La Presse Anarchiste

Lectures

Pour la pre­mière fois, il semble que le grand écri­vain autri­chien Robert Musil va enfin — onze ans après sa mort — ces­ser d’être à peu près igno­ré du public, tant en pays de langue alle­mande, grâce à l’édition com­plète actuel­le­ment entre­prise chez Rowohlt, qu’en Amé­rique, où les tra­duc­tions récem­ment parues reçoivent l’accueil le plus enthou­siaste. Quel injuste retard, si l’on songe qu’il s’agit d’un auteur dont l’œuvre prin­ci­pale, Der Mann ohne Eigen­schaf­ten, a fait dire à un excellent juge : « Il n’y a rien de mieux en langue alle­mande entre les deux guerres ». (Albert Drey­fus, « Regards sur Robert Musil » dans Lettres, Genève, 1945). — Hélas, cette heure de la répa­ra­tion ne semble pas, en France, avoir déjà son­né. En atten­dant de contri­buer pour notre part à com­bler une aus­si déplo­rable lacune, nous pen­sons per­mis de repro­duire ici un frag­ment de l’étude que nous avons nous-même publiée sur Musil dans le très beau numé­ro de Lettres jadis consa­cré à l’Autriche. Certes, le rap­pro­che­ment, que l’on va lire, entre Musil et Valé­ry pour­ra paraître un peu osé. Mais, solide ou fra­gile, c’est du moins une espèce de perche à tendre au lec­teur de langue française…

(À pro­pos osé : le dit rap­pro­che­ment Valé­ry-Musil ci-des­sous sug­gé­ré implique la tra­duc­tion naïve du titre Der Mann ohne Eigen­schaf­ten par L’Homme sans qua­li­tés. Or, dans le même article pré­cé­dem­ment cité, Albert Drey­fus remarque au contraire : « Le mot Eigen (propre à l’homme) -schaft ne cor­res­pond ni à qua­li­té ni à carac­tère (terme, faut-il ici pré­ci­ser, choi­si par Bar­ba­ra Church pour les frag­ments parus dans Mesures en jan­vier 1935), plu­tôt à ver­tu… On devrait tra­duire Der Mann ohne Eigen­schaf­ten par L’Homme sans ver­tus, en pen­sant aux ver­tus qui lui sont per­son­nelles. » Cela est fort sub­ti­le­ment nuan­cé. Mais qui ne voit en même temps que « ver­tu », dès lors, équi­vaut cepen­dant à qua­li­té, ou déter­mi­na­tion ? Comme si sou­vent, c’est donc encore la ver­sion la plus simple qui, à notre humble avis, a peut-être les meilleures chances de ne pas trahir.)

Quelle signi­fi­ca­tion… convient-il de déga­ger du thème prin­ci­pal de l’Eigen­schafts­lo­sig­keit, de l’indétermination, de l’absence de soi, thème qui… motive… le titre de tout l’ouvrage ?

Je ne crois pas qu’on ait jamais sug­gé­ré à cet égard un rap­pro­che­ment qui, d’abord, peut sur­prendre, et cepen­dant s’impose étran­ge­ment. Si éton­nant que cela puisse paraître, il est indu­bi­table, en effet, que la pen­sée du roman­cier Musil s’éclaire gran­de­ment dès qu’on s’avise d’en com­pa­rer la posi­tion fon­da­men­tale au cas, très dif­fé­rent en appa­rence et pour­tant ana­logue à la racine, de Paul Valé­ry. Jusqu’au jour où, après quelques écrits de jeu­nesse, il com­men­ça de publier ses chefs‑d’œuvre, le pres­ti­gieux auteur de l’Intro­duc­tion à la méthode de Léo­nard de Vin­ci ne res­ta-t-il pas, lui aus­si, tel le héros du roman musi­lien, comme à l’écart du monde et de soi, absor­bé dans une médi­ta­tion en appa­rence sans objet ? L’analogie, même, est si frap­pante que l’on peut se deman­der s’il n’y a pas là le symp­tôme d’un grand fait inhé­rent à la vie de l’esprit de notre époque. Plus se pro­longe la paix armée qui pré­cède les grandes guerres, moins les convic­tions, les croyances don­nées semblent avoir de prise sur nombre d’intellectuels ; beau­coup sentent leur propre moi comme leur échap­per à eux-mêmes. On flotte, on cherche la « gra­tui­té », on est comme en vacances du réel. Chez les uns, ce sera une école de fuite : l’aventure pour l’aventure. Chez les plus exi­geants, il s’agira tout au contraire de tra­vailler à trou­ver ce qui en vaut vrai­ment la peine. De là, peut-être, chez deux esprits aigus comme Valé­ry et Musil — Valé­ry est né en 1871, Musil en 1880 — cette hési­ta­tion paral­lèle à décou­vrir leur être propre. Qu’on veuille bien relire, par exemple, ces quelques lignes de Valé­ry qui pour­raient ser­vir de com­men­taire à la posi­tion toute sem­blable de son cadet autrichien :

