Précédée d’une préface d’Albert Camus. Texte anglais et nouvelle traduction française de Jacques Bour. (Éditions Falaize, Paris.)
L’étrange actualité, et combien poignante, que celle de la Ballade de la geôle de Reading, dont les cent et quelques strophes nous reviennent accompagnées d’une traduction française nouvelle de Jacques Bour, précédées d’un texte remarquable d’Albert Camus. Ce long poème, s’il fait un mince volume, pèse d’un poids singulier dans l’orbe de la conscience contemporaine, et ce poids n’est autre que celui de la culpabilité qui s’ignore elle-même ou qui ne s’avoue point. Nos démons véritables ne gîtent pas dans les profondeurs réputées honteuses ou primitives de notre être. Ce qu’ils sont, et d’où ils procèdent, Camus nous le laisse bien entendre, en une série d’approximations d’autant plus saisissantes qu’elles sont plus dépouillées et qu’elles s’appliquent mieux à un cas particulier. Mais le particulier seul sait rendre compte de la complexité humaine, déceler — c’est ici le propos de Camus — le tragique essentiel inscrit dans l’insuffisance du « moi » et l’aliénation subséquente d’autrui. « On peut être sûr que le talent qui n’a su produire qu’une œuvre artificielle ne pouvait soutenir qu’une vie frivole et sans portée. Dîner tous les soirs au Savoy n’exige pas forcément du génie, ni même de l’aristocratie, mais seulement de la fortune… Il est douteux que Wilde ait jamais pensé, avant sa condamnation, qu’il existât des prisons. S’il y a pensé, c’est avec la conviction tacite qu’elles n’étaient pas faites pour les hommes de sa qualité… Du jour au lendemain, le voilà, au nom du scandale, scandaleusement persécuté. Sans trop savoir encore ce qui s’est passé, il se réveille dans une cellule, vêtu d’un treillis et traité en esclave… Il n’a plus d’autre honte, mais cuisante il est vrai, que d’avoir été complice de ce monde qui juge et condamne en un moment, avant d’aller dîner aux chandelles. « Il n’y a pas — écrit-il alors au plus frivole de ses amis — un seul malheureux être enfermé avec moi dans ce misérable endroit qui ne se trouve en rapport symbolique avec le secret de la vie. »
« Du même coup, il découvre les secrets de l’art… Wilde reconnaît que, pour avoir voulu séparer l’art de la douleur, il l’avait coupé d’une de ses racines et s’était ôté à lui-même la vraie vie… Dans sa plus haute incarnation, le génie est celui qui crée pour que soit honoré, aux yeux de tous et à ses propres yeux, le dernier des misérables au cœur du bagne le plus noir. Pourquoi créer si ce n’est pour donner un sens à la souffrance, fût-ce en disant qu’elle est inadmissible ? La beauté surgit à cet instant des décombres de l’injustice et du mal… En quelque endroit de son cœur, à quelque moment de son histoire, le vrai créateur finit toujours par réconcilier. Il rejoint alors la commune mesure dans l’étrange banalité où il se définit. Combien d’artistes qui refusent ainsi avec hauteur d’être un homme de peu ? Mais ce peu aurait suffi à leur donner le vrai talent que, sans lui, ils ne peuvent plus atteindre. »
« L’art qui refuse la vérité de tous les jours y perd la vie. Mais cette vie qui lui est nécessaire ne saurait lui suffire. Si l’artiste ne peut refuser la réalité, c’est qu’il a pour charge de lui donner une justification plus haute. Comment la justifier si on décide de l’ignorer ? Mais comment la transfigurer, si on consent à s’y asservir ? » C’est tout le procès de l’art « engagé » qu’il semble que Camus rouvre ici. Il l’assume pleinement, et il ajoute : « À la rencontre de ces deux mouvements contraires, comme le philosophe de Rembrandt entre l’ombre et la lumière, se tient le vrai génie. C’est pourquoi, au sortir de sa prison, Wilde, épuisé, ne trouve nulle autre force que d’écrire cette admirable Ballade et de faire retentir à nouveau les cris qui jaillirent un matin de toutes les cellules de Reading pour relaxer le cri du prisonnier que des hommes en frac pendaient… Alors, peut-être, commence une autre folie qui, sous le choc de la découverte, identifie aveuglément toute vie avec la douleur. Mais à ce moment, Wilde ne mérite plus que tendresse et admiration ; son siècle seul, le monde où il vivait, est responsable. C’est en effet la culpabilité des sociétés serviles, comme est la nôtre, qu’il leur faille toujours la douleur et la servitude pour entrevoir une vérité qui pourtant se trouve aussi dans le bonheur, quand le cœur en est digne. »
Mais, après la Ballade, Wilde ne produisit plus rien. « Il connut sans doute l’indicible malheur de l’artiste qui sait les chemins du génie, mais qui n’a plus la force de s’y engager. La misère, l’hostilité ou l’indifférence firent le reste. » Le monde pour qui il avait vécu, remarque Albert Camus en une sentence d’une cinglante ironie, « tourna le dos à celui qui avait été le héros de ses fêtes vides. Et, se jugeant alors lui-même une seconde fois, ce monde condamna encore le poète, non pour le vice d’avoir été superficiel, mais pour l’impertinence d’avoir été malheureux. »
Qu’on me pardonne ces trop longues citations. Elles m’ont paru l’exacte contrepartie morale et l’éclairement intérieur le plus juste d’un poème qu’on ne peut relire sans en projeter l’éloquence passionnée dans le temps où nous sommes. La haute poésie, parce qu’elle œuvre à même la durée et l’exalte ou la transcende, témoigne pour tous les temps et dénonce toujours à nouveau la solitude de l’homme parmi les hommes. Mais du même coup, elle cautionne tous ses rêves d’avenir solidaire et son infrangible dignité.
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