La Presse Anarchiste

Vietnam : Quelle victoire ?

Depuis 50 ans, les paysans viet­namiens sont en état d’in­sur­rec­tion per­ma­nente con­tre le féo­dal­isme agraire, con­tre les impéri­al­ismes japon­ais, français, puis améri­cain. La lutte con­tin­uera-t-elle con­tre la nou­velle dom­i­na­tion bureau­crati­co-mil­i­taire qui est en train de se met­tre en place ? C’est peu prob­a­ble pour l’in­stant, car une chose est cer­taine, c’est que les Viet­namiens en ont marre de la guerre, et que d’autre part, les nou­veaux maîtres ont su « incar­n­er » ces révoltes, aux yeux des paysans, sous les traits du Viet-cong, d’abord, du FNL ensuite, du GRP enfin.

Qui sont ces nou­veaux maîtres ? [[Voir Noir et rouge n° 39, pages 9 et 10, dont une par­tie de l’ar­ti­cle est repris ici.]]

En 1935, le par­ti com­mu­niste indochi­nois (PCI), qui soute­nait les révoltes, aban­donne le mot d’or­dre « à bas l’im­péri­al­isme français », ain­si que la lutte pour l’indépen­dance, suiv­ant ain­si le virage du Kom­intern (Inter­na­tionale de Moscou) qui pré­conise la tac­tique de front populaire.

À Yal­ta, en 1945, Roo­sevelt, intéressé par l’In­do­chine dans le cadre du partage du monde, pro­pose de « rem­plac­er » la présence française par une occu­pa­tion inter­na­tionale (c’est-à-dire surtout améri­caine). Staline accepte.

En mars 1945, l’ar­mée japon­aise s’empare des gar­nisons français­es sans aucun prob­lème car le gou­verne­ment améri­cain refuse son aide ; le Japon proclame « l’In­do­chine indépen­dante », tout en main­tenant son occupation.

Au moment de la débâ­cle alle­mande et japon­aise, le PCI, tou­jours fidèle à Moscou et aux accords de Yal­ta, pré­pare sur le ter­rain l’oc­cu­pa­tion du pays par les alliés ; un bel exem­ple de divi­sion inter­na­tionale du tra­vail entre les blocs : améri­cains et anglais libèrent le sud, Ho Chi Minh et le Viet Cong s’empare du Nord avec Hanoï. Les seules con­tra­dic­tions sont entre les impéri­al­ismes français et améri­cains pour établir leur hégé­monie ; les Français sont les plus « habiles » et les plus rapi­des, et, sous l’œil bien­veil­lant de Staline, ils déclar­ent l’In­do­chine indépen­dante et s’en­ga­gent à retir­er leurs troupes, très peu nom­breuses à l’époque, dans les cinq ans. (Jamais un pays n’au­ra été autant de fois déclaré indépen­dant !). L’URSS exulte : Yal­ta est respec­té et qui mieux est, au prof­it d’un « allié » plus faible que les États-Unis eux-mêmes.

Pen­dant ce temps, et dans la même ligne, l’on­cle Ho et le Viet­cong se ren­for­cent dans le nord, mais pas pour faire la révo­lu­tion : l’In­do­chine fait par­tie du camp occi­den­tal et il ne saurait être ques­tion ni de révo­lu­tion sociale ni même d’indépen­dance ; les révo­lu­tion­naires et les nation­al­istes vont l’ap­pren­dre à leurs dépens : ils vont être sys­té­ma­tique­ment assas­s­inés, déportés, pour­suiv­is (en par­ti­c­uli­er les trot­skystes, ce qui n’empêche pas Kriv­ine de chanter les louanges de Ho, avant et après sa mort) ; on ne s’op­pose pas impuné­ment à la restruc­tura­tion du monde telle que les blocs la désirent !

Ensuite, et bien, le PCI sou­tient la mise en place du fan­toche pro-français Bao Dai, comme « sym­bole de notre désir de rester dans le cadre de l’U­nion française », Ho Chi Minh appelle les pop­u­la­tions à pavois­er pour le retour des Français ; mais ceux-ci, qui n’ac­cor­dent qu’une con­fi­ance lim­itée aux com­mu­nistes pour rétablir l’or­dre dans le pays, bom­bar­dent Haïphong le 24 juil­let 1946 pour intimider et réduire toute ten­ta­tive de rébel­lion du PCI. En fait, l’en­ne­mi, ce sont les nation­al­istes et non les com­mu­nistes. La dif­férence va très vite s’estom­per quand les com­mu­nistes, libérés par la révo­lu­tion chi­noise et par la nou­velle poli­tique stal­in­i­enne de la « guerre froide » pour­ront « absorber » la plus grande par­tie des nation­al­istes, de gré ou de force, pour ne pas se couper d’un mou­ve­ment irré­ductible. Mais il fau­dra pour cela atten­dre 1947 !

