ni­tion vide ou plein car la mort est son conte­nu. Quant à éva­luer son impact pour savoir s’il a été juste ou non, c’est s’é­ri­ger en mage déri­soire de l’his­toire. Pour ma part c’est une affaire de posi­tion­ne­ment, de coor­don­nées. Si nous ne disons pas que d’une part il y a l’É­tat, de l’autre un sujet glo­bal de l’his­toire, mais bien des for­ma­tions de pou­voir, on peut pen­ser la Révo­lu­tion non pas en terme de rup­ture d’un bloc, mais comme une émer­gence d’autres for­ma­tions de pou­voir, de groupes sujets qui se don­ne­raient leurs propres lois. Par exemple, ce n’est pas le fonc­tion­ne­ment de l’ar­mée de MAKHNO, ou le mes­sage qu’il espé­rait faire pas­ser, qui la dif­fé­ren­ciait des bol­che­viques mais bien sa course folle à tra­vers l’U­kraine. La machine éta­tique, ça se fixe, ça qua­drille un ter­ri­toire… quoi ! Il se trouve que MAKHNO ne cher­chait pas à inves­tir les vil­lages qu’il libérait…

Les noyaux éner­gé­tiques que peuvent être les groupes ter­ro­ristes, quels rap­ports entre­tiennent-ils avec le pou­voir cen­tral, la machine d’É­tat. ― Presque une affaire de carte ! Les ana­lyses de gauche qui battent en brèche les posi­tions huma­nistes amal­ga­mant avec hor­reur le ter­ro­riste pales­ti­nien à un vul­gaire poseur de bombes, volent à leur tour en éclat si nous nous livrons à ce type de lec­ture. Le ter­ro­risme pales­ti­nien se consti­tue comme vis-à-vis de l’É­tat reli­gieux d’Is­raël et ne vise qu’à la for­ma­tion d’un nou­vel État. Par contre, dans l’af­faire SUAREZ la prise d’o­tage ne ren­voie qu’à sa propre réa­li­té. Il est pos­sible d’en­le­ver un ban­quier, d’es­cro­quer 300 briques à une banque, cela ne s’ins­crit nul­le­ment dans une stra­té­gie de prise de pou­voir, mais dans la mise à jour d’une pos­si­bi­li­té. Que les 300 briques, ce soit mal de les prendre, car ce sont les éco­no­mies d’ou­vriers por­tu­gais et que dans la conjonc­ture actuelle cela fait recu­ler la révo­lu­tion : voi­là une paro­die sou­vent enten­due de stra­té­gie qui ren­voie à coup sûr à une rai­son supé­rieure : l’in­té­rêt de l’État.

Les pri­sons nous ont appris les effets néga­tifs du manie­ment de la peur, de l’i­so­le­ment. Les immenses pers­pec­tives qui s’ouvrent devant les méthodes scien­ti­fiques qu’emploie la répres­sion pour décé­ré­brer l’in­cons­cient (les nou­velles méthodes d’emprisonnement, iso­la­tion com­plète où l’in­di­vi­du ne per­çoit plus rien, pas même ses propres bruits) nous donne peut-être à rebours un indice sur les poten­tia­li­tés de ces registres.

Affaire à suivre.

Alber­tine disparue 

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