La Presse Anarchiste

Les luttes au Portugal

La signi­fi­ca­tion et les consé­quences de l’au­to­ges­tion sont d’une telle impor­tance pour le pro­ces­sus révo­lu­tion­naire condui­sant à la socié­té sans classes, qu’une ana­lyse plus détaillée de ce mode de lutte s’im­pose. C’est ce que nous pré­ten­dons com­men­cer aujourd’­hui en nous appuyant sur des faits concrets et le témoi­gnage de tra­vailleurs en autogestion.

La chute du fas­cisme lais­sa intacte la struc­ture de pro­duc­tion capi­ta­liste. La crise qui la mine, aggra­vée par la crise inter­na­tio­nale, n’a pas ren­con­tré, de la part du gou­ver­ne­ment pro­vi­soire et de l’ap­pa­reil pro­duc­tif, une quel­conque réponse satis­fai­sante qui empêche de se retrou­ver dans une situa­tion de crise éco­no­mique dont les tra­vailleurs feront une fois de plus les frais.

C’est dans ce contexte que sur­gissent des pro­ces­sus d’au­to­ges­tion. Dans quels sec­teurs ? Avec quels objec­tifs ? Quelle est l’at­ti­tude du gou­ver­ne­ment et des autres forces poli­tiques rela­ti­ve­ment à ce phénomène ?

Nous consta­tons ceci : c’est sur­tout dans les sec­teurs de l’in­dus­trie tex­tile, de la confec­tion et par­fois de l’in­dus­trie du meuble et des pro­duits lai­tiers qu’ap­pa­raissent les occu­pa­tions d’u­sine et l’au­to­ges­tion. Pour­quoi ? Entre autre rai­sons, il faut signa­ler les sui­vantes : il s’a­git d’in­dus­tries rela­ti­ve­ment pauvres, de tech­niques simples, d’ap­pren­tis­sage facile pour des tra­vailleurs sans for­ma­tion spé­cia­li­sée, dont le cir­cuit de pro­duc­tion et de com­mer­cia­li­sa­tion est court. À ces carac­té­ris­tiques, sur­tout celles concer­nant la main d’œuvre à uti­li­ser, s’en ajoutent d’autres, d’ordre éco­no­mique et social : en pre­mier lieu, elles sus­citent l’in­té­rêt de l’in­ves­tis­seur natio­nal et sur­tout étran­ger, qui, dans des condi­tions opti­ma de béné­fice, peut ins­tal­ler des usines et être com­pé­ti­tif sur nos mar­chés. De plus, cette main d’œuvre bon mar­ché, peu spé­cia­li­sée, sans pos­si­bi­li­té d’ins­truc­tion, vivant sur­tout en zone rurale, n’a pas l’ex­pé­rience de l’as­so­cia­tion et de la lutte ouvrière.

Com­ment dès lors, est-ce dans ces sec­teurs défa­vo­ri­sés qu’ap­pa­raît l’au­to­ges­tion, que nous consi­dé­rons comme une forme avan­cée de lutte, un phé­no­mène révolutionnaire ?

Les phé­no­mènes d’au­to­ges­tion appa­raissent presque tou­jours à un moment de crise de l’en­tre­prise : faillite ou fer­me­ture de l’en­tre­prise. À ce moment le pro­blème est de sub­sis­ter et sub­sis­ter veut dire gar­der l’emploi. Pour cela, on fait un pas radi­ca­le­ment nou­veau : les ins­tal­la­tions sont occu­pées, les tra­vailleurs, ou une par­tie d’entre eux, se déclarent en auto­ges­tion, l’u­sine reprend comme elle peut : l’emploi et le salaire cor­res­pon­dant demeurent, assu­rés dans l’immédiat.

À l’eu­pho­rie ou à la ter­reur du pre­mier moment, suc­cèdent rapi­de­ment les dif­fi­cul­tés inhé­rentes au pro­ces­sus, qui dépassent la simple ques­tion de main­te­nir l’emploi. Et c’est à ce moment que l’au­to­ges­tion com­mence à révé­ler toutes ses poten­tia­li­tés de pro­ces­sus nou­veau, et ne se pré­sente pas seule­ment comme un recours plus ou moins heu­reux pour résoudre de façon tran­si­toire la situa­tion de crise et les risques de perte d’emploi.

Quelle est l’at­ti­tude du Gou­ver­ne­ment. pro­vi­soire et des forces déten­trices du pou­voir poli­tique face à l’autogestion ?

Quand une grosse entre­prise est en crise, l’É­tat inter­vient, nomme une Com­mis­sion Admi­nis­tra­tive et main­tient l’en­tre­prise. En effet, com­ment le capi­ta­lisme d’É­tat pour­rait-il se déve­lop­per si les grandes entre­prises sont tota­le­ment contrô­lées et gérées par les travailleurs ?

Quand, par contre, une petite ou moyenne entre­prise se trouve dans une situa­tion sem­blable et se met en auto­ges­tion, le gou­ver­ne­ment s’en dés­in­té­resse, se montre hési­tant, ambi­gu. Pour­quoi ? Serait-il inté­res­sé par le contrôle direct ou l’ap­pro­pria­tion des moyens de pro­duc­tion par les travailleurs ?

Nous y répon­drons plus loin.

