Fin septembre, la victoire des socialistes portugais et de leurs défenseurs au sein du MFA (Melo Antunes), et la constitution du 6e gouvernement, autour d’un projet explicite de remise en ordre définitive, ont paru sceller la défaite du mouvement révolutionnaire au Portugal. Quelque temps après, les mouvements de soldats de Porto et de Lisbonne, leur extension, leur volonté apparentes, de liaison avec les commissions de travailleurs et de quartiers, se sont données comme une réponse offensive aux forces de droite, comme l’extension de l’élan révolutionnaire à des catégories nouvelles du peuple (soldats, habitants) qui jusqu’alors ne s’étaient pas exprimées ni organisées politiquement comme telles. De même, à l’occupation des radios et de la télévision par l’armée, puis par la police, sur ordre du gouvernement, et à la mise sous scellés de Radio-Renaissance, propriété de l’évêché prise en main par des travailleurs et journalistes radicaux (le 13 octobre). répondaient tantôt la fraternisation des soldats et des manifestants autour des studios repris en mains, tantôt la manifestation de militants d’extrême-gauche, de travailleurs et de soldats (de 30 à 50 000 personnes) aboutissant à l’occupation et à la remise en marche de l’émetteur de Radio-Renaissance, soutenu par le « pouvoir populaire ». Jusqu’à ce qu’un commando de parachutistes sur ordre du Conseil de la Révolution dynamite l’émetteur, le 7 novembre… Et ainsi de suite.
Néanmoins, c’est bien en des termes traditionnels que se trouve actuellement posée la question du pouvoir : il s’agit de savoir qui exercera, et comment, le pouvoir sur les forces de production et sur les travailleurs : en les intimidant, en les manipulant, en les mobilisant, en les démobilisant, selon les cas.
Car d’un côté, il y a une situation « anormale » qui persiste depuis plus d’un an, où le pouvoir est fragmenté entre une multitude de forces diverses et contraires, qui en outre changent parfois rapidement de façade : partis rivaux, engagés dans la même compétition, fractions instables du MFA, détenant de la force mais ne parvenant pas à en faire un usage coordonné, même au service de la bourgeoisie, organisations ouvrières et agricoles diversement reliées aux uns et aux autres ; chacun et chacune détient les parcelles d’un pouvoir de fait, mais limité.
Mais de l’autre côté, ou en face, on voit le recul progressif, et à épisodes, du mouvement autonome des travailleurs dans leurs propres organismes, à peu près depuis l’époque des élections, en avril 75, recul qui a contribué à vider ces organismes de leur valeur stimulatrice, et les a offerts aux tentatives de manipulation et de prise en main, de la part du PC et des divers groupes gauchistes, UDP, MRPP, LUAR, PRP, etc. De sorte qu’il est devenu difficile, à moins d’être sur place, de savoir lequel de ces groupes s’exprime en fait à travers telle ou telle « commission de travailleurs ». Les grèves qui subsistent. témoignent, par leur isolement, de ce recul global (par ex. celle des centraux téléphoniques de Lisbonne, qui se terminera en juillet 75 par l’intervention du COPCON, comme celle de la TAP en 1974 [[Cf. « Une lutte exemplaire » ]]. Et les clivages politiques qui ont pris la place du mouvement déclinant se donnent, faute de mieux, des formes et dénominations nouvelles, derrière lesquelles les partenaires politiques habituels sont vite reconnus : ainsi, les TUV (Travailleurs Unis Vaincront) constitués fin octobre à l’imitation des SUV, appelant à la liaison des organismes unitaires de base, au contrôle ouvrier, au « pouvoir populaire », en liaison avec les soldats, marins et officiers « progressistes », les TUV sont aussitôt identifiés comme une tentative de même type et de même origine — (savoir : le PRP) que celle des CRTSM, Conseils révolutionnaires, qui semblaient s’être évaporés depuis août 75 ; leur « représentativité » est bien sûr immédiatement contestée par le SPCTCIL (Secrétariat provisoire des commissions de travailleurs de la Ceinture industrielle de Lisbonne), qui, lui, réunit en fait les commissions pro-PC et pro-Intersyndicale… (Expresso, 3 – 11-75).
