La Presse Anarchiste

L’anarchie et l’organisation

« Ils n’i­ma­ginent pas qu’une socié­té puisse fonc­tion­ner sans maîtres ni valets, sans chefs ni sol­dats. » À bas les chefs ! 

[/​J. Dejacques [[J. Dejacques. À bas les chefs. Ed Champ Libre, Paris 1971, p. 213.]]/]

« Le mou­ve­ment qui, en quelques jours, tra­ver­sa tous les stades d’une révo­lu­tion, de la grève à l’in­sur­rec­tion en pas­sant par les mani­fes­ta­tions de rue, jaillit des masses elles-mêmes sans être diri­gé d’en haut. Aucun comi­té cen­tral de par­ti, aucune per­son­na­li­té connue n’en assu­ma la direc­tion ni l’or­ga­ni­sa­tion. » [[Anwei­ler O. Les soviets en Rus­sie. Ed. Gal­li­mard, 1972, p. 125.]]

Février 1917. Une révo­lu­tion se met en marche. Mais Lénine se méfiait d’un mou­ve­ment sans une tête visible. 

Les Soviets, orga­ni­sa­tions spon­ta­nées des masses pay­sannes et pro­lé­taires, à cet endroit et à ce moment de l’his­toire, devaient être mis au ser­vice du par­ti bol­che­vique car « le mar­xisme enseigne (…) que le par­ti poli­tique de la classe ouvrière, c’est-à-dire le par­ti com­mu­niste, est le seul capable de grou­per, d’é­du­quer et d’or­ga­ni­ser l’a­vant-garde du pro­lé­ta­riat et de toutes les masses labo­rieuses… » (Lénine).

Pour uti­li­ser les conseils, il fal­lait aus­si leur don­ner de l’é­lan : « Tout le pou­voir aux Soviets ! » et Lénine découvre le Marx anti­éta­tiste de la Com­mune de 1871 et il écrit L’É­tat et la Révo­lu­tion. Pour les vieux bol­che­viques, ceci sen­tait trop l’a­nar­chisme et Lénine se fit accu­ser de vou­loir occu­per un trône vacant depuis Bakounine. 

Une fois les Soviets consti­tués en tant qu’or­ganes du pou­voir, la « dic­ta­ture » de la classe et du par­ti se confond un moment pour ensuite lais­ser toute la place, et sans équi­voque, à la dic­ta­ture du Par­ti sur la classe. C’est à Zino­viev de l’a­vouer : « À défaut de la dic­ta­ture de fer du Par­ti Com­mu­niste, le pou­voir des Soviets en Rus­sie n’au­rait pas tenu trois ans, ni même trois semaines. Il faut que tout ouvrier conscient com­prenne que la dic­ta­ture de la classe ouvrière ne peut être réa­li­sée que par la dic­ta­ture de son avant-garde, c’est-à-dire que par le Par­ti Com­mu­niste (…). Le contrôle du Par­ti sur les organes sovié­tiques, sur les syn­di­cats, telle est la seule garan­tie solide qu’à l’a­ve­nir seront satis­faits non les inté­rêts de groupes quel­conques, mais ceux du pro­lé­ta­riat tout entier » [[Op. cit. p. 305.]]

Une fois l’op­po­si­tion révo­lu­tion­naire éli­mi­née, sur­tout par la répres­sion vio­lente du mou­ve­ment anar­chiste et du cou­rant maxi­ma­liste [[Voir A. Skir­da. Les Anar­chistes dans la Révo­lu­tion Russe. La tête de feuilles, Paris, 1973.]], il appa­raît à l’in­té­rieur du par­ti bol­che­vique lui-même une oppo­si­tion qui s’ap­puie timi­de­ment sur des prin­cipes oubliés, ceux de l’au­to­no­mie ouvrière, par exemple. En 1920, Alexan­dra Kol­lon­taï écri­vait : « Nous redou­tons l’ac­ti­vi­té auto­nome des masses. Nous avons peur de lais­ser le champ libre à leur esprit créa­teur. Nous crai­gnons la cri­tique. Nous avons ces­sé de faire confiance aux masses. [[Anwei­ler O., op. cit. p. 309.]] » Et Rosa Luxem­bourg ajou­tait à la cri­tique : « une dic­ta­ture, certes, pas la dic­ta­ture du pro­lé­ta­riat mais la dic­ta­ture d’une poi­gnée de poli­ti­ciens, c’est-à-dire la dic­ta­ture dans le sens bour­geois, dans le sens de l’hé­gé­mo­nie jaco­bine. » [[Ibid. p. 310. Voir aus­si D. Gué­rin : Rosa Luxem­bourg et la spon­ta­néi­té révo­lu­tion­naire. Flam­ma­rion, Paris 1971.]] 

