La Presse Anarchiste

L’organisation anarchiste spécifique

« L’or­ga­niz­za­zione, che poi non é altro che la pra­ti­ca del­la coope­ra­zione e del­la soli­da­rie­tà, é condi­zione natu­rale, neces­sa­ria del­la vita sociale : é un fat­to inelut­ta­bile che s’im­pone a tut­ti, tante nel­la socie­tà uma­na in gene­rale, quan­to in qual­sia­si grup­po di per­sone che han­no uno sco­po com­mune da raggiungere. » 

[/​Malatesta,

Un pro­get­to di orga­niz­za­zione anar­chi­ca. [[Réponse de Mala­tes­ta à la Pla­te­forme d’Ar­chi­nov, dans Il ruo­lo del­la orga­niz­za­zione anar­chi­ca. G. Cer­ri­to, R.L. Cata­nia, 1973, p. 325.]]/]

« Dès les ori­gines, l’or­ga­ni­sa­tion fît pro­blème », dit Mai­tron dans son his­toire du mou­ve­ment anar­chiste fran­çais. Et il est vrai que, un peu par­tout, la forme et le sens de l’or­ga­ni­sa­tion a divi­sé le mou­ve­ment anar­chiste inter­na­tio­nal. Quoique ce pro­blème s’ac­cen­tuât plus en France que dans d’autres régions où le mou­ve­ment ouvrier a été lié de façon plus durable à l’a­nar­chisme, tels que l’Es­pagne, l’Ar­gen­tine ou l’Italie. 

En géné­ral, deux ten­dances rela­tives à l’or­ga­ni­sa­tion se sont mani­fes­tées depuis les ori­gines du mou­ve­ment et les années qui sui­virent la scis­sion de la pre­mière Inter­na­tio­nale et se mani­festent encore. Dans leur forme extrême, ces deux ten­dances pour­raient s’ex­pri­mer ain­si : pour l’une, l’a­nar­chisme est spé­ci­fi­que­ment inor­ga­ni­sable, c’est-à-dire que l’or­ga­ni­sa­tion des anar­chistes en tant que tels ne peut aller au-delà du groupe affi­ni­taire ou de la liai­son plus ou moins éphé­mère et pour des cir­cons­tances très pré­cises (la défense des empri­son­nés par exemple). Pour l’autre, les anar­chistes doivent s’or­ga­ni­ser dans une fédé­ra­tion de groupes natio­naux ou régio­naux et inter­na­tio­naux pour oppo­ser une force cohé­rente et conti­nue à l’É­tat et aux autres orga­ni­sa­tions qui sont prêtes à prendre le pou­voir et à écra­ser toute autre alter­na­tive qui se présente. 

Cette pre­mière posi­tion peut aller d’une concep­tion très « orga­ni­sa­trice », de la masse ouvrière, ne néces­si­tant par consé­quent aucun regrou­pe­ment spé­ci­fique (puisque le mou­ve­ment ouvrier est sen­sé être révo­lu­tion­naire ou anar­chiste) à une cri­tique de l’or­ga­ni­sa­tion qui s’é­tend à tous les domaines (groupe spé­ci­fique, syn­di­cat, etc.). 

La deuxième coïn­cide géné­ra­le­ment avec une ten­dance orga­ni­sa­trice sur le plan syn­di­cal mais elle peut aus­si être expri­mée par les individualistes. 

C’est-à-dire que la clas­sique divi­sion des anar­chistes en indi­vi­dua­listes, anar­cho-com­mu­nistes et syn­di­ca­listes ne sert pas néces­sai­re­ment à dif­fé­ren­cier les par­ti­sans de l’or­ga­ni­sa­tion, ni en milieu ouvrier ni spécifiquement. 

C’est-à-dire que la clas­sique divi­sion des anar­chistes en indi­vi­dua­listes, anar­cho-com­mu­nistes et syn­di­ca­listes ne sert pas néces­sai­re­ment à dif­fé­ren­cier les par­ti­sans de l’or­ga­ni­sa­tion, ni en milieu ouvrier ni spécifiquement. 

