La Presse Anarchiste

Émergence d’une organisation

Quand la ques­tion de l’or­ga­ni­sa­tion se pose — en dehors des pro­cla­ma­tions avant-gar­distes — c’est en réponse à une situa­tion qu’il faut ana­ly­ser en prio­ri­té, puis­qu’elle peut conte­nir déjà les élé­ments d’une réponse. Ce n’est pas vrai­ment le cas quand il s’a­git d’une défaite, et que l’heure des bilans fait appa­raître tout ce qui a été man­qué par suite du défaut d’or­ga­ni­sa­tion. Les confron­ta­tions débouchent alors au mieux sur des struc­tures de sur­vie rigides. Il n’en va pas de même quand des groupes constatent qu’ils pour­raient don­ner une exten­sion nou­velle à leurs acti­vi­tés s’ils par­ve­naient à s’or­ga­ni­ser ou à s’or­ga­ni­ser autre­ment, ou encore — ce qui revient à peu près au même — quand ils constatent qu’ils vont entrer en stag­na­tion et en dis­lo­ca­tion s’ils ne sautent pas ce pas. 

J’a­bor­de­rai la ques­tion de la manière la plus simple et la plus empi­rique, et je n’ai pas l’im­pres­sion de jouer sur les mots en disant : il ne s’a­git pas de « construire une orga­ni­sa­tion » mais de voir com­ment nous orga­ni­ser. Le pro­blème de l’or­ga­ni­sa­tion s’ins­talle en même temps que les pre­miers linéa­ments d’une orga­ni­sa­tion, et à par­tir d’eux. Il faut donc évi­ter avant tout de blo­quer le pro­ces­sus en cours par des prises de posi­tion trop for­ma­listes qui risquent de déclen­cher très vite des cris­tal­li­sa­tions anta­go­nistes autour des termes tra­di­tion­nels du débat (pour ou contre l’or­ga­ni­sa­tion en géné­ral, orga­ni­sa­tion spé­ci­fique ou fusion dans les luttes, « plate-forme » ou « syn­thèse », etc.). Il vaut mieux cla­ri­fier et ren­for­cer ce qui se met déjà en place, et à la limite ne dis­cu­ter qu’a­vec ceux qui ne sont pas à prio­ri oppo­sés à l’i­dée d’une liai­son permanente. 

Par­tir de ce qui se fait, et se cherche, réduit aus­si de beau­coup le carac­tère volon­ta­riste de la démarche. Com­ment s’in­tro­duit la ques­tion pour nous ? Pas for­cé­ment de la meilleure manière, qui serait : « Voi­ci ce que nous vou­lons faire ensemble, com­ment allons-nous nous y prendre ? ». La for­mu­la­tion serait plu­tôt : « Ren­con­trons-nous pour voir ce que nous pou­vons faire ensemble ». 

Le nombre des gens qui se sentent et se disent anar­chistes s’est accru ; l’in­for­ma­tion qui cir­cule bien plus lar­ge­ment per­met à des réflexes anti­au­to­ri­taires dif­fus et à un ensemble de refus, de cri­tiques et d’as­pi­ra­tions, de se « recon­naître » comme liber­taires. En même temps, la dis­per­sion des luttes anti­au­to­ri­taires et le flou de leur expres­sion ont fait retom­ber l’at­tente d’un « dépas­se­ment des vieilles idéo­lo­gies par la dyna­mique du mou­ve­ment ». La dyna­mique elle-même n’est plus très évi­dente, et le spon­ta­néisme d’a­près mai 68 a subi l’u­sure de la « sta­bi­li­sa­tion » (ce qui intro­duit aus­si dans la dis­cus­sion des élé­ments de la situa­tion de défaite). La dif­fu­sion d’une men­ta­li­té anar­chi­sante n’est cepen­dant pas niable, et dans cer­taines villes se crée un nou­veau milieu liber­taire dépas­sant lar­ge­ment l’an­cien ghet­to (tout en inté­grant une par­tie des rescapés). 