La décomposition, consécutive au 25 avril 74, d’une machine politique – et économique – vétuste, et l’absence, en 1975, d’un mouvement de luttes sociales organisé et généralisé, cela ne fait pas un « pouvoir populaire », ni, n’en déplaise aux nostalgiques de 1917, un « double pouvoir » ; cela ne fait pas non plus les conditions de l’un ou de l’autre. Cela ouvre surtout le champ à la rivalité des divers partis et groupes, civils et militaires, qui se portent candidats à la remise en ordre et à la gestion entière ou partagée d’une société qui reste une société de classe. Même si on déclare que le but du socialisme est bien « la construction d’une société sans classe », comme le fait… Pinheiro de Azevedo. chef de l’actuel gouvernement (Libération, 6 – 11-75). Rivalité qui s’exprime, entre autres, dans la confrontation des « projets », tous plus démocratiques et avancés les uns que les autres, brandis par les partis et leurs partisans dans l’armée (cf. pour un rappel et une analyse de ces projets, Front Libertaire n° 44, Spécial Portugal, octobre 1975).
L’issue de cette confrontation, on l’a vue en septembre, et plus nettement encore aujourd’hui : la réaction socialiste est parvenue à s’installer dans les deux instances du pouvoir d’État (Gouvernement et Conseil de la révolution) ; elle tente maintenant d’exercer, à ces deux niveaux, les fonctions qui lui ont valu le soutien des petits patrons regroupés dans le PPD, comme celui, plus direct, des cadres, employés, professions libérales enrôlés dans le PS : 1. faire revenir au Portugal, grâce à l’appui des libéraux européens, les capitaux méfiants (Melo Antunes obtient, début octobre, un prêt d’environ 800 millions de francs, sous réserve du renforcement d’un ordre politique libéral et « pluraliste »…) 2. restaurer à cette fin une productivité et un taux d’exploitation intéressants pour les investissements étrangers, en mettant fin aux désordres dans les entreprises et aux revendications « inconsidérées » (c’est dans ces termes mêmes, ou pires, que le PC fustigeait les grèves, lorsqu’il était encore au ministère du travail… cf « L’autre Combat ») ; 3. reconstituer par conséquent l’instrument indispensable à la mise en place d’un capitalisme rénové et européen, une armée utilisable par le gouvernement, homogène, disciplinée, prête à tirer sans discussions pour défendre la propriété, le capital et l’État.
Les politiciens à la curée
Comment les socialistes ont-ils pu l’emporter ? Ils n’ont pas seulement profité de l’existence des nostalgiques de Salazar, de Caetano et de Spinola, qui leur permettaient de brandir l’épouvantail du contre-coup d’État fasciste et de se présenter sous des oripeaux de gauche. Ils ont également été servis par l’hostilité et la haine que le PCP a su accumuler contre lui, et pas seulement parmi les classes moyennes, les petits propriétaires ou les travailleurs émigrés craignant pour leur pécule, mais aussi parmi les salariés de l’industrie ou de l’agriculture : ceux-ci ont vu les communistes s’efforcer de s’emparer méthodiquement, l’un après l’autre, de tous les lieux de pouvoir : l’armée, bien entendu, mais aussi les administrations, les mairies, les syndicats et l’Intersyndicale, les directions de coopératives, les commissions de travailleurs, les organes de presse, etc. ; plaçant leurs partisans, éliminant leurs adversaires, avec toutes les conséquences économiques éventuelles. Cette stratégie s’est finalement retournée contre les communistes : témoin, outre leurs résultats piteux aux élections, l’échec de leur tentative pour télécommander une grève à la TAP en mai 75, alors qu’ils avaient tout fait pour torpiller le mouvement puissant et résolu de ces mêmes travailleurs en août 74 (cf l’article instructif de Joelle Küntz dans Libération, 15 mai 75) ; ou encore, le renversement des directions communistes dans des syndicats importants et de plus en plus nombreux (banques, bureaux, assurances) — au profit d’une coalition de socialistes et de maoïstes, soudés pour le moment dans la lutte contre l’ennemi commun et « principal » : le « social-fascisme », les « cunhalistes » (comme disent les maos, par délicatesse de langage, afin de préserver la pureté du terme « communiste »…) Face à de telles pratiques, bien des travailleurs, même lorsqu’ils n’étaient pas sous le coup de la traditionnelle propagande anti-rouge, ont été conduits à réviser leur adhésion aux communistes, à rejeter le dispositif global d’encadrement qu’ils s’efforçaient de mettre en place sous Gonçalves.