Ces dis­cus­sions, vieilles de presque un siècle, ne peuvent pas être consi­dé­rées abs­trai­te­ment comme dis­cus­sions de « prin­cipe » sur l’or­ga­ni­sa­tion, mais elles sont évi­dem­ment en rap­port avec le niveau atteint par la lutte de classes dans chaque région pré­cise, ain­si qu’a­vec le moment révo­lu­tion­naire et la situa­tion d’in­té­gra­tion au sys­tème des classes poten­tiel­le­ment révo­lu­tion­naires [Voir [« L’in­té­gra­tion ima­gi­naire du pro­lé­ta­riat », La Lan­terne Noire n° 2. ]].

Il est évident que l’exis­tence d’un mou­ve­ment ouvrier révo­lu­tion­naire actif et de masse a sys­té­ma­ti­que­ment soit entraî­né le pro­blème de l’or­ga­ni­sa­tion sur un autre ter­rain (le cas de la C.N.T.-F.A.I.) soit il l’a mini­mi­sé (cas F.O.R.A.) [[Dans le cas de l’Es­pagne, l’or­ga­ni­sa­tion spé­ci­fique F.A.I. fut créée comme réponse à une situa­tion interne de la C.N.T. et le pro­blème à été (et conti­nue à être) la rela­tion entre le mou­ve­ment de mas­sés révo­lu­tion­naire et l’or­ga­ni­sa­tion des anarchistes. 

Dans le cas de la F.O.R.A. (Fede­ra­cion Obre­ra Regio­nal Argen­ti­na) de fina­li­té anar­chiste et majo­ri­taire dans le mou­ve­ment ouvrier dans le pre­mier quart de siècle), l’or­ga­ni­sa­tion spé­ci­fique de carac­tère natio­nal (F.A.C.A. — Fede­ra­cion Anar­co-Comu­nis­ta Argen­tine  — puis F.L.A. — Fede­ra­cion Liber­ta­ria Argen­ti­na — ) ne se concré­ti­sa qu’a­vec le déclin du mou­ve­ment ouvrier révolutionnaire.]].

Quand les his­to­riens et idéo­logues bour­geois se sont occu­pés de l’a­nar­chisme ils ont vu dans cette per­ma­nente dis­cus­sion, dans ses chan­ge­ments, dans la for­ma­tion et dés­in­té­gra­tion des orga­ni­sa­tions anar­chistes, une preuve de l’im­pos­si­bi­li­té ou de l’ab­sur­di­té de l’i­dée que, pous­sée à sa cohé­rence théo­rique, l’a­nar­chisme entrait immé­dia­te­ment en contra­dic­tion avec la réa­li­té. Autre­ment dit, ils prennent à leur compte la « réa­li­té his­to­rique », la ratio­na­li­té du dis­cours éta­bli et nous disent : il y a une contra­dic­tion entre la théo­rie et les néces­si­tés de la réalité. 

Mais voyons d’a­bord le pro­blème de l’or­ga­ni­sa­tion en géné­ral et après en par­ti­cu­lier, ici et main­te­nant. Pre­miè­re­ment, si ce que l’on cherche c’est la fin de l’ex­ploi­ta­tion, de la domi­na­tion de l’homme par l’homme, donc, l’a­bo­li­tion de la pro­prié­té, du sala­riat et de l’É­tat (et sur cela et en théo­rie toute la gauche clas­sique est d’ac­cord, en tant que fin ultime ; Marx, Lénine et Sta­line, oui, Mit­te­rand et Mar­chais, je ne sais pas) l’or­ga­ni­sa­tion est un pro­blème puisque on retrouve clai­re­ment chez elle les phé­no­mènes de diri­gisme, lea­der­ship, d’é­lite diri­geante, de bureau­cra­tie. D’où s’en suit que l’or­ga­ni­sa­tion n’est pas un pro­blème pour les anar­chistes mais que les anar­chistes sont sen­sibles, grâce à leurs idées, leur pro­jet révo­lu­tion­naire, aux phé­no­mènes auto­ri­taires que l’or­ga­ni­sa­tion met en évidence.