Main­te­nant c’est le tour de Lénine d’ac­cu­ser l’Op­po­si­tion Ouvrière de « dévia­tions anar­cho-syn­di­ca­listes » de la même façon que la social-démo­cra­tie alle­mande avait trai­té Rosa Luxem­bourg d’anarcho-syndicaliste. 

Pour les amis de Lénine et de Trots­ky, toute défense de l’au­to­no­mie des masses est sus­pecte d’a­nar­chisme. Com­pli­ment flatteur ! 

Du mot d’ordre du prin­temps 1917 « Tout le pou­voir aux conseils » il ne res­ta en 1921, sur la glace de la Bal­tique, que la véri­té toute nue : Tout le pou­voir au Comi­té Cen­tral ! [[Février 1921 : grèves de Petro­grad, insur­rec­tion de Crons­tadt. 17 mars : écra­se­ment de l’in­sur­rec­tion. 8 – 16 mars : Xe congrès du Par­ti Com­mu­niste Russe, attaque vio­lente contre l’Op­po­si­tion Ouvrière, décla­ra­tion sur l’u­ni­té du Par­ti, sup­pri­mant toute ten­dance ou « frac­tion­ne­ment » et sur « La ten­dance syn­di­ca­liste et anar­chiste dans notre Par­ti ». Voir pour la tota­li­té du pro­ces­sus « Les Bol­che­viques et le contrôle ouvrier 1917 – 1921 ». M. Bri­ton, Auto­ges­tion et Socia­lisme, numé­ros 24 – 25, sept.-déc. 1973.]]

Comme tou­jours, dans l’es­pace d’une révo­lu­tion, la rela­tion entre le pro­jet et l’ac­tion (insur­rec­tion) prend une acui­té dra­ma­tique. Ils sont au ren­dez-vous : 1. la vieille socié­té, une socié­té qui meurt ; 2. une spon­ta­néi­té des masses qui cherche l’or­ga­ni­sa­tion d’une nou­velle socié­té sans maîtres ni esclaves, sans patrons ni sala­riés ; 3. et ce sont aus­si les révo­lu­tion­naires, ceux qui ont mûri et affi­né le pro­jet dans les ombres de la per­sé­cu­tion, dans les inter­stices du vieux monde. 

Il est évident que de ce point de vue là deux pro­blèmes majeurs sont sous-jacents tout au long du pro­ces­sus social : 1) l’un c’est la pos­si­bi­li­té d’exis­tence d’une socié­té sans contrainte, une orga­ni­sa­tion sociale, une ins­ti­tu­tion­na­li­sa­tion de la vie sociale basée sur l’au­to­no­mie des indi­vi­dus et des groupes. Une orga­ni­sa­tion anti-auto­ri­taire de la socié­té comme un tout ; 2) l’autre est la rela­tion à éta­blir à l’in­té­rieur de la socié­té exis­tante, socié­té de classes, hié­rar­chique et bureau­cra­tique, entre la majo­ri­té d’ex­ploi­tés qui « doivent » faire la révo­lu­tion et la mino­ri­té de révo­lu­tion­naires qui « veulent » la faire. Entre l’une et l’autre, ain­si sché­ma­ti­que­ment conçues, appa­raissent les pro­blèmes en rap­port avec la conscience de la situa­tion et le pro­jet de changement. 