On a donc vu que ceux qui ont mené la guerre con­tre les Français d’abord, puis con­tre les Améri­cains sont les mêmes qui les ont instal­lés en Indo­chine ; tou­jours et jusqu’aux derniers événe­ments, c’est la poli­tique des blocs, les raisons d’É­tat des deux « grands » puis du troisième (la Chine), qui vont établir les règles du jeu de la poli­tique en Indo­chine et ce, en se ser­vant d’au­then­tiques révoltes paysannes et par­fois même ouvrières ; jamais les impéri­al­istes, les bureau­crates, les politi­ciens, les mil­i­taires n’au­ront exploité davan­tage les poten­tial­ités de révolte de toute une pop­u­la­tion pen­dant aus­si longtemps !

Après une longue guerre, les Français sont chas­sés pour tou­jours de l’In­do­chine, sous l’œil atten­tif des USA, qui vont pren­dre le relais, avec l’ac­cord tacite de l’URSS (la Chine n’est pas encore assez puis­sante pour peser d’un poids quelconque).

La guerre con­tre l’im­péri­al­isme améri­cain va être menée sous la direc­tion du gou­verne­ment de la RDVN, et par l’ar­mée de libéra­tion nationale dont l’or­gan­i­sa­tion poli­tique est le FNL.

Com­ment ces forces conçoivent-elles le socialisme ?

Une société militarisée

La République du Nord Viet-Nam, compte env­i­ron 16 mil­lions d’habi­tants dont 13 mil­lions de paysans et seule­ment 1 ou 2 mil­lions d’ou­vri­ers. Le pou­voir, c’est-à-dire le PCI, a comme out­il prin­ci­pal de gou­verne­ment, l’ar­mée ; c’est elle qui, sous cou­vert de défense du ter­ri­toire, inter­vient dans la vie économique et sociale pour la mise en place des « réformes ».

À pro­pos de l’ar­mée, Giap a dit :

« Il faut éviter les effets de l’idéolo­gie petite bour­geoise (les paysans) dans l’ar­mée en ren­forçant l’idéolo­gie pro­lé­tari­enne par le main­tient du rôle dom­i­nant des cel­lules du par­ti en son sein ».

Le pro­pos est cocasse si l’on sait que l’ar­mée est com­posée à 90 % de paysans.

Les véri­ta­bles maîtres sont donc bien les 10 % restant, les bureau­crates, les spé­cial­istes, les poli­tiques, venus de la ville, qui eux, représen­tent l’idéolo­gie prolétarienne.

C’est cette minorité, presque tous cadres du PCI qui vont pro­mou­voir et faire appli­quer la réforme agraire, de 1953 à 1956.

800 000 ha dis­tribués à 2 mil­lions de foy­ers (env­i­ron 8 mil­lions de per­son­nes), soit 1/3 d’ha env­i­ron par famille paysanne, ce qui est évidem­ment très peu, et cor­re­spond juste aux néces­sités d’une économie de guerre dans ces régions ; une auto sub­sis­tance min­i­male per­me­t­tant de con­cen­tr­er l’ef­fort sur la pro­duc­tion indus­trielle et militaire.

Mais la réforme agraire, c’est aus­si la pos­si­bil­ité pour l’ar­mée et le pou­voir cen­tral, c’est-à-dire pour la ville, de con­trôler la cam­pagne : venue sur place de mil­i­taires et de mil­i­tants pour « encadr­er » la mise en place de la réforme, cela sous cou­vert de lutte con­tre les « dif­férences », de « com­préhen­sion mutuelle » etc.

Une par­tie des grands féo­daux se trou­vent ain­si élim­inés (sauf ceux qui sont d’une quel­conque util­ité au régime) mais pas les paysans rich­es, dans la mesure où le principe de base est l’al­liance de toutes les couch­es de la pop­u­la­tion con­tre l’im­péri­al­isme et « pour la con­struc­tion du social­isme » (sic).

Une extrême pau­vreté demeure jusqu’en 1957, date à laque­lle les dirigeants font leur aut­o­cri­tique, et met­tent en place la « coopéra­tion agri­cole », étape qui cor­re­spond à un effort de guerre donc de con­trôle sur les populations.

En 1960, déjà 90 % des paysans sont regroupés dans ces « coopéra­tions » qui fonc­tion­nent sur le principe « d’équipes d’en­traide » entre familles, mais rémunérés par celui qui la reçoit, soit immé­di­ate­ment, soit par le biais d’une dette non pas en ser­vice, mais en argent ou en biens, de telle sorte que l’en­det­te­ment rede­vient une car­ac­téris­tique pour une par­tie des paysans.

La pro­duc­tion n’aug­mente que faible­ment (153 000 tonnes de pad­dy — base de l’al­i­men­ta­tion — pro­duits en 1956 con­tre 130 000 tonnes en 1939).

En 1962, une coopéra­tive compte en moyenne une ving­taine de cadres sans compter les mil­i­taires instal­lés sur place ; ce sont eux qui sont la base de l’ad­min­is­tra­tion locale, et c’est ce sys­tème qui se met en place au sud dans les « zones libérées ».

Les réformes agraires au Nord ont sim­ple­ment per­mis une sorte d’équili­bre entre l’ef­fort de guerre et les besoins min­i­maux de sub­sis­tance d’une pop­u­la­tion habituée à la dis­ette ; mais après tout, le paysan ne crève plus de faim en URSS, en Algérie, en Espagne, et ce n’est pas une preuve que les rap­ports d’ex­ploita­tion aient changé d’une manière quelconque.

