La Presse Anarchiste

Carnets

La peine de mort est l’expression la plus frap­pante du prin­cipe social auto­ri­taire, c’est-à-dire du prin­cipe qui pose la socié­té comme trans­cen­dante à l’existence des indi­vi­dus qui la com­posent. Elle est un attri­but essen­tiel de la divi­ni­té et de la sou­ve­rai­ne­té du groupe, et, par suite, de la majes­té de ceux qui jugent, décident et exé­cutent en son nom. Toute loi, tout com­man­de­ment, se pré­sente sous la forme de dilemme : « Tu obéi­ras, tu te confor­me­ras, ou tu seras retran­ché de la col­lec­ti­vi­té » ; et — soit que ce retran­che­ment, cette ampu­ta­tion d’un membre pour le salut de l’ensemble, prenne l’aspect san­glant du meurtre légal, ou l’aspect non san­glant de la réclu­sion, de l’excommunication, de la qua­ran­taine — la sanc­tion revient tou­jours à ceci : le contre­ve­nant est mis hors la loi, c’est-à-dire hors la socié­té, alors que la socié­té se consi­dère comme la vie même ; il est donc pla­cé momen­ta­né­ment ou défi­ni­ti­ve­ment hors la vie, dans les ténèbres inté­rieures de la pri­son qui pro­tège l’homme mar­qué du signe de Caïn ou dans les ténèbres exté­rieures de l’exil où le pros­crit l’ostracisme de sa tri­bu, — hors de la vie, dans le néant ou l’au-delà, où se situent, pour par­ler comme David Rous­set, « les Jours de notre mort ».

Rien de sem­blable ne pour­rait résul­ter de la mul­ti­pli­ci­té des contrats inter­in­di­vi­duels, pas­sés à éga­li­té et réci­pro­ci­té, en ver­tu du prin­cipe d’autonomie et du prin­cipe fédé­ra­tif, entre un homme et ceux avec qui il se trouve sur divers ter­rains en rap­ports per­son­nels. Comme l’a très bien vu Bec­ca­ria : « Quel est celui qui aura vou­lu céder à autrui le droit de lui ôter la vie ? Com­ment sup­po­ser que, dans le sacri­fice que cha­cun fait de la plus petite por­tion de liber­té pour le plus grand avan­tage per­son­nel, soit com­pris le sacri­fice du plus grand des biens, de la vie ? » (Mar­quis de Bec­ca­ria – Des délits et des peines). Par contre, ce que ne voyait pas clai­re­ment Bec­ca­ria, c’est que toute péna­li­té non contrac­tuelle, c’est-à-dire résul­tant de la « sou­ve­rai­ne­té » et des lois, tombe dans la même caté­go­rie et sous la même cri­tique que la peine de mort. Elle est « une guerre décla­rée à un citoyen par la nation qui juge sa des­truc­tion (ou son éli­mi­na­tion) néces­saire, ou du moins utile, à la san­té du corps social ».

Ain­si l’abolition de la peine de mort en Tos­cane (1786), et en Autriche (1787), qui sui­vit la publi­ca­tion du livre de Bec­ca­ria, consti­tuait en fait un ache­mi­ne­ment, mais très incom­plet et très fra­gile en lui-même, vers l’abolition géné­rale du prin­cipe d’autorité et de pénalité.

— O —

La Révo­lu­tion fran­çaise mani­feste l’entrecroisement de deux cou­rants, dont l’un, cou­rant ency­clo­pé­dique, ten­dait à la dis­so­lu­tion des pou­voirs sociaux dans les rela­tions inter­in­di­vi­duelles, tan­dis que l’autre, cou­rant jaco­bin, ten­dait à recons­ti­tuer les pou­voirs dans leur abso­lui­té. Ce fut ce der­nier qui l’emporta. Cepen­dant, la Consti­tuante, encore à demi péné­trée d’esprit ency­clo­pé­dique, vit quelques-uns de ses membres s’élever contre la peine de mort et en récla­mer éner­gi­que­ment l’abolition. Dans les séances du 22 et du 23 mai 1791, Lepel­le­tier de Saint-Far­geau lut un long rap­port sur le Code pénal au nom du Comi­té de juris­pru­dence cri­mi­nelle. À la sup­pres­sion de la tor­ture, déjà pro­non­cée sous l’ancien régime, il pro­po­sait de joindre celle de l’échafaud.

« Quel saint et reli­gieux res­pect vous ins­pi­re­rez pour la vie des hommes, lorsque la loi elle-même abdi­que­ra le droit d’en dis­po­ser ! Tant que le fer sacré n’est pas sus­pen­du au fond du sanc­tuaire, le peuple, qui l’aperçoit, pour­ra céder à l’illégitime pen­sée de s’en attri­buer l’usage ; il offen­se­ra la loi en vou­lant la défendre ; il peut être cou­pable et cruel par patrio­tisme et par vertu. »

Pour arra­cher des adhé­sions, Lepel­le­tier de Saint-Far­geau, comme d’ailleurs Bec­ca­ria, avait recours à un expé­dient dia­lec­tique à l’usage des réfor­ma­teurs timides : il affir­mait que la peine capi­tale est somme toute moins redou­table et moins redou­tée que la pri­son et par­ti­cu­liè­re­ment la soli­tude cel­lu­laire. Et il pro­po­sait de rem­pla­cer la mort par douze ou vingt ans de cachot, d’où il espé­rait tirer à la fois l’intimidation des cri­mi­nels pos­sibles, et l’amendement moral des condamnés.

Le 30 mai, un nom­mé Pru­gnon lui répon­dit en sup­pliant ses col­lègues de conser­ver la peine de mort, « gar­dienne sacrée des droits de la socié­té ». L’assemblée ordon­na l’impression de son dis­cours. Il fut élo­quem­ment contre­dit par… Robespierre.

Le 31 mai, Pétion s’exprima dans le sens de Bec­ca­ria. Le gas­tro­nome Brillat-Sava­rin opi­na dans le même sens de sécu­ri­té diges­tive que Pru­gnon ; Duport, adver­saire de la peine de mort, fut inter­rom­pu par des huées.

Le 1er juin, l’assemblée déci­da, presque à l’unanimité, que la peine de mort serait main­te­nue. Cette déci­sion fut accla­mée par le peuple des tri­bunes. La voie était ouverte pour la Ter­reur et pour « l’érotisme de la guillotine ».

[/​André Prud­hom­meaux/​]

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