En ce qui concerne le pre­mier point, il est bien connu que les anar­chistes affirment la pos­si­bi­li­té d’une orga­ni­sa­tion sociale sans auto­ri­té, basée sur des accords libres et sur la soli­da­ri­té. L’or­ga­ni­sa­tion de la socié­té sans auto­ri­té est le noyau de la théo­rie anar­chiste, ain­si que l’i­dée que c’est ici et main­te­nant, dans le pré­sent de la vie quo­ti­dienne, que se joue cette pos­si­bi­li­té et non pas dans un futur hypo­thé­tique dans lequel on arri­ve­ra à la dis­pa­ri­tion des classes et au dépé­ris­se­ment de l’É­tat grâce au déve­lop­pe­ment interne des forces pro­duc­tives dans le capitalisme. 

C’est-à-dire que — et ceci fait par­tie du deuxième pro­blème posé anté­rieu­re­ment — à l’in­té­rieur de la lutte de classes, telle qu’elle appa­raît dans le sys­tème capi­ta­liste, et, en fonc­tion d’un pro­jet révo­lu­tion­naire anti-auto­ri­taire, la cri­tique théo­rique et pra­tique des rap­ports d’au­to­ri­té (de domi­na­tion) doit être por­tée aus­si bien sur la façon de conce­voir l’or­ga­ni­sa­tion pos­sible des anar­chistes, que sur les rap­ports entre majo­ri­té et mino­ri­té à l’in­té­rieur des dif­fé­rents groupes sociaux en lutte dans le système.

« Il faut sor­tir du roman­tisme. Voir les masses, dirai-je, en pers­pec­tive. Il n’y a pas le peuple, homo­gène, mais les foules, variées, sépa­rées en caté­go­ries. Il n’y a pas la volon­té révo­lu­tion­naire des masses, mais des moments révo­lu­tion­naires, dans les­quels les masses sont un énorme levier » [[Ber­ne­ri, Cami­lo : « L’a­nar­chis­mo del­la piat­ta­for­ma » dans Il ruo­lo del­la orga­ni­zaz­zione anar­chi­ca, p. 314.]],écrivait très jus­te­ment C. Ber­ne­ri en cri­ti­quant l’a­nar­chisme de La Plate-forme. 

Com­ment s’or­ga­ni­ser — ou ne pas s’or­ga­ni­ser — alors ? Attendre l’ar­ri­vée du moment révo­lu­tion­naire ? Faire du spon­ta­néisme de la masse un syno­nyme de son autonomie ? 

Il est clair que pour les anar­chistes « la conscience n’est pas exo­gène à la classe ». Ce n’est pas un groupe d’a­vant-garde qui doit éclai­rer et gui­der le pro­lé­ta­riat. Mais une telle conscience n’est pas « endo­gène » non plus. C’est le pro­duit du pro­ces­sus révo­lu­tion­naire. C’est l’é­la­bo­ra­tion du pro­jet de la part des dif­fé­rents groupes qui, en fonc­tion de leur conscience par­tielle du pro­ces­sus, luttent de dif­fé­rentes façons dans le sein de la socié­té de classes. Cette conscience par­tielle s’ex­prime par des idées, des idéo­lo­gies, des concep­tions théo­riques. En fonc­tion d’elles se ren­contrent, se mettent en rap­port, s’or­ga­nisent les révo­lu­tion­naires et non seule­ment en fonc­tion de leur posi­tion de la classe. Mais « les idées, pen­sait Bakou­nine, n’ont de prise que sur les indi­vi­dus. Les masses y res­tent indif­fé­rentes ou rebelles, tant que ses idées ne se sont pas ren­con­trées et confon­dues avec leurs propres ins­tincts, avec le mou­ve­ment fatal qui leur imprime leur situa­tion éco­no­mique » [[Bakou­nine M. Œuvres com­plètes. Ed. Champ Libre, vol. 2, p. 182, Paris, 1974.]].

