La Presse Anarchiste

Correspondance de Marcel Berthet

Dans une lettre cha­leu­reu­se­ment fra­ter­nelle datée du 12 juin, Mar­cel Ber­thet (Men­ton), que nous n’avions pas le plai­sir de connaître jusqu’ici, nous écrit entre autres :

Par Contre-Cou­rant, j’ai appris l’existence de votre revue « Témoins » et curieux à plus d’un titre (revue parais­sant en Suisse, — pays où je suis né et ai vécu plus de vingt-cinq ans, — attrait de votre signa­ture, déjà connue par Les Humbles…, etc.), d’en prendre connais­sance, je me suis hâté d’en com­man­der un exem­plaire… …(J)’ai été sur­tout très heu­reux d’y trou­ver des pages de Fritz Brup­ba­cher et la pro­messe d’autres écrits de ce « socia­liste » dont la pen­sée et la vie sont à mes yeux, avec celles de Vic­tor Serge…, par­mi les plus belles du mou­ve­ment pro­lé­ta­rien de ce siècle.

Il y a quelques années, j’avais com­men­cé à tra­duire, — pour mon plai­sir per­son­nel et l’édification éven­tuelle de quelques amis, — cer­taines pages de ce livre post­hume de Fritz Brup­ba­cher, Der Sinn des Lebens (Le sens de la vie). Un sur­croît de tra­vail d’abord, un état défi­cient et la mala­die ensuite, et quelques dif­fi­cul­tés de tra­duire sans tra­hir cer­taines pages de ce livre, m’ont arrê­té dans cette entre­prise après une ving­taine de cha­pitres divers… En com­men­çant cette tra­duc­tion, j’avais consi­gné quelques notes concer­nant mes ren­contres spi­ri­tuelles avec Fritz Brup­ba­cher ; à titre docu­men­taire, je me per­mets de les joindre à ma lettre, elles vous feront com­prendre tout le plai­sir et la satis­fac­tion que j’éprouve en retrou­vant dans votre revue des textes de ce mili­tant et pen­seur admi­rable. Quoi pour­rait témoi­gner plus de mes sen­ti­ments à l’égard de sa pen­sée que le fait qu’ici au Sana où je n’ai appor­té qu’une demi-dou­zaine de bou­quins, Der Sinn des Lebens est là, sur ma table de chevet ?

Mar­cel Ber­thet est trop modeste. Loin de pré­sen­ter un inté­rêt seule­ment docu­men­taire, ses « notes », outre les remarques ter­mi­nales, si per­ti­nentes, sur l’un des cas les plus lamen­tables et les plus décou­ra­geants des pro­cès de Mos­cou, rendent en effet au mieux l’un des aspects fon­da­men­taux de la pen­sée brup­ba­ché­rienne, puisqu’il s’agit des pro­blèmes posés à la fois par l’exemple de Bakou­nine et par l’oubli où la grande masse de nos contem­po­rains l’ont lais­sé tom­ber. Voi­ci ce texte :