1. La nécessité de l’organisation

Mais en même temps l’or­ga­ni­sa­tion en tant que forme ins­ti­tuée et concrète de rap­ports sociaux est une réponse créa­tive et posi­tive aux besoins d’as­so­cia­tion de la vie humaine. 

Nous n’al­lons pas argu­men­ter ici sur les ver­tus de l’or­ga­ni­sa­tion ; il me semble clair que la force des puis­sants se construit sur l’i­so­le­ment et la désor­ga­ni­sa­tion des faibles. La dif­fi­cul­té n’est pas dans l’or­ga­ni­sa­tion mais dans la domi­na­tion, dans l’au­to­ri­té, et les divi­sions qui la sou­tiennent : homme-femme, diri­geant-exé­cu­tant, manuel-intel­lec­tuel, etc. 

« À notre avis, l’au­to­ri­té non seule­ment n’est pas néces­saire à l’or­ga­ni­sa­tion sociale, mais, loin de lui rendre ser­vice, vit d’elle en tant que para­site et dirige ses avan­tages au pro­fit d’une classe qui exploite et opprime les autres… Nous le croyons ain­si et c’est pour ça que nous sommes anar­chistes, car si nous croyions qu’il ne peut y avoir d’or­ga­ni­sa­tion sans auto­ri­té, nous serions auto­ri­taires, car nous pré­fé­re­rions l’au­to­ri­té qui entrave et assom­brit la vie, à la désor­ga­ni­sa­tion qui la rend impos­sible. » [[Mala­tes­ta E., L’A­gi­ta­zione, Anco­na, 1891.]]

En plus de cela, l’au­to­no­mie de l’in­di­vi­du, sa liber­té, est un pro­duit de l’as­so­cia­tion, de la vie en com­mu­nau­té, de la socié­té. L’op­po­si­tion indi­vi­du-socié­té est abs­traite et dépour­vue de sens puisque l’un et l’autre se repro­duisent mutuel­le­ment et la liber­té est un pro­duit social. Comme Bakou­nine l’a bien dit : la vie sociale, les rap­ports avec les autres, le tra­vail col­lec­tif, est un moment de la liber­té de l’in­di­vi­du [[Après avoir écrit que « la liber­té d’au­trui loin d’être une limite de la néga­tion de ma liber­té, en est au contraire la condi­tion néces­saire et la confir­ma­tion. Je ne deviens vrai­ment libre que par la liber­té des autres… » Bakou­nine, dans Dieu et l’É­tat, affirme que la liber­té est un fait émi­nem­ment social et qu’on peut sépa­rer trois moments de son déve­lop­pe­ment : le pre­mier, posi­tif et social, c’est le déve­lop­pe­ment, que fait la socié­té, des pos­si­bi­li­tés humaines. Le deuxième est néga­tif, c’est la révolte contre l’au­to­ri­té, contre l’É­tat. Le troi­sième, c’est la révolte de l’in­di­vi­du contre l’in­fluence « natu­relle » de la socié­té, contre les habi­tudes, contre les moeurs, en un mot, contre la socié­té inté­rio­ri­sée. Et pour se révol­ter contre cette influence que la socié­té exerce natu­rel­le­ment sur lui, l’homme doit se révol­ter, au moins en par­tie, contre lui-même. »]]. 

Il est logique et sou­hai­table alors que ceux qui ont une conscience com­mune de leur situa­tion sociale et un pro­jet pour un monde nou­veau s’u­nissent, se concertent, pour la pro­pa­gande et l’ac­tion et déve­loppent une stra­té­gie d’en­semble. Une stra­té­gie qui naî­tra des échanges en com­mun, qui ne sera ni impo­sée, ni a prio­ri, par une théo­rie toute faite et défi­nie en tant que pro­gramme à suivre, mais pro­duit de l’é­change et des enga­ge­ments libre­ment accep­tés et modi­fiables à n’im­porte quel moment. 

