La Presse Anarchiste

Si vous marchez pour les autres, c’est que les autres vous font marcher

Marche internationale du 1er novembre contre le régime franquiste

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Ce texte est à la fois un témoi­gnage et une réflexion per­son­nelle de quel­qu’un qui a par­ti­ci­pé à la pré­pa­ra­tion de la marche au sein d’un comi­té consti­tué à Jus­sieu et qui vou­drait que les pro­blèmes qui se sont posés, et sur­tout ceux qui ont été occul­tés, fassent l’ob­jet d’un débat plus col­lec­tif notam­ment avec les copains qui étaient contre le projet.

Je pense que les rai­sons qui font que je me suis inté­res­sée au pro­jet rejoignent celles de pas mal de copains qui en ont eu l’initiative :
– écoeu­re­ment face aux manifs tra­di­tion­nelles, com­plè­te­ment figées dans un céré­mo­nial connu (tou­jours les mêmes par­cours, les mêmes dis­cours, les mêmes slo­gans, donc tota­le­ment frus­trantes et démobilisantes ;
– envie de faire « autre chose » qui soit orga­ni­sé à la base et qu’il soit pos­sible d’i­ma­gi­ner par petits groupes, sans se lais­ser prendre en charge par des orga­ni­sa­tions et les pro­fes­sion­nels de ce genre de lutte.

En fonc­tion de ce pro­jet, l’in­té­rêt d’un mot d’ordre de « front uni anti­fas­ciste » est contradictoire :

D’une part il est trop vague et « huma­niste », prô­nant une uni­té que tout le monde sait fac­tice : il est d’ailleurs carac­té­ris­tique, à ce niveau, que les copains qui ont eu l’i­ni­tia­tive se soient sen­tis obli­gés, pour don­ner un impact à l’ap­pel, de battre le rap­pel de la poi­gnée d’in­tel­lec­tuels, de noms connus qu’on retrouve habi­tuel­le­ment au bas de ce genre de péti­tions. De même le fait d’a­voir don­né une date à valeur « sym­bo­lique », 1er novembre jour des morts, est aus­si carac­té­ris­tique de la même frousse : on pense être mieux com­pris par le biais du sym­bole alors que c’est jus­te­ment le sym­bole qui crée la confusion.

D’autre part, l’in­té­rêt du mot d’ordre c’est jus­te­ment d’être assez large et ouvert pour lais­ser la pos­si­bi­li­té d’a­voir une orga­ni­sa­tion par petits groupes qui ne soient pas limi­tés dans leurs ini­tia­tives par la réfé­rence à un texte ini­tial trop rigide et qui, à par­tir de l’ap­pel de départ, peuvent ima­gi­ner d’une manière auto­nome leur propre type de prise en charge et d’in­ter­ven­tion. Des textes d’ap­pel dif­fé­rents ont d’ailleurs été rédi­gés par divers comi­tés ; dans le pre­mier texte dis­tri­bué à Jus­sieu cette pré­oc­cu­pa­tion d’au­to­no­mie était par­ti­cu­liè­re­ment sensible :

« pre­mier pas, cette marche inter­na­tio­nale ne devrait pas être la jux­ta­po­si­tion des dif­fé­rents groupes qui par­ti­cipent habi­tuel­le­ment aux mani­fes­ta­tions, mais un lieu de lutte où cha­cun en dehors de ses dra­peaux natio­naux ou d’or­ga­ni­sa­tion pour­rait selon sa sen­si­bi­li­té propre et ses envies, par­ti­ci­per à l’ef­fort com­mun en vue d’ar­rê­ter cette bou­che­rie. » (extrait de tract).

Un des aspects posi­tifs les plus impor­tants de l’or­ga­ni­sa­tion de cette marche a été jus­te­ment le fait que le comi­té d’i­ni­tia­tive pari­sien s’est tout de suite trans­for­mé en comi­té de coor­di­na­tion refu­sant d’être le comi­té cen­tral de réfé­rence et que les dif­fé­rents comi­tés, à Paris et en pro­vince où d’ailleurs d’autres coor­di­na­tions se sont faites, ont réel­le­ment pris en charge maté­riel­le­ment l’or­ga­ni­sa­tion de la marche (pro­blèmes des cars, des affiches, de la popu­la­ri­sa­tion). Au sein des lieux de tra­vail ou sur les quar­tiers dans les­quels se sont for­més les comi­tés, les débats ont été réels et ont dépas­sé lar­ge­ment le cadre de la marche.

À Jus­sieu par exemple il est symp­to­ma­tique que lors du pre­mier débat sur l’or­ga­ni­sa­tion de la marche un pre­mier cli­vage se soit fait entre deux points de vue :

d’une part celui des mili­tants déjà orga­ni­sés la plu­part dans la LCR, qui vou­laient « popu­la­ri­ser sur Jus­sieu » en orga­ni­sant un mee­ting d’in­for­ma­tion sur la répres­sion en Espagne avec des mili­tants du FRAP et de l’E­TA ; d’autre part celui de ceux qui vou­laient réflé­chir aux actions pos­sibles « au nombre qu’on était » pour qui la marche n’é­tait pas une fin en soi et qui n’a­vaient pas envie de délé­guer aux pro­fes­sion­nels habi­tuels le soin d’in­for­mer. L’at­ti­tude des mili­tants de la LCR venus à ce moment là à titre indi­vi­duel, car leur orga­ni­sa­tion n’ap­pe­lait pas encore à la marche, a été un tra­vail de sape assez habile d’un pro­jet d’ac­tion immé­diate envi­sa­gé par les gens pré­sents (une dis­tri­bu­tion de tracts dans les trains par­tant pour l’Es­pagne à la gare d’Aus­ter­litz très proche de Jussieu).

