La Presse Anarchiste

Le vote du 12 mai

Le 12 mai, le peuple suisse sera appe­lé à se pro­non­cer sur l’ac­cep­ta­tion ou le rejet de la nou­velle Consti­tu­tion fédérale.

Quelle doit être, dans cette affaire, l’at­ti­tude des inter­na­tio­naux aux­quels leur qua­li­té de citoyens suisses don­ne­rait droit de prendre part au vote ?

Pour résoudre cette ques­tion, nous n’a­vons pas à exa­mi­ner les mérites et les défauts de la Consti­tu­tion de 1848 et de celle de 1872, à les com­pa­rer entr’elles, et à accor­der notre pré­fé­rence à l’une ou à l’autre. La ques­tion pour nous se pose plus simplement.

En effet, opter pour l’une ou pour l’autre des Consti­tu­tions, voter oui ou voter non, ce serait quit­ter le ter­rain révo­lu­tion­naire, et accep­ter la lutte sur le ter­rain dit légal. Prendre part au vote du 12 mai, ce serait recon­naître le résul­tat du vote comme devant avoir force de loi, comme devant nous lier, ce serait don­ner notre sanc­tion aux pro­cé­dés actuels de légis­la­tion poli­tique, ce serait pac­ti­ser avec la bour­geoi­sie, ce serait prendre au sérieux le suf­frage uni­ver­sel tel qu’on le fait fonc­tion­ner aujourd’hui.

Or, nous l’a­vons tou­jours dit et nous le redi­sons encore, le suf­frage uni­ver­sel ne devien­dra une chose sérieuse qu’à une condi­tion : la conquête préa­lable de la liber­té et de l’é­ga­li­té. Dans une socié­té com­po­sée de patrons et de sala­riés, de capi­ta­listes et de pro­lé­taires, ceux-là seuls qui pos­sèdent sont libres ; le grand nombre ne connaît la liber­té que de nom, et se trouve, mal­gré les décla­ra­tions de la loi, dans un état très réel d’as­su­jet­tis­se­ment, qui empêche son vote d’a­voir une valeur morale.

Aucun homme sérieux ne pré­ten­dra que chez nous, mal­gré le mot de Répu­blique dont on fait tant de bruit, les votes soient libres ; cha­cun convient qu’il s’exerce des influences, des pres­sions ; on entend des gens dire publi­que­ment : Je dis­pose de vingt, de trente, de cin­quante voix. — Les par­tis se reprochent mutuel­le­ment la cor­rup­tion élec­to­rale, l’in­ti­mi­da­tion, la pres­sion soit de la haute finance, soit de l’administration.

Dans ces condi­tions, l’exer­cice du droit de vote devient une comé­die, à laquelle nous ne vou­lons pas participer.

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On pense autre­ment à Genève et à Zurich. À Genève, on recom­mande de voter non. À Zurich, on recom­mande de voter oui.

Les Gene­vois, tant par leur tem­pé­ra­ment que par l’in­fluence qu’exercent en ce moment sur eux les prin­cipes fédé­ra­listes pro­cla­més par la Com­mune de Paris, les Gene­vois, disons-nous, repoussent la nou­velle Consti­tu­tion suisse comme ten­dant à la cen­tra­li­sa­tion, comme détrui­sant le fédé­ra­lisme. Ils ont rai­son de la juger ain­si ; mais ils ont tort, à nos yeux, de la com­battre par le vote. Le vote est une arme légale, — et ces armes-là, nous ne pou­vons accep­ter de nous en ser­vir, parce que, for­gées par nos adver­saires, elles ne peuvent faire de mal qu’à nous. Les armes légales ser­vi­ront à nous duper, à nous oppri­mer, — jamais à nous don­ner la victoire.