« Plus une conscience est “consciente”, plus son per­son­nage, ses opi­nions, ses actes, ses carac­tères, ses sen­ti­ments lui appa­raissent étranges — étrangers…

« Il faut bien que j’aie des opi­nions ; des habi­tudes, un nom, des affec­tions, des répul­sions, un sys­tème du monde, comme il faut bien que le mur de ma chambre ait une cer­taine cou­leur. Je suis à tout ce que je suis ce que la lumière est à cette cou­leur. Elle pour­rait éclai­rer quoi que ce soit.

« — Com­ment vous appelez-vous ?

« — Je ne sais pas.

« — Votre âge ?… je ne sais pas. Votre lieu de nais­sance ? sais pas. Pro­fes­sion ? sais pas… C’est bien : vous êtes moi-même. »[[Choses tues.]]

Plus abso­lus (c’est leur part de roman­tisme) que le Des­cartes de la morale pro­vi­soire, Musil et Valé­ry, dans le com­mun « atten­tisme de la per­sonne » par quoi pour­rait se défi­nir leur posi­tion pre­mière, dédaignent déli­bé­ré­ment ce qui est seule­ment humain — mais en ver­tu d’une expec­ta­tive féconde, d’une quête des valeurs vraies…

Pour­sui­vant sur un ter­rain moins cen­tral, mais non moins signi­fi­ca­tif, notre confron­ta­tion, nous écri­vions aussi :

Signa­lons tou­te­fois, dès main­te­nant, chez Valé­ry et Musil, un second trait com­mun… Musil et Valé­ry, on vient de le voir, mettent en doute le moi ; mais par une démarche de pen­sée toute sem­blable et presque ingé­nue sous ses appa­rences aver­ties, l’un et l’autre trans­posent éga­le­ment ce doute, et alors pour n’en plus sor­tir, dans le domaine des réa­li­tés col­lec­tives, de l’histoire. Peut-être y a‑t-il là, chez tous les deux, un effet de la for­ma­tion mathé­ma­ti­cienne, qui incline tant d’esprits mode­lés par elle à ne voir dans les sciences morales qu’un ensemble de conjec­tures ? Mais sur­tout, à l’époque où Valé­ry et, plus tard, Musil ont médi­té sur les sciences exactes, celles-ci entraient ou se débat­taient dans la plus pro­fonde des crises. Après le bel opti­misme du dix-neu­vième siècle dans sa pre­mière moi­tié, l’explication scien­ti­fique se heurte à des pro­blèmes inat­ten­dus, qui mettent en cause les notions les plus fon­da­men­tales. Si bien que la méfiance envers soi-même paraît dès lors le devoir pre­mier de l’esprit. Or, c’est bien le sou­ci de ce devoir-là qui a dic­té à Valé­ry les pages célèbres où il pro­clame son scep­ti­cisme his­to­rique, son refus de l’histoire. Et si, pour en reve­nir à Musil, celui-ci ne nie pas l’histoire de façon aus­si radi­cale, du moins la consi­dère-t-il comme une espèce d’accident : « Si l’homme, écrit-il, a sur­tout pour carac­té­ris­tique de mani­fes­ter des opi­nions, il en résulte que, ne se mani­fes­tant jamais tout entier ni dura­ble­ment, il s’y repren­dra sans cesse de mille façons tou­jours variées ; et de là vient qu’il a une his­toire. Si donc il en a une, ce n’est que par fai­blesse, me semble-t-il ; bien que les his­to­riens, évi­dem­ment, tiennent la facul­té de faire, de pro­duire de l’histoire, pour un mérite tout particulier ! »

