La Presse Anarchiste

La grève des graveurs et guillocheurs

La Socié­té des ouvriers gra­veurs et guillo­cheurs de la Chaux-de-Fonds, ayant deman­dé aux patrons de cette loca­li­té une aug­men­ta­tion de 20 % et ne l’ayant obte­nue que de quelques-uns d’en­tr’eux, a dû se mettre en grève. Cette grève avait été au préa­lable approu­vée par la Fédé­ra­tion des gra­veurs, dont nous avons expli­qué dans notre n° 3 la puis­sante organisation.

La lutte dure depuis plus de trois semaines, et on ne peut encore pré­voir com­ment elle se ter­mi­ne­ra. Le peu d’es­pace dont nous dis­po­sons ne nous per­met pas d’en racon­ter toutes les péri­pé­ties ; nous extrai­rons seule­ment des cir­cu­laires du Comi­té cen­tral des gra­veurs, qui nous sont com­mu­ni­quées, quelques détails intéressants.

Extrait d’une cir­cu­laire en date du 18 avril :

« Sur plus de 300 membres en grève au com­men­ce­ment de la lutte, il y en a une cen­taine qui tra­vaillent actuel­le­ment dans les 25 ate­liers qui ont adhé­ré à l’aug­men­ta­tion du 20 %. Plus de 70 de nos chers col­lègues nous ont quit­tés pour aller dans d’autres loca­li­tés. Nous res­tons donc en grève à peu près 130 ouvriers, tous déci­dés à tenir éner­gi­que­ment jus­qu’au bout, c’est-à-dire jus­qu’à la victoire.

« Les patrons, depuis la décla­ra­tion de grève, ont pris diverses mesures pour nous com­battre. D’a­bord, ils se sont adres­sés aux patrons adhé­rents pour les invi­ter à reti­rer la signa­ture qu’ils nous ont don­née. Vous admi­re­rez avec nous la loyau­té de cette démarche. Heu­reu­se­ment que les patrons nos amis ont été plus loyaux que nos adver­saires et ont main­te­nu fer­me­ment leurs adhé­sions, sauf trois qui ont eu l’im­pu­dence de la reti­rer. Il reste actuel­le­ment 25 patrons adhé­rents, contre un chiffre de 45 à peu près qui sont contre nous ; nous ne comp­tons pas de soi-disant patrons qui n’ont pas d’ouvriers.

« Ensuite, les patrons ont envoyé des délé­gués auprès des patrons des autres loca­li­tés pour les invi­ter à ne point prendre d’ou­vriers en grève. Au Locle, ils n’ont réus­si que très par­tiel­le­ment. Au val­lon de Saint-Imier et à Genève, ils ont com­plè­te­ment échoué, grâce à l’éner­gie et à l’ac­ti­vi­té des ouvriers. Nous croyons que dans les autres loca­li­tés ils n’ont pas eu plus de suc­cès ; nous prions toutes les sec­tions de nous ren­sei­gner à ce sujet.

« Ils ont fait un autre tra­vail qui les couvre de honte : ils ont envoyé à tous les fabri­cants d’hor­lo­ge­rie de notre ville une cir­cu­laire pour les invi­ter à s’en­ga­ger par leur signa­ture à ne point don­ner d’ou­vrage aux patrons qui ont adhé­ré. Les patrons disent que 450 fabri­cants ont sous­crit à cet enga­ge­ment ; nous ne savons si c’est vrai, mais il est cer­tain que, sauf un seul ate­lier, tous les adhé­rents ont plus d’ou­vrage qu’ils n’en peuvent faire, —de sorte que leur cir­cu­laire ne leur a rap­por­té que la  honte et la répro­ba­tion.

« Enfin, ils ont réso­lu de dis­soudre notre socié­té ; ils veulent la faire sau­ter, comme ils disent, et ils ne nous rece­vront de nou­veau dans leurs ate­liers qu’à la condi­tion de n’être plus membres de notre socié­té. Nous n’a­vons pas besoin d’a­jou­ter de com­men­taires ; vous devez sen­tir plus que jamais que c’est une lutte à mort, dont nous devons abso­lu­ment sor­tir vic­to­rieux, coûte que coûte.

