La Presse Anarchiste

L’Anarchie (1)

[[Le tra­vail que nous publions devait for­mer le sujet d’une confé­rence qui devait être faite, l’an­née der­nière, dans une loge maçonnique.]]

L’a­nar­chie n’est point une théo­rie nou­velle. Le mot lui-même, pris dans l’ac­cep­tion d’« absence de gou­ver­ne­ment », de « socié­té sans chefs », est d’o­ri­gine ancienne et fut employé bien avant Proudhon. 

D’ailleurs qu’im­portent les mots ? Il y eut des « acrates » avant les anar­chistes, et les acrates n’a­vaient pas encore ima­gi­né leur nom de for­ma­tion savante que d’in­nom­brables géné­ra­tions s’é­taient suc­cé­dé. De tout temps, il y eut des hommes libres, des contemp­teurs de la loi, des gens vivant sans maîtres, de par le droit pri­mor­dial de leur exis­tence et de leur pen­sée. Même aux pre­miers âges nous retrou­vons par­tout des tri­bus com­po­sées d’hommes se gérant à leur guise, sans lois impo­sées, n’ayant d’autre règle de conduite que leur « vou­loir et franc arbitre » pour par­ler avec Rabe­lais, et pous­sés même par leur désir de fon­der la « foi pro­fonde » comme les « che­va­liers tant preux » et les « dames » tant mignonnes qui s’é­taient réunis dans l’ab­baye de Thélème. 

Mais si l’a­nar­chie est aus­si ancienne que l’hu­ma­ni­té, ceux qui la repré­sentent apportent du moins quelque chose de nou­veau dans le monde. Ils ont la conscience pré­cise du but pour­sui­vi et, d’une extré­mi­té de la terre à l’autre, s’ac­cordent dans leur idéal pour repous­ser toute forme de gou­ver­ne­ment. Le rêve de liber­té mon­diale a ces­sé d’être une pure uto­pie phi­lo­so­phique et lit­té­raire, comme il l’é­tait pour les anciens fon­da­teurs de cités du Soleil ou de Jéru­sa­lem nou­velle ; il est deve­nu la recherche active d’une réa­li­té vivante pour des mul­ti­tudes d’hommes unis qui col­la­borent réso­lu­ment à la nais­sance d’une socié­té, dans laquelle il n’y aura plus de maîtres, plus de conser­va­teurs offi­ciels de la morale publique, plus de geô­liers ni de bour­reaux, plus de riches ni de pauvres, mais des égaux en droits, des frères ayant tous leur part quo­ti­dienne de pain, et se main­te­nant en paix et en cor­diale union, non par la fameuse obéis­sance à des lois, accom­pa­gnées de puni­tions redou­tables, mais par le res­pect mutuel des inté­rêts et l’ob­ser­va­tion scien­ti­fique des lois naturelles. 

Sans doute, cet idéal semble chi­mé­rique à plu­sieurs d’entre vous, mais je suis sûr aus­si qu’il paraît dési­rable à la plu­part et que vous aper­ce­vez au loin l’i­mage éthé­rée d’une socié­té paci­fique où les hommes désor­mais récon­ci­liés, lais­se­ront rouiller leurs épées, refon­dront leurs canons et désar­me­ront leurs canon­nières. D’ailleurs, n’êtes-vous pas de ceux qui depuis long­temps, depuis des mil­liers d’an­nées, dites-vous, tra­vaillent à construire le temple de l’é­ga­li­té ? Vous êtes « maçons », à seule fin de « maçon­ner » un édi­fice de pro­por­tions par­faites où n’entrent que des hommes libres, égaux et frères, tra­vaillant sans cesse leur per­fec­tion­ne­ment et renais­sant par la force de l’a­mour à une vie nou­velle de jus­tice et de bon­té. C’est bien cela, n’est-ce pas, et vous n’êtes pas seuls ! Vous ne pré­ten­dez point au mono­pole d’un esprit de pro­grès et de renou­vel­le­ment. Vous ne com­met­tez pas même l’in­jus­tice d’ou­blier vos adver­saires spé­ciaux, ceux qui vous mau­dissent et vous excom­mu­nient, les catho­liques ardents qui vouent à l’en­fer les enne­mis de la Sainte-Église, mais qui n’en pro­phé­tisent pas moins la venue d’un âge de paix défi­ni­tive. Fran­çois d’As­sise, Cathe­rine de Sienne, Thé­rèse d’A­vi­la et tant d’autres encore par­mi les fidèles d’une foi qui n’est point la nôtre, aimèrent cer­tai­ne­ment l’hu­ma­ni­té de l’a­mour le plus sin­cère et nous devons les comp­ter au nombre de ceux qui vivaient pour un idéal de bon­heur uni­ver­sel. Et main­te­nant les mil­lions et les mil­lions de socia­listes, à quelque école qu’ils appar­tiennent luttent aus­si pour un ave­nir où la puis­sance du capi­tal sera bri­sée et où les hommes pour­ront enfin se dire « égaux » sans ironie !