Ainsi, ni le régime que les communistes ont échoué à imposer, ni celui que les socialistes sont en train d’installer avec davantage de succès, sous couvert de « démocratie pluraliste », de tolérance, de respect des opinions et surtout de la propriété [[L’affaire du journal Republica illustre à merveille à quel point les défenseurs mielleux de la démocratie, du « pluralisme », de la « liberté d’expression », ne sont en fait que les défenseurs de l’ordre capitaliste partout où il est menacé, ordre dont ils vivent, car il alimente leurs privilèges de démocrates distingués. À cor et à cri, ils ont réclamé, peur la direction et les actionnaires socialistes de Republica, entreprise privée, le droit d’acheter la force de travail des typographes et autres ouvriers du journal, et de les faire travailler comme bon leur semble, en échange d’un salaire, sans que les salariés aient à intervenir dans le produit, dans le contenu du journal : cela n’est rien d’autre que la division du travail et le salariat, c’est le droit capitaliste, c’est l’exploitation capitaliste ; c’est cela que défendent et que veulent les Soares, les Mitterand, et bien entendu Séguy, communiste, condamnant les coupures pratiquées par les ouvriers d’imprimerie dans le journal Minute. Soares a récemment déclaré que Radio-Renaissance « devrait être restituée à ses propriétaires ». Le récent conflit au journal O Seculo, symétrique de celui de Republica, indique, derrière l’affrontement des deux partis, la même attitude fondamentale : celle des exploiteurs.]]ne peuvent avoir pour fondement et pour fonction autre chose que la violence et la répression. Pour les socialistes, c’est maintenant plus clair que jamais : après les mises à sac organisées des locaux du PC pendant l’été, la création de l’AMI pour « assurer l’autorité du gouvernement » (Charais), la reprise de contrôle des diverses radios et TV, les épurations et sanctions dans l’armée, les manifestations en commun avec le PPD, le CDS et le PPM, la démobilisation annoncée de 30 000 soldats de l’armée de terre, les incidents provoqués par la nomination d’un gouverneur socialiste dans l’Algarve, ou bien. par celle d’un secrétaire d’État au ministère de l’information (le 5 novembre), le conflit PS – PC au journal O Seculo, le plasticage de Radio-Renaissance : voilà ce qu’est la pratique du 6e gouvernement, pendant que son chef évoque la société sans classes, mais en annonçant « l’austérité pour tous les Portugais ».
Quant au projet de « pouvoir populaire », dont les prémisses seraient représentées par les commissions de travailleurs, commissions de moradores (d’habitants), coopératives, comités de vigilance, TUV, SUV, etc. on ne peut évidemment pas le juger sur une pratique du pouvoir à l’échelle de la société, pratique qui n’a pas encore eu la possibilité de se réaliser. Mais on peut pourtant, se faire une idée de ce qu’il signifie en considérant d’abord la politique frontiste et avant-gardiste des organisations qui le mettent en avant : FSP, MES, LUAR, LCI, regroupées dans le FUR, Front uni révolutionnaire, plus ou moins acoquiné avec le PC au départ, ainsi qu’avec les soi-disant officiers progressistes du COPCON et d’ailleurs ; ou bien encore, en relevant certaines déclarations marquantes des « personnalités » qui incarnent ce projet. Par exemple l’inénarrable interview de O. de Carvalho au journal Libération du 11 octobre 75 : Gonçalves « pourrait aider à former politiquement ces cadres militaires dont la révolution a tant besoin.. Sans le PC on ne pourra pas construire le socialisme au Portugal… M. Antunes a une parfaite conscience de la façon dont on peut, dans ce pays, construire un socialisme de base… ». Les déclarations de « l’amiral » Rosa Coutinho devant une assemblée des travailleurs de la CUF, fin septembre : « Il n’est pas question pour moi d’imposer ordre et discipline tant que la révolution n’est pas faite » ! (quoi d’étonnant, après cela, à ce que les