Cette pro­li­fé­ra­tion crée un malaise, un sen­ti­ment de frus­tra­tion. Des éner­gies sont dis­po­nibles et ne trouvent pas à s’employer ; les ren­contres s’é­puisent dans la répé­ti­tion ; des gens appa­raissent et dis­pa­raissent ; les slo­gans cir­culent plus que les idées ; des ini­tia­tives s’é­teignent sans un début de concré­ti­sa­tion. La décep­tion devant l’i­nor­ga­ni­sa­tion et ses consé­quences fait sur­gir l’at­tente de l’organisation. 

Dans l’é­tat pré­sent des choses, quels ser­vices pour­rait rendre l’or­ga­ni­sa­tion ? On peut sup­po­ser que les besoins les plus pres­sants sont ceux qui ont pro­vo­qué déjà un effort de réa­li­sa­tion. Quelques exemples : 

  • Les lieux de ren­contre. Peu à peu, dans cer­taines villes, des locaux se montent. Il devient pos­sible de faire des réunions plus régu­lières et plus ouvertes, les contacts sont moins tri­bu­taires du hasard et des com­por­te­ments de bande, un tra­vail col­lec­tif peut être envisagé. 
  • Les « dépla­ce­ments de ren­contre ». Dans nos pro­vinces, nous voyons de nou­veau débar­quer des copains. Des ren­contres s’or­ga­nisent : Lan­terne noire, Infor­ma­tions-Lyon, L’A­nar­cho, Dis­si­dence. Des ren­contres régio­nales démarrent (Rhône-Alpes). Ces voyages sont utiles, même quand ils en res­tent au pre­mier stade : voir la tête des autres, et ce qu’ils fabriquent. Cer­tains ras­sem­ble­ments aus­si ont un objet plus pré­cis, comme celui qui s’est fait à Paris autour de l’an­ti­mi­li­ta­risme et de la répression. 
  • Les publi­ca­tions, qui sont les pre­miers points de fixa­tion de ces regrou­pe­ments et qui, avec l’é­qui­pe­ment de locaux, sus­citent le tra­vail en com­mun. Ce qui se mani­feste à tra­vers elles, c’est le besoin de cla­ri­fier les idées, de res­ser­rer la dis­cus­sion, d’é­lar­gir le champ de vision et de faire tour­ner l’information. 

Mettre en rap­port, déga­ger des points com­muns, infor­mer sur les actions en cours, per­mettre la concer­ta­tion sur des inter­ven­tions simi­laires, appor­ter des élé­ments de for­ma­tion : quelques fonc­tions essen­tielles de l’or­ga­ni­sa­tion se déve­loppent là. Il reste à étendre leur por­tée et la fré­quence de leur entrée en activité. 

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La liai­son qui se cherche est plus exac­te­ment une com­bi­nai­son mou­vante de liai­sons diver­si­fiées. Peut-être après tout n’est-il pas si impor­tant de savoir ce que nous vou­lons faire ensemble. Il est plus utile de rele­ver dans quelles pra­tiques nous sommes déjà enga­gés, de quelles pra­tiques nous pou­vons rendre compte, pour déter­mi­ner ce qui peut être inten­si­fié ou éclair­ci par une liai­son. En fait, nous avons une double dis­per­sion à dépas­ser : celle du cou­rant anar­chiste, celle des pra­tiques aux­quelles nous par­ti­ci­pons. Je ne reviens pas sur le carac­tère frag­men­taire, ponc­tuel, mino­ri­taire, des luttes qui nous mobi­lisent maintenant. 

Pour sor­tir de l’é­par­pille­ment sans tom­ber dans le fan­tasme d’une stra­té­gie révo­lu­tion­naire qui ven­tile scien­ti­fi­que­ment nos forces entre fronts prin­ci­paux et fronts secon­daires, deux arti­cu­la­tions sont pos­sibles, et leur mise en oeuvre devrait entrer dans les tâches de l’organisation. 

La pre­mière est de liai­son pure et simple : en infor­mant sur ce qui se fait dans les dif­fé­rents groupes, mettre en rela­tion ceux qui sont sur la même lan­cée : comi­tés de chô­meurs, éco­lo­gie, fémi­nisme, espace urbain, entre­prises, etc. Pas for­cé­ment dans la pers­pec­tive d’une action com­mune qui peut se révé­ler dif­fi­cile (…sinon pour faire front com­mun dans un quel­conque orga­nisme natio­nal, ce qui n’est pas tou­jours inutile), mais pour ren­for­cer l’ac­tion des uns et des autres par un apport d’in­for­ma­tions, d’a­na­lyses et de propositions. 