Le Rap­port des groupes anar­chistes et com­mu­nistes révo­lu­tion­naires de Paris en 1900 [[Rap­port sur la néces­si­té d’é­ta­blir une entente durable entre les groupes anar­chistes et com­mu­nistes révo­lu­tion­naires. Paris, 1900. Inst. Inter. de Sciences Sociales Amster­dam (BRO AN 22055).]] dit — et je suis d’ac­cord, pour­vu que la forme adop­tée soit en rap­port avec les besoins du moment — : « Ce que nous vou­drions (…) c’est quelque chose qui nous per­mit de nous mettre en rap­port les uns avec les autres — entre les quar­tiers d’une grande ville comme Paris, entre les dif­fé­rentes com­munes d’un pays — toutes les fois que nous pour­rons en avoir besoin. Qu’on appelle la chose “entente”, “alliance”, “union”, “Fédé­ra­tion” ou “bureaux de cor­res­pon­dance”, ce nom nous importe peu. » 

Mais nous savons, par notre propre expé­rience, qu’une fois consti­tué n’im­porte quel type « d’or­ga­ni­sa­tion » — et par dif­fé­rents che­mins en fonc­tion de la rigi­di­té ou de l’ou­ver­ture de la liai­son — appa­raissent des phé­no­mènes de lea­der­ship ou de pou­voir bureaucratique. 

Il sem­ble­rait alors que l’a­na­lyse que fait Michels rend compte d’une fata­li­té his­to­rique. Et nous ne pou­vons pas échap­per à la loi, à la loi d’ai­rain de l’o­li­gar­chie. Michels disait : « La consti­tu­tion d’o­li­gar­chies au sein des mul­tiples formes de démo­cra­tie est un phé­no­mène orga­nique et par consé­quent une ten­dance à laquelle suc­combe fata­le­ment toute orga­ni­sa­tion, fut-elle socia­liste ou même anar­chiste » [[R. Michels. Les par­tis poli­tiques. Flam­ma­rion. Paris, 1971, p. 297.]]. Et où était la cause ? Dans l’or­ga­ni­sa­tion elle-même. « L’or­ga­ni­sa­tion est la source d’où naît la domi­na­tion des élus sur les élec­teurs, des man­da­taires sur les man­dants, des délé­gués sur ceux qui les délèguent. Qui dit orga­ni­sa­tion, dit oli­gar­chie » [[Ibid. p. 296.]]. 

Ce phé­no­mène de la domi­na­tion qui, au niveau de l’or­ga­ni­sa­tion, appa­raît comme oli­gar­chie ou bureau­cra­tie est pré­sen­té dans ce livre — un clas­sique très inté­res­sant — en tant qu’or­ga­nique, struc­tu­ral, néces­saire à toute orga­ni­sa­tion. Cela équi­vaut à dire : sans chefs, pas d’or­ga­ni­sa­tion, sans auto­ri­té, pas de société. 

Et c’est cela ce que l’a­nar­chie nie. Pour les anar­chistes, les rap­ports de domi­na­tion sont contin­gents et non pas néces­saires, ils font par­tie d’un type de socié­té répres­sive et appa­raissent dans l’or­ga­ni­sa­tion parce que l’or­ga­ni­sa­tion fait par­tie de cette société. 

Pour échap­per à cet élé­ment de contrainte si visible — ou si res­sen­ti — dans l’or­ga­ni­sa­tion, les indi­vi­dua­listes, ou cer­tains indi­vi­dua­listes se sont réfu­giés dans une phi­lo­so­phie du soi-même (Stir­ner). Ce texte d’Ar­mand [[Armand, Ernest, anar­chiste indi­vi­dua­liste (1872 – 1962) [NB E. Armand est un pseu­do­nyme, le « E » ne peut donc être pris comme l’a­bré­via­tion d’un pré­nom (d’au­tant plus que le vrai nom de E. Armand était Émile Juin) – note de l’ad­mi­nis­tra­teur du site].]] est un bon exemple : « Si tu es indi­vi­dua­liste, toute asso­cia­tion ne peut être pour toi qu’un pis-aller, puis­qu’en t’as­so­ciant tu perds tant soit peu de ton indé­pen­dance. Un pis-aller, pour un temps déter­mi­né, avec des indi­vi­dus déter­mi­nés, pour une besogne déter­mi­née, sans lequel la besogne qui te tient au coeur ne pour­rait être accom­plie » [[Mai­tron, op. cit., T. II. p. 179.]].