Ain­si, le scep­ti­cisme créa­teur qui, chez l’un et chez l’autre, dans l’attention rigou­reuse prê­tée aux jeux de la pen­sée pure comme aux fata­li­tés des sen­ti­ments humains, donne sa valeur insigne à leur com­mun « atten­tisme per­son­nel », paraît, sur ce ter­rain, faire place à une cri­tique uni­que­ment dis­sol­vante. Quand Valé­ry, quand Musil parlent d’histoire, toute l’acuité de leur regard n’empêche point qu’ils semblent tous deux frap­pés d’une céci­té para­doxale. On a envie de dire qu’ils n’ont pas le sens de ce qui bouge :

… Cruel Zénon ! Zénon d’Elée,

M’as-tu frap­pé de cette flèche ailée

Qui vibre, vole, et qui ne vole pas ?

Avions-nous plei­ne­ment rai­son d’ajouter alors que, en pré­sence d’une telle fin de non-rece­voir, « l’on en vient à pen­ser que l’intelligence… tend, de nos jours, à démis­sion­ner devant la réa­li­té du deve­nir ? » Guère, à vrai dire, si le sens de cette réa­li­té du deve­nir, l’acceptation de l’histoire comme don­née devait inévi­ta­ble­ment impli­quer sou­mis­sion de l’homme à ce que « réa­listes » et mar­xistes dénomment de concert la néces­si­té his­to­rique. Chez Musil, en tout cas, il n’y a point démis­sion quand il prend le par­ti de ne se point encom­brer de l’histoire, mais la volon­té — éga­le­ment créa­trice d’histoire — de res­ti­tuer les vraies valeurs qui sont l’homme. L’esprit pur n’est pas son affaire — heu­reu­se­ment. Si abs­trait, et quel­que­fois ratio­ci­nant que puisse paraître son livre, c’est le sens de la vie qu’il vou­drait trou­ver et nous rendre. Et nous voi­ci reve­nus aux pro­blèmes que nous essayions de poser ici même il y a trois mois à pro­pos de l’actuelle démarche « reli­gieuse » de la pen­sée de Silone. Déjà, dans cette même ancienne étude sur l’auteur de L’Homme sans qua­li­tés, nous écrivions :

Si Musil recherche avec une telle inten­si­té la véri­té psy­cho­lo­gique et intel­lec­tuelle, c’est qu’il y a en lui le besoin beau­coup plus pro­fond encore, et dont il vou­drait que des connais­sances claires et dis­tinctes pussent appor­ter la satis­fac­tion de pos­sé­der une véri­té éthique, une règle non seule­ment de pen­sée mais de vie. Faut-il dire une croyance ?… Il est exact que Musil, intel­lec­tuel­le­ment irré­li­gieux, semble, en de cer­taines périodes tout au moins, avoir comme reli­gieu­se­ment res­sen­ti l’urgence des grands pro­blèmes qui le han­taient. Et dans cette phrase (d’un des per­son­nages fémi­nins du roman) où résonne à ne s’y point trom­per la voix même de l’auteur : « Je suis tout ensemble pleine et vide d’amour », il y a, n’en dou­tons point, l’écho d’une nos­tal­gie. Si l’œuvre de Musil avait pu trou­ver son achè­ve­ment (le der­nier volume de L’Homme sans qua­li­tés, paru à titre post­hume, est res­té en par­tie à l’état d’ébauche), elle nous don­ne­rait — peut-être — sur cette ques­tion cen­trale, une réponse. Dans l’état où le livre se pré­sente à nous, il paraît en tout cas per­mis de sup­po­ser que, s’il y a bien eu chez Musil nos­tal­gie de la croyance, la rigueur qu’il s’imposait l’eût fort pro­ba­ble­ment ame­né à conti­nuer de rêver le rêve qui défi­nit sa vie — le rêve, vou­drait-on dire, que la pen­sée pure­ment ration­nelle et toute de pré­ci­sion puisse enfin, pous­sée jusqu’au bout de la pré­ci­sion même, tenir lieu à l’esprit clair de l’équilibre que d’autres âmes ont trou­vé, ou trouvent dans la foi. Or, un tel rêve n’est pas celui de la reli­gion : c’est le rêve de quelque sagesse.

J. P. S.

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