Fritz Brupbacher, militant et penseur socialiste

Du doc­teur Fritz Brup­ba­cher, en fait, je sais très peu de chose. Je pour­rais en connaître beau­coup. Lorsque, entre ma dix-hui­tième et ma ving­tième années, je mili­tais dans la Jeu­nesse socia­liste de Zurich, il m’arriva fré­quem­ment de croi­ser le Dr Brup­ba­cher, car nous habi­tions à quelques cen­taines de mètres l’un de l’autre. Je le connais­sais alors de vue et de répu­ta­tion. Sur son phy­sique, mes sou­ve­nirs res­tent assez impré­cis, je crois me rap­pe­ler sa grosse tête au masque quelque peu tour­men­té ; ses yeux, me semble-t-il, étaient clairs et péné­trants. Dans le même temps, j’assistai éga­le­ment à une de ses confé­rences des­ti­nées à la jeu­nesse pro­lé­ta­rienne et trai­tant de la ques­tion sexuelle. Mais jamais je n’ai eu de contact direct avec lui et — à mon grand regret d’aujourd’hui — jamais je n’ai su (ou osé) pro­fi­ter des occa­sions qui m’étaient offertes de faire sa connais­sance autre­ment que par ses écrits. C’est pour­tant à cette époque que je ren­con­trai pour la pre­mière fois sa pen­sée poli­tique, qui eut tou­jours sur mon déve­lop­pe­ment social une grande influence. En effet, les édi­tions Rie­der venaient de publier la célèbre Confes­sion de Michel Bakou­nine dont le texte fran­çais était dû à la plume de l’épouse de Fritz Brup­ba­cher — Pau­lette Brup­ba­cher — et l’introduction au Dr Brup­ba­cher lui-même. Com­bien de fois n’ai-je pas relu alors (et main­te­nant encore) cer­tains pas­sages de cette intro­duc­tion ! Brup­ba­cher pas­sait encore pour com­mu­niste-bol­ché­viste, la lec­ture de ces pages ne pou­vaient lais­ser aucun doute sur le grand divorce entre sa pen­sée et le sta­li­nisme [[De doute sur ce divorce, le texte en ques­tion en lais­sait si peu que le quo­ti­dien com­mu­niste zuri­chois Der Kämp­fer en publia de longs extraits en lea­der, les inti­tu­lant « Fritz Brup­ba­cher s’exclut lui-même du par­ti ».]] À Zurich, dans les milieux de jeu­nesse il était fort aimé, il y avait plus de réti­cence à son égard de la part des mili­tants socia­listes ; esti­mé par la gauche, il se voyait plus ou moins hon­ni de la droite et des gens en place. La bour­geoi­sie, elle, le haïs­sait (il était d’une vieille famille de la bour­geoi­sie zurichoise).
Près de quinze ans se sont pas­sés depuis le temps où mes pas croi­saient ceux du Dr Brup­ba­cher au coin de la Kaser­nens­trasse et du Sihl­brücke ; depuis des années, le Dr Brup­ba­cher n’est plus, mais, dans ma biblio­thèque, trois livres [[Léger lap­sus : le second des textes aux­quels pense Ber­thet, la Lettre à J. P. Sam­son n’est pas un volume mais une simple mis­sive publiée par Les Humbles et dans laquelle Brup­ba­cher, tout en m’approuvant d’avoir repro­ché sans amé­ni­té à leur direc­teur Mau­rice Wul­lens de publier les tristes élu­cu­bra­tions du fas­ciste et anti­sé­miste Van den Broek (une espèce de sous-Céline), don­nait une pro­fonde ana­lyse de l’esprit nazi chez les pro­lé­taires d’Allemagne et sou­li­gnait les ana­lo­gies appa­ren­tant l’une à l’autre les struc­tures hit­lé­rienne et sta­li­nienne quant aux pri­vi­lèges accor­dés par les deux régimes aux bien-pen­sants de la classe ouvrière. (S.)]] marquent trois ren­contres spi­ri­tuelles, trois livres per­pé­tuent la pen­sée tou­jours vivante de ce grand, de ce vrai socia­liste dont les actes ne démen­tirent jamais l’idéal :

1932 — Intro­duc­tion à la « Confes­sion » de Bakounine.

1939 — Lettre à J. P. Samson.

1946 — Der Sinn des Lebens (livre posthume).

Introduction à la « Confession » de Michel Bakounine

Avant de pro­cé­der à une ana­lyse bio­gra­phique som­maire de Bakou­nine et de repla­cer dans son cli­mat l’élaboration de cette Confes­sion, Fritz Brup­ba­cher s’arrête à quelques consi­dé­ra­tions poli­ti­co-phi­lo­so­phiques. Tout d’abord, consta­tant que le nom de Michel Bakou­nine est incon­nu de la plu­part de nos contem­po­rains et que des quelques-uns qui le connaissent, beau­coup ne se sou­viennent de lui que pour le haïr, il écrit : « Quelques-uns, pour­tant, l’aiment avec fer­veur » [[Michel Bakou­nine, Confes­sion (Rie­der, Paris, 1932), Intro­duc­tion par Fritz Brup­ba­cher.]]. Pour­quoi donc Bakou­nine, qui fut un grand nom de l’époque qua­rante-hui­tarde, plus grand même et plus popu­laire que celui de Marx, est-il main­te­nant si oublié, alors que celui de Marx est uni­ver­sel­le­ment connu ? Pour Brup­ba­cher, l’explication est psychologique :

« Le sou­ve­nir de Bakou­nine a dis­pa­ru dans la mesure où ont dis­pa­ru dans le pro­lé­ta­riat cer­taines ten­dances psy­cho­lo­giques. Disons-le dès main­te­nant : à mesure que s’est déve­lop­pée la grande indus­trie a dis­pa­ru dans le pro­lé­ta­riat l’aspiration à la liber­té, à la per­son­na­li­té ; — les ten­dances liber­taires et anar­chistes du bakou­nisme sont allées s’effaçant et, en même temps, le sou­ve­nir de Bakou­nine. » [[Idem.]]