travailleurs tardent à la faire, cette révolution de généraux et d’amiraux !). Le communiqué de la commission centrale du PRP, du 24 octobre, qui réaffirme « la nécessité impérieuse d’une direction politico-militaire qui unifie l’avant-garde et qui coordonne les différents fronts et types de lutte au niveau national et régional ». Et dans le journal Revoluçao, du même PRP, on peut lire, en mai 75, au moment où il était encore question des conseils révolutionnaires de travailleurs, soldats et marins (cf La Lanterne noire, n° 3) : « La bataille de la production n’aura de valeur que dans la mesure où elle sera étroitement liée au problème de la conquête du pouvoir par le prolétariat. Ceci étant, il faut admettre qu’un tel mot d’ordre se justifie avant même la prise du pouvoir par le prolétariat. Néanmoins, il doit être limité aux secteurs nationalisés où les travailleurs, une fois qu’ils sont organisés en Conseils Révolutionnaires, doivent mettre en marche un processus de concrétisation de leur pouvoir. » (cité par J. Bernardo, Um ano, um mês e um dia depois, Ed. Contra a corrente). Cette alliance douteuse entre « bataille de la production », nationalisation et Conseils révolutionnaires [[Une nouveauté : Le parti élu. Dans le Manifeste de Conseils Révolutionnaires, avril 75, on lisait que « le parti révolutionnaire naîtra inévitablement du développement du processus révolutionnaire, du développement autonome de la classe, et sera composé par les militants élus et reconnus par la classe comme ses représentants légitimes. » Cf. Portugal, la question de l’organisation révolutionnaire, juin 75, Escartin, BP 41, 92190 Meudon.]]relativise considérablement les dénonciations de ce même mot d’ordre que l’on trouve au PRP, ainsi que la notion de « pouvoir populaire » dont se gargarise l’extrême gauche, au Portugal et en France.
Donc, quel que soit le projet retenu parmi ceux qui s’offrent si généreusement aux travailleurs portugais, on y trouve, comme l’envers et l’endroit, production et répression. Serait-ce parce que les Portugais ne sont pas encore assez mûrs pour les subtilités de la démocratie occidentale ? Ou bien parce que l’alliance fatale des communistes et des gauchistes aurait rejeté, bien malgré eux. les socialistes dans les bras de la droite, les « entraînant à jouer les Noske » (selon les savantes crétineries qui se font passer pour des analyses, signées M. Duverger – Le Monde, 13 – 10-75) ?
Il y a bien d’autres raisons, et qui subsisteront autant que le capitalisme au Portugal et autour de lui. Et d’abord le fait que la crise économique y sévit plus sévèrement qu’ailleurs : 25 % d’inflation de mai 74 à mai 75, 30 milliards d’escudos de déficit de la balance commerciale prévu pour 1975, chute des investissements, boycott financier et commercial (vins et tomates) de la part de l’Europe, 300 000 chômeurs (8 %) auxquels viennent s’ajouter une partie des 300 000 rapatriés d’Angola, propriétaires ruraux ou employés du tertiaire sans perspective de réemploi au Portugal (Le Monde, 7 – 11-75). Situation économique catastrophique [[Signalons un article documenté sur les problèmes économiques dans le Portugal d’aujourd’hui, vus dans une perspective politique : « Crise économique et transition au socialisme », par Yves Baron, Le Monde Diplomatique, octobre 1975.]], que les socialistes et le gouvernement rappelle avec complaisance, pour en conclure (P. de Azevedo) à la nécessité « de produire et de vendre davantage, et de consommer moins ». Communistes ou socialistes, les buts semblent différents, les moyens, eux, restent les mêmes ! Et le même recours à la manière forte. Car par ailleurs, les travailleurs de ce pays ont su montrer depuis plus d’un an qu’ils pouvaient et voulaient se battre : exemple récent, les ouvriers d’une entreprise suédoise au Portugal ont retenu le directeur suédois et rossé l’ambassadeur de Suède venu à son secoure… à l’Hôtel Ritz de Lisbonne (autogéré, il est vrai !).