Cari­ca­tu­rant com­plè­te­ment le pro­jet qui deve­nait dans leur lan­gage une redou­table action de com­man­do, empê­chant sys­té­ma­ti­que­ment qu’on dis­cute cal­me­ment et « pra­ti­que­ment » de ce qu’il était pos­sible de faire, des risques qu’on pou­vait prendre, et. ils ont ins­tal­lé un cli­mat de panique qui a com­plè­te­ment blo­qué la dis­cus­sion et fait se bar­rer quelques copains écoeurés.

En même temps ils avan­çaient l’exis­tence d’un pro­jet d’ac­tion au même endroit pour le len­de­main, action orga­ni­sée par le col­lec­tif Eva Forest, et à laquelle ils nous deman­daient de nous ral­lier sans en rien connaître (clan­des­ti­ni­té oblige…) en fai­sant confiance à leur orga­ni­sa­tion, leur SO, etc.

Voyant d’ailleurs que la plu­part des copains pré­sents étaient réti­cents et n’é­taient pas prêts à par­ti­ci­per à une action où on leur deman­dait seule­ment de ser­vir de troupes, ils ont ces­sé de venir aux réunions du comi­té pen­dant trois semaines envi­ron jus­qu’au moment où leur orga­ni­sa­tion a appe­lé offi­ciel­le­ment à la marche.

J’ai racon­té ceci en détail parce que c’est carac­té­ris­tique d’une part des rap­ports qu’en­tre­tiennent les orga­ni­sa­tions avec les ini­tia­tives qu’ils ne par­viennent pas à contrô­ler tota­le­ment et que d’autre part c’est tou­jours sur le pro­blème de la vio­lence et de l’illé­ga­li­té que le débat est évacué.

Le comi­té Jus­sieu a écla­té et com­men­cé à s’ef­fri­ter pré­ci­sé­ment lors d’une réunion où les orga­ni­sa­tions qui appe­laient offi­ciel­le­ment à la marche sont reve­nues en force dans le comi­té ; un débat par­fai­te­ment cari­ca­tu­ral dans lequel nous nous sommes tous fait enfer­mer à par­ler ce jour là sur le pro­blème de l’i­ti­né­raire. Le choix qui devait être fait au sein de chaque comi­té était pré­sen­té à Jus­sieu comme un choix entre un iti­né­raire « paci­fique » qui fai­sait de la marche à nou­veau une action pure­ment sym­bo­lique et comme l’a dit un copain une sorte de Répu­blique – Bas­tille rem­pla­cé par Hen­daye ville – Hen­daye plage, et un autre iti­né­raire « dur » qui consis­tait à blo­quer la fron­tière et à pas­ser devant le consu­lat et qui ser­vait en quelque sorte de repous­soir au pre­mier. Une fois le débat posé de cette façon, on s’est étri­pés dans la confu­sion géné­rale sur les thèmes habi­tuels : pro­vo­ca­tions poli­cières ; les « irres­pon­sables » ; y aller avec ou sans casque » ; « en avoir ou pas », etc.

En revanche. pas ques­tion d’es­sayer de prendre en charge un mini­mum nous-mêmes l’é­tude d’un ter­rain, les pos­si­bi­li­tés de mobi­li­té et d’au­to­dé­fense, ce qui reve­nait à comp­ter impli­ci­te­ment sur les SO des orga­ni­sa­tions pour nous pro­té­ger (ou nous fouiller et nous taper des­sus si nous étions « irresponsables »).

Il me sem­ble­rait inté­res­sant d’a­voir un débat sur la façon dont le pou­voir a pu être repris par les orga­ni­sa­tions dans ces comi­tés alors que jus­qu’à la fin il y avait une résis­tance, constam­ment réaf­fir­mée à la coor­di­na­tion par exemple, à cette récu­pé­ra­tion. Témoin le débat hou­leux à une des der­nières assem­blées géné­rales de coor­di­na­tion sur le pro­blème des ban­de­roles et sur l’a­char­ne­ment que met­tait le col­lec­tif Eva Forest à vou­loir appa­raître en tant que tel. Il y a même eu un chan­tage incroyable fait par une des mili­tantes de ce col­lec­tif consis­tant à dire : si vous ne vou­lez pas que nous appa­rais­sions en tant que col­lec­tif, nous n’i­rons pas et « cela fera des mil­liers de per­sonnes en moins » (ce qui d’ailleurs était peut-être sur­es­ti­mer l’im­plan­ta­tion du collectif !).

Je pense que dire que cela tient à ce genre de pro­jet, à son carac­tère « huma­ni­sant », etc., et en quelque sorte dire d’a­vance, en théo­rie, que ce type d’en­tre­prise ne peut pas deve­nir autre chose que ce qu’il a été, c’est aus­si éva­cuer le pro­blème, et pré­sup­po­ser qu’il n’y a pas de dyna­mique interne dans une lutte et de pos­si­bi­li­té de trans­for­ma­tion des objec­tifs de la lutte par l’ac­tion menée en commun.

Per­son­nel­le­ment je trouve qu’il serait plus posi­tif que les comi­tés, s’ils font des bilans, dis­cutent sur la façon dont ça s’est pas­sé au sein des comi­tés (pro­blèmes des tâches maté­rielles, conte­nu des débats qui ont été menés, conflits et ten­sions) que cette réflexion soit col­lec­tée et qu’on voit pour­quoi on n’a pas pu ima­gi­ner autre chose, pour­quoi l’ul­time recours quand on sen­tait que ça foi­rait était de se dire que la marche ne serait qu’une étape, et ce qu’il y a dans nos têtes qui nous fait accep­ter de perdre petit à petit le pou­voir qu’on peut avoir sur notre propre lutte.

Michèle

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