2. Le groupe affinitaire

De toute façon, le groupe affi­ni­taire n’est pas une option face aux dan­gers de l’or­ga­ni­sa­tion. La domi­na­tion, chas­sée par la porte, rentre par la fenêtre. 

Les groupes d’af­fi­ni­té ont tou­jours exis­té dans le mou­ve­ment anar­chiste. Par­fois on a expli­qué son exis­tence comme une réac­tion de défense aux per­sé­cu­tions subies par le mou­ve­ment ouvrier, par exemple après la Com­mune, ce qui a obli­gé les cama­rades à se regrou­per dans une semi-clan­des­ti­ni­té. Dans d’autres cas on a pu le voir, comme nous le disions plus haut, comme une réac­tion à l’ac­ti­vi­té « poli­tique » de l’or­ga­ni­sa­tion par­ti­daire avec sa séquelle de luttes pour le pou­voir et de magouilles. Il n’en est pas moins vrai que cer­taines acti­vi­tés de pro­pa­gande et d’é­la­bo­ra­tion idéo­lo­gique se voient faci­li­tées par le petit groupe affi­ni­taire, sans comp­ter avec le fait posi­tif en lui-même de l’ac­ti­vi­té en com­mun de gens qui se réunissent pour un pro­jet révo­lu­tion­naire en même temps que pour des rai­sons de tem­pé­ra­ment ou d’affect. 

La pro­li­fé­ra­tion de ces groupes ain­si que d’autres grou­pe­ments, plus ou moins ponc­tuels, mais basés sur les acti­vi­tés quo­ti­diennes de quar­tier, d’u­sine ou de com­mu­ni­ca­tion entre groupes et régions, nous semble du point de vue actuel, une situa­tion plus ou moins idéale, si en même temps il exis­tait un mou­ve­ment de conte­nu révo­lu­tion­naire, aus­si bien dans le pro­lé­ta­riat au sens propre que dans d’autres couches de la popu­la­tion. Jean Grave l’ex­pri­mait ain­si, il y a long­temps : « Nous ne croyons pas (…) aux asso­cia­tions, fédé­ra­tions. etc., à long terme. Pour nous, un groupe ne doit s’é­ta­blir que sur un point bien déter­mi­né d’une action immé­diate ; l’ac­tion accom­plie, le grou­pe­ment se reforme sur de nou­velles bases, soit entre les mêmes élé­ments, soit avec de nou­veaux » [[Mai­tron, Ibid. p. 79.]]. 

Mais, et ceci est fon­da­men­tal du point de vue de l’or­ga­ni­sa­tion, le pro­blème de la domi­na­tion est loin d’être résolu. 

La struc­ture propre au groupe affi­ni­taire. comme tout groupe pri­maire — aus­si bien fami­liale qu’i­déo­lo­gique — déve­loppe des liens inter­per­son­nels très char­gés affec­ti­ve­ment — dans les­quels l’a­mour et la haine jouent leur habi­tuelle par­tie de cache-cache —, et où le conte­nu fan­tas­ma­tique (incons­cient, refou­lé) se struc­ture sur la domi­na­tion patriarcale. 

La lutte pour le pou­voir au sein du groupe est feu­trée et géné­ra­le­ment incons­ciente. Le lea­der­ship appa­raît cen­tré sur les tâches et toutes les riva­li­tés ont ten­dance à prendre une forme idéo­lo­gique. Mais la vio­lence des conflits qui éclatent et la fré­quence avec laquelle ces groupes se dis­persent montrent la matrice émo­tion­nelle sur laquelle ils se sont constitués. 