Une armée à reconquérir
Dans un tel contexte, on comprend que la tâche la plus urgente pour le pouvoir en voie de reconstitution soit d’en finir avec une armée où l’indiscipline (qui remonte à mai 1974, on l’ignore trop souvent) et les luttes de fractions entravent son utilisation dans un but répressif (entrave relative, encore une fois, puisque le COPCON, tant prisé à l’extrême gauche, est intervenu en juillet dernier aux Téléphones, en septembre à Radio-Renaissance…) Le mouvement des SUV (Soldats Unis Vaincront) est présenté partout comme une avancée du processus révolutionnaire au Portugal ; après les autres mouvements de base (travailleurs, quartiers, paysans en coopératives), la base de l’armée se mettrait à son tour en mouvement, multipliant les liaisons avec les précédents, pour constituer « le bras armé du pouvoir des travailleurs, l’armée populaire révolutionnaire » (Appel des SUV). Et certaines manifestations (celle du 23 – 9‑75 à Trafaria, imposant la libération de deux sous-officiers des SUV, le soutien aux soldats de la caserne du RASP, à Porto, début octobre, le cortège de 40 000 personnes aboutissant à la remise en marche de Radio-Renaissance le 22 octobre) semblent bien indiquer une conjonction réelle entre les actions et réactions des militants de gauche, dans l’armée, et dans les groupements politiques, et les préoccupations ou les tentatives des travailleurs les plus actifs, les moins résignés. Il existe incontestablement une tendance endémique à l’agitation, à la résistance (sinon, la restauration de l’ordre ne serait pas réclamée sur tous les tons du côté du pouvoir).
Mais quand elle n’est pas portée par un mouvement collectif réel, permettant la reprise en masse d’objectifs propres, cette participation de la base disparaît aussi facilement qu’elle a pu surgir. Et en ce qui concerne les luttes dans l’armée, qui ont pris en octobre leur forme la plus aiguë, les compte-rendus les plus favorables (cf Libération du 7 et 17 octobre) expriment eux-mêmes les doutes les plus sérieux quant à leur caractère autonome et de base, relevant le rôle prééminent assumé dans les comités par les officiers et sous-officiers du contingent ; ils soulignent aussi, sur l’exemple du CICAP à Porto, à quel point le manque de soutien populaire, l’absence de mobilisation dans les usines, situe ces luttes dans l’armée dans une phase de recul global du mouvement. Ce n’est que la démagogie journalistique qui a fait appeler « victoire des mutins de Porto » le compromis que les militaires isolés dans leur lutte ont dû. accepter sans enthousiasme (cf. Le Monde du 16 octobre), et qui leur assurait la réintégration des deux sous-officiers et des 5 soldats… sans aucune garantie, comme on l’a vu depuis [[Décisions remises en cause quelques jours plus tard, quand les soldats ont eu regagné leurs casernements. Et quelques jours après, le fasciste Jaime Neves, des commandos d’Amadora, dont on demandait la destitution, déclarait qu’un « conflit armé est devenu nécessaire » pour enrayer la dynamique d’extrême-gauche dans l’armée (Le Monde, 22 – 10-75).]]. Et en quoi, de toutes façons, de tels objectifs seraient-ils susceptibles d’entraîner le soutien et la mobilisation des travailleurs ? Tant que l’armée n’est pas engagée à leurs côtés dans des luttes concrètes sur des objectifs qui leur soient réellement communs, les revendications des officiers, sous-officiers et même des soldats ne peuvent vraiment toucher personne, en dehors des casernes. Et de rappeler que les soldats ne sont autre chose que « des travailleurs en uniforme », cela n’y change rien [[Il est donc juste, et nécessaire, de dénoncer le statut de parasites et les ambitions gestionnaires des officiers apprentis technocrates. Peut-on dire pour autant que la seule façon, pour un militaire, de rejoindre les travailleurs en lutte, c’est de tomber l’uniforme et de revêtir le bleu de travail ? (cf. Portugal, la question de l’organisation révolutionnaire). Même s’il emporte avec soi son fusil et quelques munitions, les tanks, les F.M., les voitures blindées, tout cela reste dans les casernes, à la disposition d’officiers que leur recrutement social porte à rejoindre la droite ; quelques hommes suffisent pour diriger ces armes contre des travailleurs ; si tout pouvoir révolutionnaire doit, pour se constituer et s’établir, gagner l’armée à ses objectifs ou obtenir tout au moins sa neutralité, son refus d’intervention, c’est parce que l’armée, ce sont des armes. Les travailleurs n’ont que faire d’une armée « à leur service », ils ont besoin des armes là où elles se trouvent et à la rigueur de ceux qui, parmi eux, savent s’en servir, peuvent l’apprendre aux autres, et sont bien placés pour s’en emparer : les soldats, les techniciens des communications, etc.]].