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Ain­si le but des anar­chistes leur est com­mun avec beau­coup d’hommes géné­reux, appar­te­nant aux reli­gions, aux sectes, aux par­tis les plus divers, mais ils se dis­tinguent net­te­ment par les moyens, ain­si que leur nom l’in­dique de la manière la moins dou­teuse. La conquête du pou­voir fut presque tou­jours la grande pré­oc­cu­pa­tion des révo­lu­tion­naires, même des mieux inten­tion­nés. L’é­du­ca­tion reçue ne leur per­met­tait pas de s’i­ma­gi­ner une socié­té libre fonc­tion­nant sans un gou­ver­ne­ment régu­lier, et, dès qu’ils avaient ren­ver­sé des maîtres haïs, ils s’empressaient de les rem­pla­cer par d’autres maîtres, des­ti­nés, sui­vant la for­mule consa­crée, à « faire le bon­heur de leurs peuples. » D’or­di­naire, on ne se per­met­tait même pas de pré­pa­rer un chan­ge­ment de prince ou de dynas­tie sans avoir fait hom­mage de son obéis­sance à quelque sou­ve­rain futur : « Le roi est tué ! Vive le roi ! » s’é­criaient les sujets tou­jours fidèles même dans leur révolte. Pen­dant des siècles et des siècles, tel fut imman­qua­ble­ment le cours de l’his­toire. « Com­ment pour­rait-on vivre sans maîtres ? » disaient les esclaves, les épouses, les enfants, les tra­vailleurs des villes et des cam­pagnes, et, de pro­pos déli­bé­ré, ils se pla­çaient la tête sous le joug comme le bœuf qui traîne la char­rue. On se rap­pelle les insur­gés de 1830 récla­mant la « meilleure des Répu­bliques » dans la per­sonne d’un nou­veau roi, et les répu­bli­cains de 1848 se reti­rant dis­crè­te­ment dans leurs tau­dis après avoir mis « trois mois de misère au ser­vice du gou­ver­ne­ment pro­vi­soire. » À la même époque une révo­lu­tion écla­tait en Alle­magne et un par­le­ment popu­laire se réunis­sait à Franc­fort : « L’an­cienne auto­ri­té est un cadavre » cla­mait un des repré­sen­tants. « Oui, répli­quait le pré­sident, mais nous allons le res­sus­ci­ter. Nous appel­le­rons des hommes nou­veaux qui sau­ront recon­qué­rir pour le pou­voir la confiance de la nation. » N’est-ce pas ici le cas de répé­ter le vers de Vic­tor Hugo

Un vieil ins­tinct humain mène à la turpitude ! 