La rela­tion homme-femme et la rela­tion parents-enfants, la sexua­li­té et la filia­tion, sanc­tionnent l’ex­clu­sion de la femme et des enfants et déter­minent, donc, l’au­to­ri­té à la place du père. Cette struc­ture n’est pas seule­ment typique de la « famille », c’est aus­si la struc­ture de base du pou­voir, de la domi­na­tion, à niveau de l’in­cons­cient indi­vi­duel. Elle s’ins­ti­tue constam­ment dans la socié­té et sur cette base, à son tour, se consti­tue l’in­cons­cient indi­vi­duel. On trouve dehors ce qu’on a dedans. Et on l’a dedans parce que la socié­té s’est éri­gée en tant que telle en ins­tau­rant comme néces­saire une rela­tion contin­gente : l’in­ter­dic­tion de l’in­ceste, la loi, la méta­phore pater­nelle. Ces inter­pré­ta­tions n’in­va­lident pas les rai­sons socio­lo­giques, éco­no­miques et his­to­riques de la fonc­tion du pou­voir et de la bureau­cra­tie, mais elles essaient de faire le lien ou l’ar­ti­cu­la­tion entre le niveau incons­cient et la « réa­li­té » telle qu’elle nous appa­raît, et qui n’est autre chose qu’une construc­tion sociale. 

La loi d’ai­rain de l’o­li­gar­chie et la loi pater­nelle dans chaque des­ti­née indi­vi­duelle et dans l’his­toire de chaque orga­ni­sa­tion se recons­ti­tuent mutuel­le­ment [[Voir « L’ir­ra­tion­nel en poli­tique ». I.C.O. Sup­plé­ment à Infor­ma­tions, Cor­res­pon­dance Ouvrière n° 120.]]. Le groupe affi­ni­taire nous montre clai­re­ment cette matrice émo­tion­nelle de l’au­to­ri­té. [[En par­lant du tyran La Boé­tie dit : « Que mal pour­rait-il vous faire, si vous n’é­tiez rece­leur du lar­ron qui vous pille, com­plice du meur­trier qui vous tue, et traître de vous-même ? ». Le dis­cours de la ser­vi­tude volon­taire. Payot, Paris, 1976, p. 196. 

« (L’in­fluence de la socié­té) entoure l’homme dès sa nais­sance, le dépasse, le pénètre, et forme la base même de son exis­tence indi­vi­duelle ; de sorte que cha­cun n’est en quelque sorte que le com­plice contre lui-même, plus ou moins, et très sou­vent, même sans s’en rendre compte. » M. Bakou­nine, Dieu et l’É­tat.]]

Bien que cet aspect de la domi­na­tion fut aper­çu dès les ori­gines du mou­ve­ment anar­chiste [« Nous sommes aus­si les adver­saires de l’au­to­ri­té patriar­cale et juri­dique des maris sur les femmes, des parents sur les enfants ; parce que l’his­toire nous apprend que le des­po­tisme dans la famille est le germe du des­po­tisme poli­tique dans l’É­tat » (1871). M. Bakou­nine. Lettre aux rédac­teurs du Pro­le­ta­rio Ita­lia­no, Œuv. Com­pl. V. 2, p. 58.]] il ne devient impor­tant (et cela n’au­rait pas pu se pas­ser avant Freud) que de nos jours. C’est sur­tout grâce à la cri­tique de la vie quo­ti­dienne et en par­ti­cu­lier grâce à l’ac­tion des dif­fé­rents mou­ve­ments de libé­ra­tion des femmes, que la signi­fi­ca­tion pro­fonde de la domi­na­tion devient évi­dente et com­mence à faire par­tie du pro­jet révolutionnaire. 

On ne peut pas être anar­chiste dans la C.N.T. et patriarche chez soi. Cette dimen­sion des rap­ports sociaux recons­truit le pou­voir social. Main­te­nant, au moins, nous le savons. 

Dans le N° 1 de La Lan­terne Noire, à pro­pos de la divi­sion sociale et tech­nique du tra­vail et en par­ti­cu­lier de la sépa­ra­tion diri­geants-exé­cu­tants on pou­vait lire dans [« Nos points com­muns » : « Et c’est dès main­te­nant que nous pou­vons lut­ter contre ces divi­sions, y com­pris au sein de notre groupe, tout en sachant que la solu­tion ne sau­rait être ni indi­vi­dua­liste, ni grou­pus­cu­laire, ni volon­ta­riste. Quoique indis­pen­sables, les modi­fi­ca­tions au niveau des rela­tions inter­per­son­nelles sont néces­sai­re­ment par­tielles. Pour qu’un chan­ge­ment de fond ait lieu, il faut modi­fier en même temps le cadre struc­tu­rel du mode capi­ta­liste de pro­duc­tion et de l’É­tat. C’est-à-dire que la Révo­lu­tion exige, dans la pré­sente situa­tion his­to­rique, un moment col­lec­tif insurrectionnel ». 