Or, pour les travailleurs, les choses n’ont pas suffisamment changé depuis le 25 avril de l’année dernière, pour qu’une identité d’intérêts leur apparaisse concrètement entre leurs propres problèmes et les affrontements entre militaires de tous rangs et de toutes tendances, entre fractions du MFA, entre groupes et partis politiques. Car plus d’un an après, il est clair que les « conquêtes » de la prétendue révolution portugaise (nationalisations, éviction de certains politiciens et policiers fascistes, « libertés » syndicales et politiques des régimes « démocratiques ») n’ont rien changé d’essentiel aux conditions de vie des travailleurs : hausse des prix, blocage des salaires, faillites, licenciements, chômage, maintien des inégalités, des privilèges, des parasites civils et militaires, voilà ce qu’ils trouvent en face d’eux ; les tentatives d’autogestion, le plus souvent contraintes et forcées, sombrent dans l’impasse (comme à la Sogantal) ou dans un productivisme rappelant l’ordre ancien (cf l’article de Combate sur l’autogestion [[Les travailleurs des quelques 400 entreprises occupées, qui se sont plus ou moins mis en autogestion, risquent de n’avoir bientôt plus a autogérer que leur dénuement. Rien n’ayant fondamentalement changé dans le système économique régnant, ils rencontrent les limites que leur impose le marché capitaliste, national et international. Ce n’est pas d’eux, mais des banques et entreprises portugaises et surtout étrangères, que dépend leur approvisionnement en crédits ou matières premières, ainsi que l’écoulement de leur production. Et l’intervention de l’État portugais, de portée limitée, est toujours assortie de tentatives de contrôle, soit par le biais des syndicats, soit par celui de la Fédération des coopératives, qui portent directement atteinte au caractère autonome de l’initiative des travailleurs. Ainsi, la prise en main des entreprises abandonnées ou en faillite n’est pas en soi un remède, et ne peut avoir de développement que si elle conduit à une remise en cause de la nature même de la production dans son sens social, des liens avec le marché, de la structure économique de la société tout entière. Faute de quoi, l’autogestion ne peut être qu’un piège qui se refermera sur les travailleurs. ]] ; les occupations de terre, la collectivisation des latifundia, encadrée par l’Institut de la réforme agraire mais surtout par le PCP, se heurtent à l’absence de crédits, aux difficultés des circuits de distribution, et à la résistance croissante des petits et moyens agriculteurs (cf P. Georges, Le Monde du 2 – 11-75) : dans certaines coopératives installées sur des domaines occupés, les « salariés » ne sont plus payés depuis plusieurs mois [[La situation des paysans et des travailleurs agricoles est évidemment un élément primordial pour l’évolution du processus portugais. Tout confirme que, depuis le 25 avril 1974, elle n’a fait que s’aggraver, surtout pour les petits exploitants du centre et du nord, victimes de la hausse des prix ; c’est l’une des raisons du succès de la réaction dans l’été 75. Par ailleurs, le mouvement d’occupation et d’expropriation de terre, que le PC, puissant dans le sud, s’efforçait de limiter ou de contrôler, s’est pourtant produit et étendu de façon assez spontanée ; ce qui parait indiquer, malgré les témoignages contradictoires sur les conditions de vie meilleures qu’apportent les occupations ou les impasses qu’elles rencontrent, que ce mouvement correspond, là où il a lieu, à une amélioration immédiate. Mais pour combien de temps ? Cf. sur ce problème, quelques informations dans Claude Collin, « Révolution et contre-révolution dans les campagnes portugaises », Temps Modernes, octobre 1975.]]
Solidarité internationale ?