« À bout de res­sources, ils ont déci­dé de faire venir du can­ton de Gla­ris des gra­veurs de molettes ; il en est effec­ti­ve­ment arri­vé quelques-uns, qui sont déjà repar­tis, vu qu’ils auraient dû faire un tout nou­vel apprentissage.

« Enfin, dans le Natio­nal d’hier mer­cre­di, ils demandent en bloc 40 à 50 appren­tis gra­veurs et guillo­cheurs. Grand bien leur fasse ! La grève sera finie depuis long­temps, quand ces appren­tis pour­ront faire seule­ment du mille-feuilles… »

Extrait d’une lettre au Comité jurassien, en date du 20 avril :

« Chers amis,

« Depuis notre 7e cir­cu­laire (du 18 avril), la sec­tion de la Chaux-de-Fonds n’a pas reçu moins de trois offres d’ar­bi­trage, savoir : de la part d’un citoyen, chef d’un grand ate­lier de mon­teur de boites ; de la Socié­té com­mer­ciale et indus­trielle ; enfin, du Conseil municipal.

«   L’offre de la Socié­té com­mer­ciale et indus­trielle a été accep­tée, de sorte que la semaine pro­chaine com­men­ce­ront les trac­ta­tions. Nous n’o­sons pas trop espé­rer que cet arbi­trage pro­duise une heu­reuse solu­tion, car les patrons sont tou­jours plus achar­nés contre nous, et nous, de notre côté, nous ne pou­vons rien céder ; nous sommes obli­gés de main­te­nir abso­lu­ment le 20 %, de sorte qu’il est bien dif­fi­cile de pré­voir la fin du conflit. Il est en tout cas plus pru­dent de se pré­pa­rer comme si la lutte devait durer long­temps encore.

« Hier ven­dre­di, à 8 heures du soir, a eu lieu au Temple fran­çais une impo­sante mani­fes­ta­tion ouvrière ; une quin­zaine de socié­tés ouvrières locales étaient réunies au nombre de 1 500 per­sonnes, pour entendre un expo­sé de l’his­toire de notre grève, et des cir­cons­tances qui l’ont accom­pa­gnée et lui ont don­né un carac­tère par­ti­cu­lier. Cet expo­sé a été très cha­leu­reu­se­ment accueilli. Une pro­po­si­tion de fon­der une fédé­ra­tion des socié­tés ouvrières locales a été adop­tée avec enthou­siasme. Enfin, on a éga­le­ment adop­té une pro­po­si­tion ten­dant à la nomi­na­tion d’un Conseil de délé­gués des socié­tés ouvrières, dans le but de recher­cher les moyens d’ar­ri­ver à une heu­reuse solu­tion du conflit actuel.

« En résu­mé, la soi­rée d’hier a été excel­lente de tous points ; elle nous a don­né un appui moral consi­dé­rable ; et la créa­tion d’une fédé­ra­tion des socié­tés ouvrières locales est aus­si un grand pro­grès. Nous avons pu par­fai­te­ment consta­ter que l’i­dée de cette fédé­ra­tion était dans tous les esprits ; la pro­po­si­tion est arri­vée à point lorsque l’i­dée était mûre. Il faut dire que les der­niers évé­ne­ments n’ont pas peu contri­bué à cet excellent résultat. »

Les choses en sont là.

À nos yeux, l’im­por­tance de cette grève est bien moins dans l’aug­men­ta­tion de salaire qui pour­ra en résul­ter pour les gré­vistes, que dans la conscience que cette lutte donne aux tra­vailleurs de leur propre force, et dans l’es­prit de soli­da­ri­té qu’elle développe.

Ceci, croyons-nous, n’est d’ailleurs que le pré­lude d’un mou­ve­ment plus géné­ral qui embras­se­ra toute la fabrique d’hor­lo­ge­rie. Ce mou­ve­ment sera évi­dem­ment impuis­sant à ame­ner une amé­lio­ra­tion réelle de la situa­tion, puisque cette amé­lio­ra­tion ne peut être que le résul­tat d’une trans­for­ma­tion radi­cale des condi­tions du tra­vail ; mais il contri­bue­ra néces­sai­re­ment à déve­lop­per les forces ouvrières, à les orga­ni­ser, à les rendre plus propres à sou­te­nir la lutte dont l’is­sue sera l’a­vè­ne­ment pro­chain de l’é­ga­li­té et de la justice. 

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