L’autre arti­cu­la­tion met­trait en rap­port les pra­tiques dif­fé­rentes. Là encore, le rôle de l’in­for­ma­tion est impor­tant, mais il ne s’a­git pas seule­ment de dire ce qui se fait : expli­ci­ter aus­si les rai­sons de l’ac­tion, les ana­lyses qui la sous-tendent, les objec­tifs visés. Cela ne va pas de soi. Les rai­sons d’être du régio­na­lisme ou de l’é­co­lo­gie ou de la libé­ra­tion homo­sexuelle ne sont cer­tai­ne­ment pas claires pour tout le monde, même pas tou­jours pour ceux qui s’en réclament. On ne peut pas non plus s’ar­rê­ter à l’ex­pli­ca­tion : ce qui importe, c’est de voir si et où ces luttes com­mu­niquent, en quoi elles se relaient, com­ment elles s’ins­crivent dans un même contexte global. 

Il y a à cela une jus­ti­fi­ca­tion immé­diate. Cha­cune des pra­tiques « uni­li­néaires » peut conduire la sépa­ra­tion jus­qu’au sec­ta­risme ou au réfor­misme pur et simple, perdre com­plè­te­ment le sens de ses limites et de ses insuf­fi­sances. Une cri­tique rai­son­née (mutuel­le­ment accep­tée…) et l’ou­ver­ture sur les autres « lignes » peut aider à faire cra­quer les cloi­son­ne­ments. Mais cette volon­té de main­te­nir constam­ment la pos­si­bi­li­té d’une com­mu­ni­ca­tion entre les dif­fé­rentes séries d’in­ter­ven­tions ne devient vrai­ment effi­ciente que si elle est sou­te­nue par un tra­vail théo­rique déga­geant la logique et la néces­si­té de ces arti­cu­la­tions. Il s’a­git bien de mon­trer com­ment chaque libé­ra­tion requiert les autres si elle ne veut pas ‘se retrou­ver blo­quée elle-même, et com­ment chaque type d’op­pres­sion et d’ex­ploi­ta­tion s’a­gence sur tous les autres dans le sys­tème du capi­tal et du pouvoir. 

Voyons de manière un peu plus concrète com­ment ces arti­cu­la­tions pour­raient jouer à par­tir des seg­ments d’or­ga­ni­sa­tion dont nous dis­po­sons déjà. 

  • Liai­sons indif­fé­ren­ciées (locales et régio­nales) : regrou­pe­ments par proxi­mi­té géo­gra­phique, autour d’é­qui­pe­ments com­muns (locaux, ronéos, maté­riel d’é­di­tion, etc.). La situa­tion géo­gra­phique peut déter­mi­ner des ter­rains d’in­ter­ven­tion en fonc­tion des condi­tions éco­no­miques ou his­to­riques par­ti­cu­lières, et don­ner ain­si à l’ac­tion de dif­fé­rents groupes une orien­ta­tion com­mune. Si par contre les groupes d’une ville ou d’une région (ou les indi­vi­dus qui se retrouvent dans un groupe) par­ti­cipent à des actions bien dis­tinctes, le fait de se réunir de manière « indif­fé­ren­ciée » per­met l’é­change d’in­for­ma­tions et la rup­ture des cloi­son­ne­ments. Au-delà du cadre de la région, la liai­son indif­fé­ren­ciée n’a pas d’in­té­rêt : une ren­contre natio­nale sur ces bases ne pour­rait ame­ner que la plus grande confusion. 
  • Liai­sons dif­fé­ren­ciées (sec­to­rielles, affi­ni­taires, etc.). C’est la réunion d’in­di­vi­dus ou de groupes sur la base de pra­tiques et de prio­ri­tés com­munes. Elles mettent en rap­port des frac­tions de groupes locaux, avec une exten­sion régio­nale, natio­nale ou même inter­na­tio­nale. Ces struc­tures trans­ver­sales ne devraient pas être trop figées, pour évi­ter l’ins­ti­tu­tion de « ten­dances » idéo­lo­giques qui devien­draient vite concur­rentes et exclu­sives. Elles peuvent très bien n’exis­ter que le temps d’une action col­lec­tive, et rien ne devrait empê­cher un indi­vi­du de par­ti­ci­per à plu­sieurs de ces liai­sons, si leurs objec­tifs l’in­té­ressent, ou de cir­cu­ler de l’une à l’autre. 