À ce point de vue l’a­nar­chie repré­sente vrai­ment un esprit nou­veau. On ne peut point repro­cher aux liber­taires qu’ils cherchent à se débar­ras­ser d’un gou­ver­ne­ment pour se sub­sti­tuer à lui : « Ôte-toi de là pour que je m’y mette ! » est une parole qu’ils auraient hor­reur de pro­non­cer, et d’a­vance ils vouent à la honte et au mépris, ou du moins à la pitié, celui d’entre eux qui, piqué de la taren­tule du pou­voir, se lais­se­rait aller à bri­guer quelque place sous pré­texte de faire, lui aus­si, le bon­heur de ses conci­toyens. Les anar­chistes. pro­fessent, en s’ap­puyant sur l’ob­ser­va­tion, que l’É­tat et tout ce qui s’y rat­tache n’est pas une pure enti­té ou bien quelque for­mule phi­lo­so­phique, mais un ensemble d’in­di­vi­dus pla­cés dans un milieu spé­cial et en subis­sant l’in­fluence. Ceux-ci, éle­vés en digni­té, en pou­voir, en trai­te­ment au-des­sus de leurs conci­toyens, sont par cela même for­cés, pour ain­si dire, de se croire supé­rieurs aux gens du com­mun, et cepen­dant les ten­ta­tions de toute sorte qui les assiègent, les font choir presque fata­le­ment au-des­sous du niveau géné­ral. C’est là ce que nous répé­tons sans cesse à nos frères, — par­fois des frères enne­mis, — les socia­listes d’É­tat : « Pre­nez garde à vos chefs et man­da­taires ! Comme vous cer­tai­ne­ment ils sont ani­més des plus pures inten­tions ; ils veulent ardem­ment la sup­pres­sion de la pro­prié­té pri­vée et de l’É­tat tyran­nique ; mais les rela­tions, les occa­sions nou­velles les modi­fient peu à peu ; leur morale change avec leurs inté­rêts, et, se croyant tou­jours fidèles à la cause de leurs man­dants, ils lui deviennent for­cé­ment infi­dèles. Eux aus­si, déten­teurs du pou­voir, devront se ser­vir des ins­tru­ments du pou­voir, armée, mora­listes, magis­trats, gen­darmes, poli­ciers et mou­chards. » Depuis plus de trois mille ans, le poète hin­dou du Maha Bhâ­ra­ta a for­mu­lé sur ce sujet l’ex­pé­rience des siècles : « L’homme qui roule dans un char ne sera jamais l’a­mi de l’homme qui marche à pied ! »

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Ain­si les anar­chistes ont à cet égard les prin­cipes les plus arrê­tés : d’a­près eux, la conquête du pou­voir ne peut ser­vir qu’à en pro­lon­ger la durée avec celle de l’es­cla­vage cor­res­pon­dant. Ce n’est donc pas sans rai­son que le nom d’« anar­chistes » qui, après tout, n’a qu’une signi­fi­ca­tion néga­tive, reste celui par lequel nous sommes uni­ver­sel­le­ment dési­gnés. On pour­rait nous dire « liber­taires », ain­si que plu­sieurs d’entre nous se qua­li­fient volon­tiers, ou bien « har­mo­nistes » à cause de l’ac­cord libre des vou­loirs qui d’a­près nous consti­tue­ra la socié­té future ; mais ces appel­la­tions ne nous dif­fé­ren­cient pas assez des autres socia­listes. C’est bien la lutte contre tout pou­voir offi­ciel qui nous dis­tingue essen­tiel­le­ment ; chaque indi­vi­dua­li­té nous paraît être le centre de l’u­ni­vers, et cha­cune a les mêmes droits à son déve­lop­pe­ment inté­gral sans inter­ven­tion d’un pou­voir qui le dirige, le mori­gène ou le châtie.