A mon avis, concrè­te­ment, le choix n’est pas entre l’Or­ga­ni­sa­tion avec un grand O et le groupe affi­ni­taire — encore moins, bien enten­du, l’i­nac­tion, la pas­si­vi­té pour cri­tique et intel­lec­tuelle qu’elle soit, de celui qui s’ins­talle dans l’at­tente du mou­ve­ment réel qui pas­se­rait par-là — mais de prendre conscience des pro­blèmes (for­mu­ler la théo­rie cri­tique) et par­ti­ci­per aux diverses formes orga­ni­sa­tion­nelles que la situa­tion sociale nous offre en rap­port direct avec notre pro­jet révo­lu­tion­naire (adé­qua­tion de moyens et fins). 

La domi­na­tion poli­tique, l’É­tat, ne per­met à per­sonne de se sous­traire au type de rap­ports sociaux que son exis­tence impose ; on peut lut­ter contre elle et réduire au mini­mum ses effets dans les échanges entre cama­rades, mais on ne peut pas la nier en acte et conti­nuer à vivre. C’est pour cela que la vie quo­ti­dienne est réfor­miste. C’est pour cela que la voie « édu­ca­tion­nelle » n’est pas pos­sible. C’est pour cela que le moment révo­lu­tion­naire (l’ac­tion insur­rec­tion­nelle col­lec­tive) est néces­saire. C’est à tra­vers l’ac­tion, dont le seul temps pos­sible est le pré­sent, que le pro­jet révo­lu­tion­naire s’in­tro­duit dans le sys­tème et change les limites du pos­sible. Il naît une autre réalité.

3. L’organisation possible

Pour reve­nir sur l’as­pect cen­tral du pro­blème, je dirai que : l’or­ga­ni­sa­tion pos­sible pour les anar­chistes est liée au degré de conscience du mou­ve­ment ouvrier et pay­san dans la lutte de classes à un moment précis. 

Actuel­le­ment, la situa­tion en France est carac­té­ri­sée par un malaise gran­dis­sant des dif­fé­rentes couches de la popu­la­tion et en par­ti­cu­lier par une crois­sante com­ba­ti­vi­té ouvrière qui déborde sou­vent le cadre syndical. 

Le poids des orga­ni­sa­tions syn­di­cales réfor­mistes est énorme et leur fonc­tion de contrôle à l’in­té­rieur du sys­tème capi­ta­liste se fait de plus en plus évident. Mais même elles devront suivre dans la mesure où le mou­ve­ment de grèves sau­vages aug­mente et se créent les condi­tions d’un pro­ces­sus révo­lu­tion­naire. La crise du sys­tème capi­ta­liste et le rap­port de force inter­na­tio­nal qui enlève aux pays dits com­mu­nistes leur illu­soire et néga­tive image « révo­lu­tion­naire », faci­lite le processus. 

Si cette situa­tion se déve­loppe, le contact entre les dif­fé­rents groupes anar­chistes se fait de plus en plus pres­sant pour pou­voir inter­ve­nir avec quelque pos­si­bi­li­té d’ef­fi­ca­ci­té et en même temps pour rendre pos­sible une stra­té­gie d’en­semble en fonc­tion de l’é­change d’a­na­lyses et d’in­for­ma­tions sur cette réa­li­té sociale. Stra­té­gie d’en­semble ne veut pas dire uni­taire ni la seule, mais sim­ple­ment, dans mon esprit, la pos­si­bi­li­té que les dif­fé­rents groupes du mou­ve­ment anar­chiste se déve­loppent dans leur propre direc­tion, pre­nant appui dans la tota­li­té du mou­ve­ment anti­au­to­ri­taire et révolutionnaire. 