Il me paraît en effet impor­tant de conce­voir les liai­sons dif­fé­ren­ciées plus en fonc­tion de sec­teurs d’in­ter­ven­tion que de plates-formes idéo­lo­giques. Avec ces réserves : le choix d’un type de pra­tique est tou­jours (par­fois impli­ci­te­ment) lié à des prises de posi­tion théo­riques, et l’en­semble des liai­sons est envi­sa­gé dans une spé­ci­fi­ci­té liber­taire affir­mée. De plus, il est pré­vi­sible qu’une liai­son dif­fé­ren­ciée, quand elle atteint une cer­taine exten­sion numé­rique, soit ten­tée de se consti­tuer en orga­ni­sa­tion sépa­rée. Ce qu’il faut pré­ser­ver au moins dans ce cas, c’est que des groupes ou des indi­vi­dus de la nou­velle orga­ni­sa­tion « auto­nome » puissent conti­nuer à assu­rer les rela­tions avec le réseau d’o­ri­gine, ne serait-ce qu’à, tra­vers les regrou­pe­ments locaux et régio­naux « indif­fé­ren­ciés ». La même atti­tude me semble sou­hai­table face aux orga­ni­sa­tions liber­taires exis­tant déjà sur d’autres bases que celles du réseau dont il est ques­tion ici. Le rap­pro­che­ment est le plus facile sur le plan local et régio­nal (indif­fé­ren­cié), mais peut se faire aus­si sur le plan des liai­sons dif­fé­ren­ciées : des cama­rades actifs dans les entre­prises ou les syn­di­cats, par exemple, peuvent déve­lop­per des rela­tions et des actions com­munes avec une Union des tra­vailleurs com­mu­nistes libertaires. 

Ce ne sont là, évi­dem­ment, que des pré­li­mi­naires assez vagues. Je pro­pose une méthode plus qu’un sché­ma pré­cis. Il fau­drait envi­sa­ger à par­tir de là le tra­vail concret qui est à faire, et qui n’a­van­ce­ra pas selon une pure spon­ta­néi­té. Il est inévi­table que des groupes prennent sur eux de col­lec­ter et de redif­fu­ser l’in­for­ma­tion, soit sur leur région, soit sur un sec­teur d’ac­ti­vi­té. À quoi se rat­tache aus­si la ques­tion des publi­ca­tions : étendre celles qui existent, en créer une nou­velle qui réponde à la pers­pec­tive de for­mer un réseau plus vaste, avec ses dif­fé­rentes arti­cu­la­tions ? Infor­ma­tions-Lyon est en train de se trans­for­mer dans le pro­ces­sus de regrou­pe­ment régio­nal. Mais les pro­blèmes clas­siques ne com­mencent alors qu’à se poser : rap­ports entre les groupes édi­teurs (ou équipes de rédac­tion) et l’en­semble du réseau. Des groupes vont-ils se spé­cia­li­ser en « bureaux de cor­res­pon­dance » ou en édi­teurs d’un jour­nal de liai­son ? Vont-ils être « contrô­lés » (com­ment, par qui) ou vont-ils faire leur tra­vail sous leur propre res­pon­sa­bi­li­té, affir­mée et recon­nue ? Quels pou­voirs vont-ils concen­trer entre leurs mains ? etc. 

Cela peut être un des objets de la dis­cus­sion ouverte par la Lan­terne noire et par Infor­ma­tions-Lyon. Si je veux être consé­quent avec la méthode d’ap­proche pré­co­ni­sée dans ce texte, je peux dire sim­ple­ment : étu­dions les solu­tions au fur et à mesure des liai­sons qui se créent…

René (Stras­bourg)

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