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Vous connais­sez notre idéal. Main­te­nant, la pre­mière ques­tion qui se pose est celle-ci : « Cet idéal est-il vrai­ment noble et mérite-t-il le sacri­fice des hommes dévoués, les risques ter­ribles que toutes les révo­lu­tions entraînent après elles ? La morale anar­chiste est-elle pure, et dans la socié­té liber­taire, si elle se consti­tue, l’homme sera-t-il meilleur que dans une socié­té repo­sant sur la crainte du pou­voir ou des lois ? » Je réponds en toute assu­rance et j’es­père que bien­tôt vous répon­drez avec moi : « Oui, la morale anar­chiste est celle qui cor­res­pond le mieux à la concep­tion moderne de la jus­tice et de la bonté. » 

Le fon­de­ment de l’an­cienne morale, vous le savez, n’é­tait autre que l’ef­froi, le « trem­ble­ment », comme dit la Bible et comme maints pré­ceptes vous l’ont appris dans votre jeune temps. « La crainte de Dieu est le com­men­ce­ment de la sagesse », tel fut naguère le point de départ de toute édu­ca­tion : la socié­té dans son ensemble repo­sait sur la ter­reur. Les hommes n’é­taient pas des citoyens, mais des sujets ou des ouailles ; les épouses des ser­vantes, les enfants des petits esclaves, sur les­quels les parents avaient un reste de l’an­cien droit de vie et de mort. Par­tout, dans toutes les rela­tions sociales, se mon­traient les rap­ports de supé­rio­ri­té et de subor­di­na­tion ; enfin, de nos jours encore le prin­cipe même de l’É­tat et de tous les États par­tiels qui le consti­tuent est la hié­rar­chie, on l’ar­chie sainte, l’au­to­ri­té « sacrée », — c’est le vrai sens du mot. — Et cette domi­na­tion sacro-sainte com­porte toute une suc­ces­sion de classes super­po­sées dont les plus hautes ont toutes le droit de com­man­der, et les infé­rieures toutes le devoir d’o­béir. La morale offi­cielle consiste à s’in­cli­ner devant le supé­rieur, à se redres­ser fiè­re­ment devant le subor­don­né. Chaque homme doit avoir deux visages, comme Janus, deux sou­rires, l’un flat­teur, empres­sé, par­fois ser­vile, l’autre superbe et d’une noble condes­cen­dance. Le prin­cipe d’au­to­ri­té, — c’est ain­si que cette chose-là se nomme — exige que le supé­rieur n’ait jamais l’air d’a­voir tort, et que, dans tout échange de paroles, il ait le der­nier mot. Mais sur­tout il faut que ses ordres soient obser­vés. Cela sim­pli­fie tout : plus besoin de rai­son­ne­ment, d’ex­pli­ca­tions, d’hé­si­ta­tions, de débats, de scru­pules. Les affaires marchent alors toutes seules, mal ou bien. Et, quand un maître n’est pas là pour com­man­der, n’a-t-on pas des for­mules toutes faites, des ordres, décrets ou lois, édic­tés aus­si par des maîtres abso­lus ou par des légis­la­teurs à plu­sieurs degrés ? Ces for­mules rem­placent les ordres immé­diats et on les observe sans avoir à cher­cher si elles sont conformes à la voix inté­rieure de la conscience. 

Entre égaux, l’œuvre est plus dif­fi­cile, mais elle est plus haute : il faut cher­cher âpre­ment la véri­té, trou­ver le devoir per­son­nel, apprendre à se connaître soi-même, faire conti­nuel­le­ment sa propre édu­ca­tion, se conduire en res­pec­tant les droits et les inté­rêts des cama­rades. Alors seule­ment ou devient un être réel­le­ment moral, on naît au sen­ti­ment de sa res­pon­sa­bi­li­té. La morale n’est, pas un ordre auquel on se sou­met, une parole que l’on répète, une chose pure­ment exté­rieure à l’in­di­vi­du ; elle devient une par­tie de l’être, un pro­duit même de la vie. C’est ain­si que nous com­pre­nons la morale, nous, anar­chistes. N’a­vons-nous pas le droit de la com­pa­rer avec satis­fac­tion à celle que nous ont léguée les ancêtres ?

(À suivre)

Éli­sée Reclus 

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