L’évolution de la socié­té sous l’influence de la grande indus­trie a ame­né l’homme à perdre la notion de la liber­té. « La grande indus­trie ayant tué la volon­té d’être libre, l’esclavage a engen­dré chez le pro­lé­taire la volon­té de puis­sance » [[Idem.]]. La volon­té de puis­sance s’oppose à la volon­té d’être libre ; le liber­taire devient donc pour son adver­saire un enne­mi mor­tel, il faut le com­battre, il faut l’anéantir. « À la phase anti­au­to­ri­taire du socia­lisme a suc­cé­dé un socia­lisme auto­ri­taire, qui, sous cette forme, a vain­cu en Rus­sie la féo­da­li­té et la socié­té bour­geoise ». « Qui­conque aspire à la liber­té devient un contre-révo­lu­tion­naire et mérite la haine et la calom­nie. Bakou­nine étant l’antiautoritaire par excel­lence, il mérite par excel­lence la calom­nie et la haine » [[Idem.]].

« Ain­si calom­nié par le pro­lé­ta­riat contem­po­rain [[Bien avant, Marx, pré­fi­gu­rant les exploits des pro­cès mos­co­vites et le rôle du pro­cu­reur Vichins­ky, avait par­fai­te­ment com­pris le truc, lorsque, pour se débar­ras­ser des auto­ri­taires et zigouiller du même coup la Pre­mière Inter­na­tio­nale, il obte­nait du Congrès de La Haye (1872), sur la base d’un rap­port men­son­ger fabri­qué par ses agents, l’exclusion de Bakou­nine et la scis­sion avec la Fédé­ra­tion juras­sienne. (S)]], oublié par une bour­geoi­sie qui a ces­sé d’être révo­lu­tion­naire, Bakou­nine doit se conten­ter d’être aimé de ceux qui, encore qu’à dis­tance et après bien des péri­pé­ties effec­tuées à tra­vers la psy­cho­lo­gie des dif­fé­rentes classes, pres­sentent la venue d’un temps où le luxe de la liber­té recom­men­ce­ra d’être consi­dé­ré comme l’un des plus grands biens de l’humanité [[Michel Bakou­nine, Confes­sion (Rie­der, Paris, 1932), Intro­duc­tion par Fritz Brupbacher.]] ».

Dans ce bref avant-pro­pos, nous sen­tons bien toute la pen­sée d’un Fritz Brup­ba­cher qui vient de se libé­rer d’une obser­vance deve­nue irres­pi­rable pour son huma­nisme et son socia­lisme ; nous sen­tons bien que, pour lui, il n’était plus pos­sible de vivre dans le par­ti com­mu­niste, et cela mal­gré les attaches sen­ti­men­tales qui pou­vaient encore de rete­nir dans le par­ti de la Révo­lu­tion Russe. Ce qu’il écrit dans la pleine matu­ri­té de son esprit, nous le retrou­vons plus déve­lop­pé tout au long de ce livre post­hume qu’est Le sens de la vie (Der Sinn des Lebens).