Au Sud : Le FNL a tou­jours déclaré que son but était la con­sti­tu­tion d’un État indépen­dant, démoc­ra­tique, paci­fique et neu­tre. L’analyse de base étant qu’il n’ex­iste au Viet­nam que des féo­daux et des impéri­al­istes, mais pas de class­es dom­i­nantes ou class­es aspi­rant à le devenir (il n’est guère pos­si­ble de le recon­naître quand il s’ag­it de soi-même).

« Notre objec­tif est d’in­stau­r­er au sud Viet­nam un gou­verne­ment d’u­nion nationale et démoc­ra­tique réu­nis­sant les représen­tants de toutes les couch­es sociales, de toutes les con­fes­sions, des par­tis poli­tiques et des nota­bil­ités patriotiques. »

« Il fau­dra réalis­er une réduc­tion de la rente fon­cière là où les con­di­tions de la réforme agraire ne seront pas réunies. »

« L’É­tat encour­agera la bour­geoisie indus­trielle et com­merçante à con­tribuer au développe­ment de l’in­dus­trie et de l’artisanat. »

« Le front s’en­gage à respecter les droits de pro­priété légitimes des ter­res de l’église, de la pagode, et du peu­ple caodaïste. »

(c’est prob­a­ble­ment ce qu’on appelle des con­di­tions non réu­nies pour la réforme agraire).

Ain­si par­lait le FNL avant sa victoire.

Cette poli­tique, oppor­tuniste et réal­iste, indique bien que les vain­queurs de la guerre, ce sont bien les com­posantes d’une néo-bour­geoise qui ne manque jamais, dans les guer­res de libéra­tion nationale, de s’ap­puy­er sur les révoltes paysannes, pour s’oc­troy­er ce qu’on leur refusait.

En fait, sur le plan poli­tique, c’est cette « néo-bour­geoisie » (petite bour­geoisie) qui est l’en­jeu du con­flit Est-Ouest au Viet­nam. Elle serait sor­tie de toute façon vic­to­rieuse du con­flit, mais sous quelle couleur : Est ou Ouest ?

Elle est com­posée de com­merçants, d’é­tu­di­ants de l’op­po­si­tion boud­dhiste, de cadres du FNL. Voyons com­ment ces mêmes couch­es petite-bour­geois­es se sont emparées du pou­voir au Viet­nam du Nord : c’est une armée insur­rec­tion­nelle qui a brisé la dom­i­na­tion du féo­dal­isme agraire et de ses alliés, et c’est cette armée qui a con­sti­tué le creuset où a com­mencé à s’éla­bor­er la nou­velle classe dom­i­nante. L’ap­pari­tion et le développe­ment de cette armée ont été à la fois l’ex­pres­sion des révoltes agraires et d’une muta­tion sociale des couch­es petites bour­geois­es. Celles-ci, faute de pou­voir se dévelop­per comme classe bour­geoise, ont pris la direc­tion de la guerre des paysans, se sont con­sti­tuées en appareil politi­co-mil­i­taire et ont trou­vé dans l’idéolo­gie stal­in­i­enne le mod­èle de la restruc­tura­tion de la société leur per­me­t­tant de devenir la classe dom­i­nante qu’elles n’avaient pas pu être dans le cadre féodal-bourgeois.

La méta­mor­phose bureau­cra­tique des couch­es petite-bour­geois­es dans les pays sous-dévelop­pés s’est déjà opérée suiv­ant plusieurs vari­antes con­crètes. En Chine et au Viet­nam, les insur­rec­tions de la paysan­ner­ie con­tre le féo­dal­isme se sont don­nées comme appareil dirigeant le PC. Celui-ci a con­sti­tué le noy­au autour duquel s’est organ­isée au cours des mêmes com­bats de « libéra­tion sociale et nationale » une nou­velle couche dirigeante. Celle-ci s’est dévelop­pée en s’a­mal­ga­mant des élé­ments d’ex­trac­tions sociales très divers­es : un nom­bre infime d’ou­vri­ers con­traints par la répres­sion de quit­ter l’u­sine pour le maquis, des cadres paysans, des étudiants.

La défaite améri­caine n’en est finale­ment pas une, dans la mesure où ce n’est pas une autre forme de rap­ports soci­aux qui tri­om­phent, mais bien la con­tin­u­a­tion de l’ex­ploita­tion de l’homme par l’homme sous une forme qui con­vient peut être mieux aux esprits « tatil­lons » de certains.

La force de frappe améri­caine est intacte, et ce sont, dans un avenir peut-être proche, les peu­ples d’Amérique latine (ou du Por­tu­gal, de la Grèce, de l’I­tal­ie, de la France) qui fer­ont les frais d’une guerre qui ne rap­por­tait plus rien aux USA après avoir per­mis de 1961 à 1967 de relancer l’é­conomie, dans une péri­ode mon­di­ale de réces­sion, par des com­man­des mas­sives aux indus­tries de pointe (aéro­nau­tique, électronique…).

Mar­tin


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