Ceci dit et pour résu­mer ma façon de voir, je consi­dère que l’or­ga­ni­sa­tion spé­ci­fique au niveau natio­nal ou inter­na­tio­nal n’est pas adé­quate ni à l’é­tat réel des dif­fé­rents groupes et cou­rants de l’a­nar­chisme, ni au degré de struc­tu­ra­tion du mou­ve­ment révo­lu­tion­naire. Par contre ce qui est indis­pen­sable c’est la liai­son entre les groupes, ce qui va per­mettre l’in­for­ma­tion et l’é­change d’ex­pé­riences, ain­si que la pos­si­bi­li­té d’or­ga­ni­sa­tions par­tielles ayant des buts plus concrets d’ac­tion et/​ou défense. 

Quant au pro­blème de fond sou­le­vé habi­tuel­le­ment dès qu’il est ques­tion de cri­ti­quer l’or­ga­ni­sa­tion, c’est-à-dire le pou­voir, la domi­na­tion, ma réponse est claire. Pou­voir poli­tique et domi­na­tion aus­si bien au niveau de l’É­tat que du couple — en pas­sant par le groupe affi­ni­taire — font par­tie de la socié­té répres­sive dans son ensemble. C’est dans cette socié­té que doit se construire le mou­ve­ment révo­lu­tion­naire qui la détrui­ra pour faire place à un nou­veau déve­lop­pe­ment social sans exploi­ta­tion éco­no­mique ni domi­na­tion poli­tique. Seule l’ac­tion insur­rec­tion­nelle et col­lec­tive peut créer les condi­tions d’une nou­velle défi­ni­tion des rap­ports sociaux, les condi­tions d’un chan­ge­ment pro­fond vers une orga­ni­sa­tion sociale non autoritaire. 

La cri­tique quo­ti­dienne du pou­voir et de l’au­to­ri­té jette les bases du pro­jet révo­lu­tion­naire et modi­fie les limites théo­riques de la « conscience pos­sible », mais la domi­na­tion sociale doit être com­bat­tue au niveau social, au niveau de l’É­tat, et seule­ment l’exis­tence d’un mou­ve­ment col­lec­tif révo­lu­tion­naire anti­au­to­ri­taire qui puisse conduire à une situa­tion insur­rec­tion­nelle pour­ra créer une autre socié­té sans maîtres et sans esclaves. 

Le type pos­sible d’or­ga­ni­sa­tion des anar­chistes est une résul­tante de l’exis­tence ou pas de ce mou­ve­ment révo­lu­tion­naire. Ladite orga­ni­sa­tion est en outre un élé­ment fon­da­men­tal de la construc­tion d’un pro­jet anti­au­to­ri­taire qui puisse être expri­mé par et être l’ex­pres­sion du mou­ve­ment de masses. 

Dans les périodes de reflux de l’ac­tion le conte­nu uto­pique du pro­jet révo­lu­tion­naire déter­mine l’i­so­le­ment, l’é­so­té­risme et le mil­lé­na­risme des groupes, si sou­vent dénon­cés par les habi­tuels fos­soyeurs de l’a­nar­chisme. Mais même là, pen­dant ces périodes vides de l’his­toire « ils peuvent être cer­tains que le tra­vail ne sera point per­du — rien ne se perd dans ce monde — et les gouttes d’eau pour être invi­sibles, n’en forment pas moins l’o­céan » [[Bakou­nine, lettre à Eli­sée Reclus, Luga­no, 1875, dans A. Leh­ning : Michel Bakou­nine et les autres, 1018, p. 342.]]. 

Dans les périodes révo­lu­tion­naires ou lorsque, comme à pré­sent, on com­mence à remon­ter la pente, les groupes s’ouvrent, s’é­lar­gissent et se relient jus­qu’à rejoindre, dans l’ac­tion, le mou­ve­ment de masses. La libé­ra­tion des tra­vailleurs sera l’oeuvre des tra­vailleurs eux-mêmes et l’or­ga­ni­sa­tion de la socié­té future sera l’oeuvre des hommes qui y vivront. 

Nico­las

La Presse Anarchiste