Nogent-sur-Marne, 13 mai 1895. À Monsieur le Rédacteur en chef des Temps Nouveaux.
Monsieur et cher confrère,
L’appréciation formulée dans la bibliographie de votre numéro du 11 – 17 mai courant sur mon livre, La Pétaudière Coloniale dépasse trop évidemment le droit de critique pour que je ne vous demande pas la permission de protester dans les colonnes mêmes de votre estimable journal.
Je n’appartiens pas à un « clan exclu du pouvoir » comme vous m’en accusez très gratuitement, non plus que je n’appartiens à l’une quelconque des factions qui se le disputent entre elles.
Indépendant je suis, indépendant je veux rester et mon livre n’est que le récit très impartial d’un témoin. C’est parce que j’estime, en ma conscience de citoyen, que les Colonies peuvent, seules, apporter un remède efficace au mal social dont nous souffrons et qu’il faut améliorer nos procédés, que j’ai écrit La Pétaudière Coloniale.
Je vous serais reconnaissant de bien vouloir insérer la présente lettre et vous prie d’agréer, Monsieur et cher Confrère, l’assurance de mes sentiments distingués.
En publiant les quelques lignes par lesquelles nous recommandions à la lecture de nos lecteurs, le livre de M. Canu, nous n’avons fait qu’exprimer l’impression que nous en avait laissée la lecture que nous en avions faite. Nous ne connaissons pas personnellement M. Canu, il nous affirme qu’il n’appartient à aucune coterie ; en dehors de la lecture de son livre, nous n’avons pas d’autre raison de le supposer. Mais comme ce sont les individualités au pouvoir qu’il combat et non le système, il est à présumer qu’il s’imagine qu’en déplaçant les hommes qui sont dans les bureaux de l’administration coloniale, et en les remplaçant par des hommes « intègres » on arrivera à empêcher les abus qui s’y commettent.
Nous, nous sommes convaincus, que, tant que les mêmes institutions existeront, elles engendreront les mêmes abus, « quels que soient les hommes que l’on y mette. »
M. Canu veut résoudre la question sociale par le système colonial. Il s’inspire, sans doute, des paroles du Grrrand poète bourgeois, Victor Hugo qui, lui aussi, disait aux travailleurs : « Vous vous plaignez de ne pas avoir de place ? Il y a en Afrique des terrains immenses, allez‑y, nous vous les donnons ! » Et, dernièrement, s’apercevant que nul des mécontents n’était disposé à aller prendre possession de ces terrains que la munificence de ce poète si généreux mettait à leur disposition, la bourgeoisie avait pris certaines mesures pour les y envoyer malgré eux.
M. Canu est patriote, cela ressort de la lecture de son livre. Il estime, sans doute, que la conquête de l’Alsace et de la Lorraine fut une grande iniquité, une atteinte au droit des gens ! Voudrait-il nous dire ce que représentent les conquêtes coloniales ?
Parce qu’un degré de civilisation plus avancé nous a donné quelque avantage sur certains peuples, nous nous érigeons leurs maîtres, nous envahissons leurs territoires, nous leurs imposons nos coutumes, nous prélevons la dîme sur leurs produits les dépouillons de leurs meilleures terres, et, lorsqu’ils se révoltent, nous les décimons.
Mis en pratique par de simples particuliers, ce système serait poursuivi comme brigandage. Pratiqué par les gouvernements, c’est intitulé « œuvre civilisatrice ! » — Les choses changent d’aspect, selon le point de vue d’où on les envisage.
La colonisation est une œuvre de brigandage, elle ne peut engendrer que le dol et la fraude, quels que soient les hommes en place. Que M. Canu en prenne son parti, on pourra en changer autant que l’on voudra, ils ne pourront faire autre chose que ce qu’auront fait leurs prédécesseurs.
J. Grave