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Ces brèves consi­dé­ra­tions ont la fina­li­té ou la pré­ten­tion de rou­vrir le débat sur l’or­ga­ni­sa­tion, la spon­ta­néi­té et la conscience. 

Nous pen­sons que la situa­tion pré­sente rend actuel ce débat dans la mesure où se créent les condi­tions d’un mou­ve­ment révo­lu­tion­naire de masses en même temps que la réno­va­tion lente mais constante du mou­ve­ment anarchiste. 

Il est inté­res­sant de consta­ter que des nou­velles situa­tions font sur­gir des vieux pro­blèmes dans la mesure où cer­taines affi­ni­tés se font évi­dentes. Par exemple, le blo­cage des solu­tions pos­sibles dans la socié­té indus­trielle, l’é­chec du com­mu­nisme tota­li­taire sovié­tique du point de vue des fina­li­tés décla­rées, la col­lu­sion entre la social-démo­cra­tie, le « libé­ra­lisme avan­cé » et une cer­taine fas­ci­sa­tion latente de la socié­té mettent une par­tie du pro­lé­ta­riat urbain et cer­taines couches sala­riées de la popu­la­tion en situa­tion d’af­fron­te­ment total avec le sys­tème tel qu’il l’é­tait de fait le pro­lé­ta­riat indus­triel urbain à la fin du der­nier siècle. C’est dans ce sens que nous retrou­vons cer­taines cri­tiques au syn­di­ca­lisme, par exemple, déjà expri­mées par Mala­tes­ta en 90, ou des cri­tiques de la famille et de la vie quo­ti­dienne propres aux indi­vi­dua­listes. De même que cer­taines formes de lutte telles que le sabo­tage et autres formes plus ou moins illé­ga­listes de défense reviennent à la surface. 

De toute façon la contra­dic­tion conflic­tuelle entre ten­dance à l’or­ga­ni­sa­tion et à la désor­ga­ni­sa­tion, entre spon­ta­néi­té et ins­ti­tu­tion­na­li­sa­tion, entre cen­tra­lisme et auto­no­mie sont inhé­rentes au sys­tème capi­ta­liste, à la socié­té de classes, de même que l’op­po­si­tion per­ma­nente entre réfor­misme et révo­lu­tion. C’est vrai ce que Mat­tick écrit : « Il y aura anti­thèse entre l’or­ga­ni­sa­tion et la spon­ta­néi­té tant que se per­pé­tue­ront et la socié­té de classes et les ten­ta­tives de l’a­battre. » [Paul Mat­tick : Orga­ni­sa­tion et spon­ta­néi­té (1949) p. 109. Dans Inté­gra­tion capi­ta­liste et rup­ture ouvrière.]]

En résu­mant : dans cette intro­duc­tion au pro­blème nous avons vou­lu signa­ler les mul­tiples niveaux à par­tir des­quels peut être abor­dé le thème de l’or­ga­ni­sa­tion. Une chose est l’or­ga­ni­sa­tion et la spon­ta­néi­té des masses dans le pro­ces­sus révo­lu­tion­naire, une autre, l’or­ga­ni­sa­tion ouvrière dans les périodes de sta­bi­li­té, une autre l’or­ga­ni­sa­tion spé­ci­fique des révo­lu­tion­naires et une autre, encore, l’or­ga­ni­sa­tion pos­sible d’une socié­té sans domi­na­tion ni exploitation. 

La publi­ca­tion, dans le der­nier numé­ro de La Lan­terne Noire d’un [article sur la recons­truc­tion de la C.N.T. en Espagne c’est un bon exemple de ce qu’il est néces­saire de dis­cu­ter, sur des bases concrètes, en ce qui concerne les pos­si­bi­li­tés et les dan­gers d’une orga­ni­sa­tion syn­di­cale de masse par rap­port au mou­ve­ment révo­lu­tion­naire d’une part, et aux orga­ni­sa­tions spé­ci­fiques de l’a­nar­chisme de l’autre. 

Nico­las.

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