[/Fin décembre 1952/]
Halte au ciné, étrangement instructive. Pas par le film de résistance, assommant, au point que je m’enfuis avant le milieu de la séance. Mais il y avait en avant-programme un de ces « documentaires d’art » dont les producteurs semblent s’ingénier à faire des choses les plus belles une tartine d’ennui. D’inspiration bonne presse par-dessus le marché, et sous prétexte de vanter les merveilles issues de la foi – le film était sur les vieilles églises de Paris – un commentateur à peu près gâteux se gargarisait sur un ton patelin de termes techniques empruntés à l’histoire de l’art, sans jamais prendre le soin de les expliquer un tant soit peu au malheureux public du samedi, de jeunes ouvriers surtout, venus au cinéma pour s’amuser et pas pour entendre une leçon énoncée dans une espèce de langue morte. Aussi leur réaction de méridionaux spontanés était-elle des plus naturelles, et je n’aurais certes pas dû leur en vouloir de leurs rires épais, ni même de manifester leur sentiment par de grosses blagues paysannes. Y compris l’amusement apparemment irrésistible de lancer dans la salle de la poudre à éternuer… Mais quoi, c’étaient aussi les vraies merveilles de l’art gothique le plus ravissant, dont, par l’imbécillité des cinéastes, cette foule d’inconscients se gaussait. Jamais peut-être n’avais-je mieux senti la malédiction, si profondément perçue par Péguy, de ce monde moderne ; jamais plus irréfutablement éprouvé, plus cruellement pris conscience que tout ce qui fut culture est devenu étranger aux misérables avilis par la condition prolétarienne ; que tout ce qui fait, un peu, la valeur de l’homme, pour la plupart des hommes d’aujourd’hui, a perdu son sens, est devenu lettre morte. Nous parlons de l’homme, de la liberté, de l’esprit. Mais si l’esprit, la liberté, l’homme sont morts ? La bêtise fut de toujours, et la cruauté. Mais l’abrutissement, et un abrutissement qui sait lire, qui se croit éclairé, voilà bien l’invention de nos siècles, l’affligeant et pitoyable avilissement d’où surgissent les insanités totalitaires, le règne du pseudo sur toute la ligne, – mise à part la sinistre authenticité des massacres et des camps d’esclaves.
Finalement, n’en pouvant plus, je ne pus m’empêcher de crier dans le noir : « Le type parle comme un idiot, c’est vrai, mais au moins regardez les photos, elles sont si belles ! »
À Paris, n’importe qui eût compris, le dernier des manœuvres perçu, fût-ce obscurément, l’intention, la portée de ce rappel à un minimum de décence.
Là-bas, ces êtres frustes – et en somme plus nature – n’eurent que huées pour accueillir la voix « étrangère » qui semblait prendre le parti des emmerdeurs, de toutes ces billevesées dont il est bien entendu qu’on ne parle qu’à l’école. Après quoi ce fut un redoublement de blagues, de cris animaux, d’éternuements forcés. Tant et si bien que je gueulai : « Bande de sauvages ! »
Et sans doute y avait-il là-dedans, pour eux, comme une espèce d’argument, dont je ne percevais point la nature d’ailleurs, car le calme revint, ou presque.
Le film, vraiment criminel par son exploitation des choses les plus valables au service du seul ennui, s’acheva, et ce fut enfin l’entracte.
J’allais sortir fumer une cigarette, lorsqu’un petit bonhomme entre deux âges, l’air fort éveillé et parlant un français très parisien, m’adressa assez vivement la parole : « Il y a des choses qui ne sont pas à dire ici, vous savez, mon vieux. “ Bande de sauvages ”, – on est susceptible, dans le pays, et cela peut vouloir dire que celui qui les traite de sauvages se prend pour un civilisé. D’où est-ce que vous êtes ? – Bande de sauvages, je le maintiens, fis-je, ils n’avaient qu’à ne pas se comporter comme ils ont fait. Quant à la question de savoir d’où je suis, quelle importance ? »
Ces derniers mots étaient probablement ce qu’il fallait dire, car le petit bonhomme feignit de croire que j’avais énoncé « bande de sauvages » comme j’aurais dit bande d’abrutis, sans y rien mettre de supériorité continentale (et cependant je ne jurerais pas devant moi-même qu’il n’y avait pas un soupçon de parisianisme dans ma sortie) ; il m’expliqua que, né Corse, il vivait depuis vingt ans à Paris, proche la rue Saint-Sauveur (la rue de mon grand-père, lui confiai-je alors) et qu’il savait qu’il fallait tenir compte, dans l’île, d’une espèce de chauvinisme local. Il avait raison, en somme. (Que pouvait-il être ? « En déplacement » dans son pays natal depuis deux mois, m’expliqua-t-il. Petit fonctionnaire, ou qui sait ? encore un flic, comme tant de Corses ? Possible. En tout cas, pas antipathique comme homme. Ce qui me ferait quand même penser qu’il n’est pas de la rousse.) Non, il n’avait pas tort, et je me sentis quelque peu honteux d’avoir mérité cette leçon. Ah ! que les nationalismes empoisonnent donc tout ! (Et cependant le particularisme corse n’a rien d’antifrançais, au contraire. Il faut voir leur regard quand, croyant naïvement leur faire une courtoisie, on leur parle italien : la façon dont ils vous répondent en français ne laisse aucun doute sur leur volonté bien arrêtée de ne pas être confondus avec leurs cousins de la botte. « Nous ne pouvons pas les gober », m’a‑t-on dit ; et ça partait du cœur.)
J. P. S.