Cette perte du sens de la liber­té, de la volon­té de liber­té, du pro­lé­ta­riat contem­po­rain et de l’homme moderne pré­oc­cupe par­ti­cu­liè­re­ment Fritz Brup­ba­cher dans son Intro­duc­tion à la Confes­sion de Bakou­nine, il y revient à plu­sieurs reprises, mais chaque fois avec la cer­ti­tude [[Tout à fait exact pour l’époque de la rédac­tion de ladite Intro­duc­tion. Moi-même, lorsque je l’ai tra­duite en fran­çais après avoir révi­sé le manus­crit de Pau­lette Brup­ba­cher en vue de l’édition chez Rie­der (édi­tion dont les der­niers exem­plaires furent, très logi­que­ment, détruits par les nazis pen­dant l’occupation), — je me suis sou­vent entre­te­nu de ce point avec Brup­ba­cher, et il fai­sait alors encore confiance à un retour pos­sible du sens de la liber­té. Par la suite, il semble bien que ce qui était encore, avant [19]33 une manière de cer­ti­tude ait fait place, chez lui, à une vue plus sombre de l’avenir. Mais sans qu’il en dédui­sit jamais la vel­léi­té d’abdiquer, bien au contraire. (S.)]] qu’un temps vien­dra ou le sen­ti­ment de liber­té repren­dra ses droits : « Aus­si Bakou­nine rede­vien­dra-t-il actuel le jour où l’homme com­men­ce­ra à trou­ver insup­por­table le des­po­tisme bour­geois et le des­po­tisme pro­lé­ta­rien » [[Michel Bakou­nine, Confes­sion (Rie­der, Paris, 1932), Intro­duc­tion par Fritz Brup­ba­cher.]]. Et plus loin encore : « Mais dès que l’abondance des vivres et d’autres rai­sons encore [[Les évé­ne­ments d’Allemagne orien­tale et de Ber­lin-Est montrent, en 1953, que le manque de vivres peut jouer exac­te­ment le même rôle. (S.)]] feront réap­pa­raître des indi­vi­dua­li­tés, la lutte repren­dra entre le prin­cipe de per­inde ad cada­ver et la volon­té d’être soi-même et d’être libre. Or, ce moment vien­dra, et notre époque médié­vale — car avons-nous autre chose qu’un autre Moyen Âge ? — devra faire place à une nou­velle Renais­sance, c’est-à-dire à une nou­velle culture. » [[Idem.]]

Entre celui [[Michel Bakou­nine]] qui a écrit : « Il n’y a rien de vivant et d’humain en dehors de la liber­té, et un socia­lisme qui la rejet­te­rait de son sein ou qui ne l’accepterait pas comme unique prin­cipe créa­teur et comme base nous mène­rait tout droit à l’esclavage et à la bes­tia­li­té », et celui qui régla sa vie sur ce pré­cepte qu’il nous lègue : « Nous vou­lons que chaque jour soit un jour de lutte pour un mor­ceau de pain sup­plé­men­taire et une par­celle de liber­té de plus » [[Fritz Brup­ba­cher, Der Sinn des Lebens (Édi­tions Oprecht, Zurich 1945).]], la paren­té est cer­taine ; le jeune homme que j’étais lorsque Brup­ba­cher me révé­la Bakou­nine ne pou­vait man­quer d’être mar­qué de cet idéal de liberté.

(En marge du sujet qui nous pré­oc­cupe ici, je relè­ve­rai en outre, dans cette Intro­duc­tion à la Confes­sion de Michel Bakou­nine cette remarque faite par Radek à Fritz Brup­ba­cher en 1921 lors de la publi­ca­tion à Mos­cou de la Confes­sion ; je crois inté­res­sant de le faire, car ce même Radek — seize ans plus tard, le 29 jan­vier 1937, dans sa der­nière décla­ra­tion devant le Tri­bu­nal Mili­taire de la Cour suprême de l’URSS, com­men­çait ain­si : « Citoyens juges ! Du moment que j’ai recon­nu avoir tra­hi la patrie, toute pos­si­bi­li­té de défense est exclue. Il n’est pas d’arguments au moyen des­quels un homme mûr qui n’est pas dépour­vu de conscience, pour­rait jus­ti­fier la tra­hi­son de la patrie. Je ne peux non plus pré­tendre à des cir­cons­tances atté­nuantes… » (Le pro­cès du Centre anti­so­vié­tique trots­kiste, — compte ren­du sté­no­gra­phique des débats). Voi­ci ce que rap­porte Fritz Brup­ba­cher : « Il (Radek) me dit en sub­stance : Bakou­nine était en pri­son ; il vou­lait natu­rel­le­ment en sor­tir et il avait alors évi­dem­ment le droit d’adopter le style le plus conforme à cet objec­tif ». [[Michel Bakou­nine, Confes­sion (Rie­der, Paris, 1932), Intro­duc­tion par Fritz Brupbacher.]]

Nice, 1947, Mar­cel Berthet. 

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