La Presse Anarchiste

L’accident de Madame Claustre

Madame Claustre a bien de la chance…

Une rare una­ni­mi­té s’est faite autour de son cas !

Le gou­ver­ne­ment fran­çais, la Ligue Com­mu­niste, Jean Dutour, le MLF, la presse dans son ensemble, le PCF, le PS, Minute, etc., etc. C’est que pour tous, il s’a­git là d’une vic­time. Vic­time « d’une bande de loque­teux », vic­time de « l’im­pé­ria­lisme fran­çais », vic­time des « rebelles com­mu­nistes », vic­time « à cause de son corps de femmes », vic­time de « l’im­pi­toyable État fran­çais », bref, vic­time pour suf­fi­sam­ment de rai­sons pour qu’il soit aisé de se sen­tir jus­ti­fié à épou­ser une cause chère au cœur de tous les Français.

On peut être trots­kiste ou fas­ciste, on a quand même un cœur, et ça, le « Fran­çais moyen » ne l’ou­blie­ra pas le moment venu !

Car le Fran­çais qui n’est pas raciste et même par­fois de gauche, peut s’of­fus­quer d’une pré­sence mili­taire dans un pays du tiers monde (ça fait un peu colo­nia­liste), mais de celle d’une eth­no­logue, NON.

Une scien­ti­fique, une per­sonne ins­truite, qui a été aux écoles, et qui tra­vaille pour la science, pour la paix et le déve­lop­pe­ment, il n’y a rien à en dire ! Seuls les sau­vages ne res­pectent pas les professeurs !

Pen­dant que madame Claustre fouillait, son mari, lui, diri­geait la mis­sion pour la réforme admi­nis­tra­tive ; encore un qui tra­vaille pour le bien des popu­la­tions locales, dont on connaît la soif, le désir intense d’être « réfor­més administrativement ».

His­sène Habré est-il pour autant un per­son­nage sym­pa­thique ? Certes pas : diri­geant d’un mou­ve­ment natio­na­liste musul­man plu­tôt fana­tique, c’est un let­tré (il a fait ses études en France) qui s’est fait une « situa­tion » de retour au pays et qui se bat pour prendre le pou­voir au Tchad, et pour conser­ver le sien par­mi les Toubous.

Bref encore une his­toire pour faire la une des jour­naux, pour recons­ti­tuer uni­té natio­nale autour d’une grande cause, pour faire oublier cer­tains faits d’ac­tua­li­té plus éprou­vants et plus tra­giques (par­mi les claus­tro­philes, com­bien se sont sou­ciés du gosse de 17 ans condam­né à mort ?) et qui camoufle encore une fois le rôle de la « pré­sence fran­çaise en Afrique ».

On pense géné­ra­le­ment, depuis que le colo­nia­lisme clas­sique a pris fin, que les coopé­rants tech­niques, du moins les meilleurs d’entre eux, jouent un rôle huma­ni­taire, pro­gres­siste, et qu’ils tentent, « en fai­sant le bien » (déve­lop­per les forces pro­duc­tives en d’autres termes), de rache­ter plu­sieurs siècles de bar­ba­rie coloniale.

Or, même en n’é­pou­sant pas la thèse selon laquelle la logique du capi­ta­lisme et de la divi­sion inter­na­tio­nale du tra­vail, tend vers une sépa­ra­tion de la pla­nète en deux parties :

– un tiers monde avec sa main d’œuvre inépui­sable et bon mar­ché, concen­trant le gros des forces pro­duc­tives « lourdes », et les pays dits « déve­lop­pés » se « dépro­lé­ta­ri­sant » pour deve­nir les ges­tion­naires, les bureau­crates, le tertiaire…

Même en n’é­pou­sant pas cette thèse, par trop vision­naire et futu­riste, on ne peut que consta­ter que les inves­tis­se­ments des mul­ti­na­tio­nales, des grands trusts natio­naux, et même des moyennes entre­prises, ne font que croître dans les pays dits du « tiers monde », que ceux-ci s’in­dus­tria­lisent len­te­ment et qu’il faut donc des prolétaires ;

Ces pro­lé­taires, il faut les fabriquer !

et fabri­quer du pro­lé­taire, en Afrique par exemple, ne va pas de soi ; c’est plus long que d’im­plan­ter l’usine.

Au 19e, en Europe, le pro­lé­taire s’est fabri­qué plus « régu­liè­re­ment », plus « natu­rel­le­ment », en quelques géné­ra­tions (dans un pro­ces­sus de matu­ra­tion, qui à l’é­poque devait paraître fabu­leu­se­ment rapide, et qui main­te­nant nous paraît s’être pro­duit de manière plus lente, pres­qu’à « l’é­chelle de l’homme » en com­pa­rai­son de « ce monde qui se trans­forme si vite aujourd’hui »).

Ce pro­ces­sus de trans­for­ma­tion s’a­chève aujourd’­hui, en même temps que cer­taines dys­fonc­tions [[(Par dys­fonc­tion, j’en­tends d’é­ven­tuelles (il y en a déjà eu notam­ment au Séné­gal, ou en Afrique du Sud) révoltes de pro­lé­taires « inadap­tés » et non les divers remous san­glants que sont les guerres de libé­ra­tion ou les mou­ve­ments armés d’op­po­si­tion ; ces der­niers ont tous ceci en com­mun, et aus­si avec les États en place, qu’ils ne demandent qu’à déve­lop­per les forces pro­duc­tives en sui­vant le modèle domi­nant dans le monde, à savoir le capi­ta­lisme, de créer un pro­lé­ta­riat docile, gal­va­ni­sé par la « cause natio­nale » et la « négritude ».