Difficultés de l’autogestion

La pre­mière limite qui appa­raît est la four­ni­ture des matières pre­mières, sur­tout quand elles viennent de l’é­tran­ger ; quand elles viennent du Por­tu­gal, les tra­vailleurs se heurtent au boy­cott des capi­ta­listes. Quand les tra­vailleurs ont des stocks, ils peuvent pro­duire pen­dant un temps plus ou moins long ; quand ces stocks sont épui­sés, ils sont obli­gés de faire appel aux organes de pou­voir pour obte­nir un « volant de cré­dit ». Ceci entraîne la perte de l’au­to­no­mie acquise par l’oc­cu­pa­tion. C’est à tra­vers cette néces­si­té de « capi­tal » que le gou­ver­ne­ment et les organes de ges­tion ou de contrôle poli­tique vont se don­ner les moyens d’en­ca­drer les travailleurs.

Si ces bar­rières sont dépas­sées par les tra­vailleurs, l’ap­pren­tis­sage du pro­ces­sus auto­ges­tion­naire peut conti­nuer. Mais la lutte est condi­tion­née par deux ques­tions : la néces­si­té de l’ap­pro­vi­sion­ne­ment et l’é­cou­le­ment du pro­duit fabri­qué. Ce sont ces pro­blèmes qui condi­tionnent et limitent l’a­van­cée des luttes, et qui sont à l’o­ri­gine des dif­fi­cul­tés de contrôle des moyens de pro­duc­tion par les travailleurs.

Quand les tra­vailleurs sont occu­pés par ces pro­blèmes (d’a­chat et de vente) il leur est dif­fi­cile de se poser d’autres ques­tions. C’est ain­si que la par­ti­ci­pa­tion de tous à la pro­duc­tion est consi­dé­rée comme néces­saire par les Com­mis­sions de Tra­vailleurs, néces­saire, non comme droit de tous à par­ti­ci­per à la ges­tion, mais comme une néces­si­té pour aug­men­ter la pro­duc­tion, ce qui leur per­met­tra de riva­li­ser avec le mar­ché capitaliste.

Ces Com­mis­sions appa­raissent comme l’en­semble des tra­vailleurs les plus capables de gérer l’en­tre­prise ; on ne sou­lève pas le pro­blème de la for­ma­tion poli­tique de ces élé­ments, mais sim­ple­ment de leur capa­ci­té à gérer les affaires. Mais quand les tra­vailleurs s’a­per­çoivent que ces Com­mis­sions résolvent tout, sans que cela découle de la par­ti­ci­pa­tion réelle de tous les tra­vailleurs, elles sont remises en cause. Dans cer­taines usines en auto­ges­tion, la pre­mière Com­mis­sion de ges­tion fut rem­pla­cée : ce qui per­mit une meilleure par­ti­ci­pa­tion de tous les tra­vailleurs au pro­ces­sus pro­duc­tif. Cela, du fait que les tra­vailleurs, conti­nuant à s’oc­cu­per de main­te­nir l’emploi et les salaires, s’a­per­ce­vaient que la ges­tion est une pré­oc­cu­pa­tion col­lec­tive. C’est en se pré­oc­cu­pant de la solu­tion de ces pro­blèmes, que les tra­vailleurs en auto­ges­tion ont été ame­nés à ren­for­cer la soli­da­ri­té entre diverses entre­prises, en auto­ges­tion ou pas.

En effet, nous disions que c’é­tait la néces­si­té d’ob­te­nir du capi­tal qui per­met­tait au gou­ver­ne­ment et au Pou­voir de récu­pé­rer les luttes auto­nomes. Or, les tra­vailleurs, s’ils n’ont pas la soli­da­ri­té éco­no­mique des autres tra­vailleurs sont for­cés de faire appel au gou­ver­ne­ment, et de pas­ser par l’in­ter­mé­diaire des syndicats.

Le gou­ver­ne­ment est inté­res­sé à ce que ces modes de lutte existent, car cela évite l’aug­men­ta­tion du chô­mage, mais l’au­to­no­mie de ces luttes ne peut être tolé­rée. Ces temps-ci, le gou­ver­ne­ment trouve des formes de contrôle de ces luttes autonomes.

On assiste à une ten­ta­tive des syn­di­cats de trans­for­mer les usines auto­gé­rées en coopé­ra­tives de pro­duc­tion, plus facile à enca­drer et à pla­ni­fier, et aus­si subor­don­ner les tra­vailleurs de ces coopé­ra­tives aux direc­tives éla­bo­rées par les diri­geants politiques.

Les tra­vailleurs en auto­ges­tion savent que pour vivre, il faut pro­duire et vendre, d’où leur pré­oc­cu­pa­tion de pro­duire tou­jours plus. Mais cette action auto­nome peut les ame­ner à dépas­ser cette simple ques­tion de l’emploi. Ce dépas­se­ment fera appa­raître le vrai sens de l’au­to­ges­tion. C’est ain­si qu’une conscience et une pra­tique nou­velle se for­ge­ront. L’au­to­ges­tion n’est pas seule­ment une solu­tion pro­vi­soire en temps de crise.

Ce que ces luttes tracent de neuf, c’est la pos­si­bi­li­té et la néces­si­té sen­tie par les tra­vailleurs de se frayer une voie déci­sive indé­pen­dam­ment de syn­di­cats et d’or­ga­ni­sa­tions poli­tiques. Indé­pen­dance, parce que les tra­vailleurs en auto­ges­tion sont for­cés de faire un pas qui ne peut être conte­nu dans les limites des orga­ni­sa­tions poli­tiques et syndicales.

Quand les tra­vailleurs se réunissent et prennent conscience que, en com­mun, et entre eux, ils abordent la ques­tion de la tech­no­lo­gie, et d’autres, ils com­mencent à com­prendre que leurs pro­blèmes ne sont pas seule­ment ceux de leur usine, mais de toutes les usines, et à affir­mer publi­que­ment que les syn­di­cats, les par­tis et l’É­tat ne sont pas nécessaires.

Édi­to­rial de Com­bate, n° 23, du 16 — 15 — 75 
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