À Zurich, la situa­tion est dif­fé­rente. Les socia­listes de la Suisse alle­mande, dont l’i­déal est ce qu’ils appellent l’État popu­laire, applau­dissent à la concen­tra­tion des pou­voirs entre les mains de la Confé­dé­ra­tion, et à cette chi­mère de la légis­la­tion directe par le peuple ou réfé­ren­dum que pro­met la nou­velle Consti­tu­tion fédé­rale. — La ques­tion de savoir si un révo­lu­tion­naire peut prendre part au vote, n’existe pas même pour eux ; car ils ne sont pas révo­lu­tion­naires, ils ne veulent exer­cer d’ac­tion que sur le ter­rain stric­te­ment légal, consti­tu­tion­nel ; ils acceptent d’être la mino­ri­té aujourd’­hui, espé­rant que le vote leur don­ne­ra la majo­ri­té demain, et qu’a­lors ils légi­fé­re­ront avec la même légi­ti­mi­té qu’ils recon­naissent aux gou­ver­nants d’au­jourd’­hui. — Ô aveugles ! vous ne voyez donc pas qu’aujourd’­hui même, vous êtes déjà la majo­ri­té ! Non pas celle du scru­tin, c’est vrai ; car au scru­tin, sachez-le bien, vous ne serez jamais la majo­ri­té ; mais vous êtes, vous qui souf­frez de l’or­ga­ni­sa­tion sociale actuelle, vous qui avez inté­rêt à la révo­lu­tion, vous êtes la majo­ri­té : et voi­là pour­quoi l’ac­tion révo­lu­tion­naire qui incombe au par­ti socia­liste se trouve légi­ti­mée d’a­vance, sans qu’il soit besoin d’en appe­ler à aucun scrutin.

— O —

Sommes-nous les seuls dans l’In­ter­na­tio­nale à suivre la ligne de conduite que nous venons d’ex­po­ser et qui nous paraît la seule conforme à nos principes ?

Non, bien au contraire, comme on va le voir.

Les Belges répètent sans cesse dans leurs jour­naux qu’ils se féli­citent de ne pas avoir le suf­frage uni­ver­sel ; ils disent hau­te­ment que si on leur don­nait les droits élec­to­raux, ils ne s’en ser­vi­raient pas. Ils ont mis en avant l’i­dée de la Repré­sen­ta­tion du tra­vail, c’est-à-dire du suf­frage par corps de métier, ce qui est la néga­tion du par­le­men­ta­risme et du suf­frage poli­tique. — Donc les Belges pensent comme nous.

Les Fran­çais, lors du plé­bis­cite, c’est-à-dire dans une cir­cons­tance ana­logue à celle où nous nous trou­vons, ont recom­man­dé l’abs­ten­tion. Lors­qu’ils ont pris part aux élec­tions, soit du Corps légis­la­tif, soit de l’As­sem­blée natio­nale, ça tou­jours été dans le but, non pas de par­ti­ci­per aux débats par­le­men­taires, mais de les trou­bler, de les ridi­cu­li­ser, de les révo­lu­tion­ner. L’In­ter­na­tio­nale fran­çaise s’est tou­jours tenue en dehors de la léga­li­té. Elle eût donc fait comme nous.

Les Espa­gnols ont pris pour mot d’ordre dès le début : « Tra­vailleurs, n’al­lez pas aux urnes ! » Leur atti­tude dans les der­nières élec­tions aux Cor­tés et en pré­sence de la guerre que se font les par­tis bour­geois — car­listes, consti­tu­tion­nels et répu­bli­cains — a été celle de francs révo­lu­tion­naires. Ils pensent donc comme nous.

Et les Ita­liens, eux aus­si, se refusent à lut­ter sur le ter­rain légal ; eux aus­si, ils veulent res­ter sur le ter­rain révo­lu­tion­naire. S’ils n’ont pas encore eu l’oc­ca­sion de le mon­trer d’une manière écla­tante, nous n’en savons pas moins par leurs jour­naux, quels sont leurs sen­ti­ments ; nous savons que nous sommes en com­mu­nau­té com­plète d’opinion.

Nous pou­vons donc le dire har­di­ment : Quatre grandes fédé­ra­tions régio­nales, dans l’In­ter­na­tio­nale, ont arbo­ré le dra­peau révo­lu­tion­naire, et la fédé­ra­tion juras­sienne, en décla­rant qu’elle repousse la par­ti­ci­pa­tion au vote du 12 mai comme un acte de poli­tique bour­geoise, ne fait que confor­mer sa conduite aux prin­cipes qui ont gui­dé dans la leur les fédé­ra­tions dont nous parlons.

Ain­si, le 12 mai, nous n’i­mi­te­rons ni Genève ni Zurich. La fédé­ra­tion juras­sienne ne vote­ra pas. Elle réserve son action pour les choses sérieuses. 

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