Les volon­taires à la direc­tion des nou­velles bour­geoi­sies natio­nales se bous­culent au por­tillon et s’af­frontent sur leurs inté­rêts propres sous cou­vert d’op­tions ges­tion­naires dif­fé­rentes mais qui reviennent au même pour la grande masse des Afri­cains : ce ne sont pas des dysfonctions !]]

Comme celles par exemple des nou­veaux pro­lé­taires de l’Ouest de la France, encore pay­sans, et qui de ce fait, échap­pant au mode d’en­ca­dre­ment tra­di­tion­nel des syn­di­cats, des par­tis, à la logique même du tra­vail en usine, menèrent des luttes par­ti­cu­liè­re­ment dures et vio­lentes, sui­vant des méthodes depuis long­temps oubliées par le mou­ve­ment ouvrier tra­di­tion­nel. Méthode typique de ceux qui n’o­béissent pas encore à la logique de la ville, à son sys­tème de repères et d’encadrement.

Bref, il a fal­lu plus d’un siècle à l’Eu­rope pour adap­ter sa popu­la­tion au tra­vail de l’u­sine ou du bureau, pour en faire des prolétaires.

L’A­frique ne peut attendre aus­si long­temps. Or la matière pre­mière dont on fait le pro­lé­taire est pro­ba­ble­ment encore plus éloi­gnée du pro­duit fini que ne l’é­tait le rural fran­çais ou anglais au début du 19e siècle :
– le mode de pro­duc­tion pastoral
– l’or­ga­ni­sa­tion tri­bale ou du moins ce qu’il en reste
– le nomadisme
– des reli­gions forts éloi­gnées du catho­li­cisme « sou­mis » ou du pro­tes­tan­tisme « laborieux », 

C’est ça la matière pre­mière, et c’est à par­tir de cet homme là qu’il faut en faire un autre le plus vite possible.

Construire un pro­lé­taire dans son corps et sa chair, dans sa men­ta­li­té, ses réac­tions, sa culture, ses rap­ports aux autres, etc.

L’ère colo­niale a réa­li­sé la pre­mière par­tie du tra­vail, en destruc­tu­rant l’A­fri­cain, en intro­dui­sant le doute face à la tra­di­tion, en lui mon­trant qu’il n’é­tait pas le plus fort. Ce fut l’œuvre des mis­sion­naires, des admi­nis­tra­teurs et des mili­taires, et cela suf­fi­sait au bon­heur du capi­ta­lisme d’alors.

Mais main­te­nant, c’est un nou­veau pas qu’il faut fran­chir, un tra­vail de recons­truc­tion après celui des des­truc­teurs. Tra­vail noble que l’on peut regar­der en face, et qui sera l’œuvre des scien­ti­fiques, des tech­ni­ciens, des méde­cins, des pro­fes­seurs, des agro­nomes, des organisateurs.

 — Les mala­dies tra­di­tion­nelles afri­caines (ou celles impor­tées par le colo­nia­lisme tra­di­tion­nel) rendent inapte le corps de celui qui en souffre à tra­vailler en usine ou dans un bureau ; il faut donc les vaincre avant de soi­gner celles qui ne man­que­ront pas de jaillir d’un autre type de travail.

Il faut des médecins.

 — Une implan­ta­tion indus­trielle équi­li­brée et un nombre de pro­lé­taires en aug­men­ta­tion néces­site, tant du point de vue de l’é­qui­libre des forces pro­duc­tives que de celui de la nais­sance d’un État cré­dible, opé­ra­toire, uni­fi­ca­teur, d’en finir avec les famines (du moins théo­ri­que­ment), mais sur­tout avec les éco­no­mies faus­se­ment appe­lées « de sur­vie » (pré­voir c’est pour le capi­ta­lisme, accu­mu­ler) avec le noma­disme (cet enne­mi du cen­tra­lisme et de la pla­ni­fi­ca­tion), il faut du ren­de­ment, en même temps qu’en ter­mi­ner avec les aber­ra­tions de la mono­cul­ture coloniale.

Il faut des agronomes.

 — Il faut faire de l’homme afri­cain, un homme à l’é­chelle de son époque (qui pro­fi­te­ra du capi­ta­lisme après l’a­voir subi !), et non plus de son vil­lage, de sa terre ; il faut lui rebâ­tir une culture, natio­nale si pos­sible, nègre bien enten­du, mais moderne et utile ; il faut des pro­fes­seurs et des his­to­riens qui jus­ti­fie­ront le décou­page ter­ri­to­rial (ou le cri­ti­que­ront pour en pro­po­ser un autre, peu importe, au nom de la nature ou de la culture on s’en fout).

Le fait que beau­coup d’entre eux soient afri­cains ne change rien à l’af­faire, ils ont été for­més à l’oc­ci­den­tale, en sont sou­vent fiers, et sont fina­le­ment com­plices du capi­ta­lisme triomphant !

 — Et bien sûr il faut des usines, le but de toute cette opé­ra­tion, il faut des tech­ni­ciens et des ingénieurs.

Donc, ce que je crois, c’est que, coopé­rants et tech­ni­ciens de toutes sortes ne sont que les agents de la trans­for­ma­tion du « nègre chas­seur col­lec­teur » en « nègre pro­lé­taire », et à ce titre ils sont de plain-pied dans le pro­ces­sus de fabri­ca­tion des couches diri­geantes qui sont à la char­nière entre l’an­cien monde et un nou­veau dont il est dif­fi­cile de dire ce qu’il sera. La for­ma­tion de ces couches s’o­père par des affron­te­ments vio­lents dont peuvent être vic­times au sens huma­niste les coopé­rants, qui sont par ailleurs les arti­sans de ces luttes.

Mar­tin.

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