Les travailleurs ne peuvent intervenir dans les affrontements politiques ou militaires que s’ils ont eux-mêmes, sous les yeux, quelque chose à défendre ou à conquérir. C’est la même raison qui explique leur indifférence à cet égard, et le recours de plus en plus probable à l’armée contre eux : l’aggravation de leurs conditions d’existence, et la réduction de leur marge de manœuvre, face à un pouvoir qui se renforce.
On le sait depuis longtemps, et il faut néanmoins le répéter : ou bien le processus révolutionnaire déclenché au Portugal s’internationalise, ou bien il s’exténue, dépérit et disparaît, en douceur ou plus probablement dans la violence contre-révolutionnaire. Car la contre-révolution, elle, s’est déjà internationalisée : pressions économiques de l’Europe, conspirations armées de la CIA en Espagne, conseils de « modération » de l’Internationale socialiste (on appelle « modérés ». en termes journalistiques, ceux qui sont partisans d’un renforcement de l’autorité dans la vie politique, de la discipline dans les casernes, de l’ardeur au travail dans les entreprises… !).
D’une façon ou d’une autre, l’internationalisation est inscrite dans les faits : à l’approfondissement de l’antagonisme de classe au Portugal correspond le contraste entre le Portugal et l’Espagne, entre ce pays qui a bougé et celui qui se raidit, face aux travailleurs espagnols et basques, dans les structures fascistes d’un régime inadaptable et inacceptable. Cette juxtaposition dans la péninsule ibérique est explosive dès le départ. Ce qui s’est passé au Portugal a déjà rongé le régime franquiste, encouragé la résistance intérieure. C’est, pour l’Espagne, une incitation à l’émeute. Et à la solidarité : les intérêts révolutionnaires du Portugal et de l’Espagne sont étroitement liés, comme ils le sont aussi à ceux des pays avoisinants.
Et de ce point de vue, les travailleurs portugais, quand ils sont en lutte, ne voient guère d’appui réel leur venir des autres pays. À leur isolement face à leur bourgeoisie et leurs classes moyennes, s’ajoute l’isolement sur le plan international ; même les travailleurs portugais émigrés en France, coupés des luttes qui se déroulent chez eux et de l’expérience qu’elles procurent, intoxiqués par les média, demeurent plus que méfiants face à une évolution politique réellement ambiguë.
Toute initiative susceptible de briser ou d’affaiblir cet isolement est un acte de solidarité effective avec les travailleurs portugais. On a eu jusqu’à présent les meetings traditionnels : du haut d’une tribune, des leaders français, des personnalités du MFA, de la LUAR, du PRP, du MES, règlent leurs petits comptes, exhortent une assemblée réduite au silence à une solidarité abstraite, dissimulent les intentions politiciennes de leurs organisations. Dans un tel contexte, le mot d’ordre de « soutien aux luttes du peuple portugais » est vide de sens et même nocif : il masque par des paroles l’isolement réel des Portugais, et il paralyse, au nom de la solidarité, les capacités d’analyse à l’égard des tendances politiques engagées dans la confrontation, il encourage les vieilles attitudes frontistes dans l’illusion d’une aide imaginaire.
Là où nous sommes, le premier aspect d’une solidarité réelle, c’est d’abord la volonté de comprendre ce qui se passe au Portugal, sans se laisser mystifier par les charlatans prêts à se servir du Portugal, comme de l’Espagne ou du reste, pour alimenter leurs mécaniques de pouvoir ; de s’informer en gardant la capacité de se poser des questions, d’avoir des doutes, mêmes s’ils sont sacrilèges ; de briser les mythes populistes, progressistes, de la pseudo-autogestion, de l’armée au service du peuple, Povo-MFA, MFA-Povo, incantation qui sonne de plus en plus creux ; de formuler, enfin, ce qui s’énonce chaque jour au Portugal, et qui vaut partout : que toute lutte est promise à l’échec, même dans ses objectifs limités, dès lors qu’elle n’essaie pas de porter atteinte à la structure de la société capitaliste, aux lois du marché, de prendre le contrôle de la production et de ses buts, de la relation ville-campagne, des échanges entre lieux de production, des liens avec les autres pays.
Claude.