La Presse Anarchiste

Carnets

Nous défi­nis­sons plus loin, sous la rubrique « Pério­diques », à pro­pos d’un article de Preuves, la posi­tion de Témoins devant la lamen­table tra­gé­die de l’affaire Rosen­berg. Et — indi­rec­te­ment — nous la pré­ci­sons encore en publiant les pages d’André Prud­hom­meaux sur la peine de mort, pages qui prennent de ce fait une cin­glante actualité.

Mais nous nous en vou­drions de ne pas ver­ser au dos­sier les pro­pos tenus devant nous à Paris par un Américain.

C’était le der­nier jour de la longue attente : on savait que, le len­de­main, le pre­mier magis­trat des États-Unis aurait pris sa déci­sion définitive.

Ce jour-là, le hasard nous fai­sait dîner dans un res­tau­rant grec du quar­tier latin. Il y avait foule. Avi­sant un nou­vel arri­vé qui ne trou­vait pas de place, d’un geste nous lui avons indi­qué une chaise à notre table. Comme en s’asseyant il avait mur­mu­ré quelques mots de remer­cie­ment dans un fran­çais très pur mais légè­re­ment tein­té d’accent anglo-saxon, nous ne fûmes pas peu sur­pris de l’entendre ensuite com­man­der son repas dans la langue mater­nelle du gar­çon, le grec moderne.

Aux quelques ques­tions que notre curio­si­té ne put s’empêcher de poser alors à notre voi­sin, celui-ci, homme d’allures dis­tin­guées, de cette dis­tinc­tion presque ecclé­sias­tique de cer­tains grands intel­lec­tuels, répon­dit de très bonne grâce. Amé­ri­cain, il avait pen­dant un cer­tain nombre d’années par­ti­ci­pé à des fouilles en Asie Mineure et en Grèce. Un savant, donc, un archéo­logue, et, un peu plus tard, comme nous évo­quions un sou­ve­nir de Paes­tum ou de Sicile, nous avons consta­té qu’il ne connais­sait pas moins à fond la langue de Dante.

Si nous don­nons ces pré­ci­sions, ce n’est pas, on le devine, par goût du pit­to­resque, mais pour bien mar­quer qu’il ne s’agissait pas de l’Américain moyen, de l’homme de la rue qui avale les bobards de McCar­thy entre l’abrutissement de son « job » et celui de la télé­vi­sion. Ce qui suit n’en est que plus révé­la­teur de l’abîme qui, mal­heu­reu­se­ment, existe entre la plus grande puis­sance du monde et ses amis d’Occident, — un abîme, hélas, plus grand que l’océan qui sépare l’ancien et le nou­veau monde.

Nous l’avons dit, c’était la veille de la déci­sion suprême. Savoir ce que pou­vait bien pen­ser un Amé­ri­cain culti­vé était trop ten­tant. Nous le lui demandâmes.

Avouons-le, nous le lui avons deman­dé presque par super­sti­tion, pas seule­ment dans l’espoir — naïf — d’entendre une voix un peu rai­son­nable, mais comme pour avoir un « signe » avant-cou­reur de la grâce.

Ça n’a pas traîné.

Mais quoi, — peu importe au fond que notre inter­lo­cu­teur de ren­contre ait cru dur comme fer à la culpa­bi­li­té des condam­nés ; que même, dans sa céci­té poli­tique, il ait esti­mé inévi­table leur exé­cu­tion. Cela, c’était du confor­misme, et il y en a de par tout le monde. Ce n’est pas le plus grave, — quoique le monde en soit ce qu’il est. Non, le plus grave, c’était la par­faite bonne conscience de ce confor­misme-là, — le confor­misme à la seconde puis­sance, pour ain­si dire, et comme on n’en a pas idée en Europe, qui se déga­geait des pro­pos du bon­homme. Que si, disait-il, les Rosen­berg avaient dû si long­temps attendre pour être fixés (tu parles !), cela s’expliquait par les nom­breuses, les mul­tiples garan­ties offertes aux pré­ve­nus par la légis­la­tion des États. Qu’il était, lui, infi­ni­ment triste qu’il se fût trou­vé des Amé­ri­cains pour com­mettre une aus­si grave tra­hi­son. Car, non, elle ne fai­sait pas le moindre doute. (Et nous enten­dions, nous, dans notre mémoire, le même ton affli­gé d’homme d’église de cer­tain consul amé­ri­cain, jadis, nous expo­sant avec tous les atten­dris­se­ments de la bonne foi mécon­nue qu’il ne man­quait pas une seule preuve pour jus­ti­fier l’assassinat légal de Sac­co et Van­zet­ti, et que vrai­ment les Euro­péens étaient des gens bien drôles de ne pas voir cela.) Puis, comme nous n’avions pas pu nous rete­nir de dire : « Soit, lais­sons de côté la ques­tion, au reste à nos yeux si confuse, de la culpa­bi­li­té ; lais­sons de côté aus­si, bien que ce soit raide, le sup­plice de l’attente ; lais­sons de côté éga­le­ment ce qui doit vous paraître de la sen­si­ble­rie euro­péenne, ou plus exac­te­ment fran­çaise, car c’est uni­que­ment en France que les gens de toutes nuances se sont trou­vés d’accord pour sou­hai­ter le geste non seule­ment humain mais habile de la grâce, — oui, lais­sons de côté tout cela, mais ne pou­vez-vous pas vous ima­gi­ner que si ces deux mal­heu­reux sont, comme ils le nient d’ailleurs, com­mu­nistes ou com­mu­ni­sants, et qu’ils aient eu des infor­ma­tions sur l’arme secrète, leur devoir — il faut bien en par­ler, puisque vous pré­ten­dez les juger mora­le­ment — était d’agir comme, pro­ba­ble­ment à tort, vous croyez qu’ils ont fait ? », — comme donc nous avions posé cette ques­tion-là, voi­ci quelle fut la réponse : « Très dif­fi­cile à ima­gi­ner, car notre église (nous devions apprendre plus tard qu’il s’agissait de l’Eglise angli­cane d’Amérique) nous enjoint, de ne jamais men­tir à l’autorité, de prier pour elle, quelle qu’elle soit. »

Nous ne savons pas si nous nous trom­pions, nous le vou­drions bien, mais cet homme avec qui nous venions de par­ler, le pays d’où il venait, ce pays que nous nous pei­gnons d’ordinaire sous les traits du moder­nisme à outrance, oui, tout d’un coup, ce pays neuf nous est appa­ru comme une espèce de moyen âge retardé.

Quelle dif­fé­rence, au fond, avec l’idolâtrie sta­li­nienne ? — et com­ment, pour nous défendre de celle-ci, oser espé­rer, de l’autre côté, de jeter un pont, de faire naître un véri­table dialogue ?

J. P. S. 

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