La Presse Anarchiste

Organisateurs et antiorganisateurs dans l’Argentine de fin de siècle

Cette note a été rédi­gée sur la base de la thèse de Iaa­cov Oved : El anar­quis­mo en los sin­di­ca­tos obie­ros de la Argen­ti­na a comien­zos del siglo XX (1897 – 1905). Inédit.

Nous avons consul­té aus­si : San­tii­lan, D. A. de : La F.O.R.A. Proyec­cion, Bue­nos Aires, 1971. Suple­men­to La Pro­tes­ta (1922 – 1930).

Un regard tour­né vers le pas­sé peut être une façon d’ac­croître la conscience cri­tique de notre situa­tion pré­sente. L’his­toire du mou­ve­ment révo­lu­tion­naire nous aide à voir et à cher­cher cette arti­cu­la­tion entre l’i­dée et la pra­tique, le pro­jet et l’ac­tion, qui consti­tue la condi­tion néces­saire pour accro­cher à la réa­li­té, pour trans­for­mer le monde. 

Le mou­ve­ment anar­cho-com­mu­niste se posa dès le début le pro­blème de l’or­ga­ni­sa­tion. Non pas en tant que cri­tique de l’a­nar­cho-indi­vi­dua­lisme phi­lo­so­phique ou ter­ro­riste. Ce fut une dis­cus­sion stra­té­gique à l’in­té­rieur de l’a­nar­chisme social, ouvrier et révolutionnaire. 

Voyons un exemple loin­tain aus­si bien dans le temps que dans l’es­pace : les ori­gines de l’a­nar­chisme en Argentine. 

Ce sont les der­nières années de la décade de 1880. Bue­nos Aires connaît les pre­mières fièvres de l’in­dus­tria­li­sa­tion. Dans toute l’Ar­gen­tine (2.700.000 km²) vivaient alors quelques 4 mil­lions de per­sonnes, dont 37 % dans des villes de plus de 2 000 habi­tants. C’est l’é­poque de la grande immi­gra­tion d’o­ri­gine euro­péenne, qui se déve­loppe entre 1869 et 1914. À la fin de cette vague immi­gra­toire, les étran­gers consti­tuaient la moi­tié de la popu­la­tion active totale. 

Entre 1889 – 1890 l’a­gi­ta­tion ouvrière fut impor­tante et les grèves nom­breuses. Les che­mi­nots s’ar­rêtent, les cor­don­niers, les dockers, les coif­feurs, les ouvriers gra­phiques, les maçons, les bou­lan­gers, etc. 

L’an­née pré­cé­dente (1887) Mala­tes­ta, de pas­sage à Bue­nos Aires, avait contri­bué à la fon­da­tion du pre­mier syn­di­cat ouvrier : la Socié­té de Résis­tance d’Ou­vriers Bou­lan­gers. L’ac­ti­vi­té des anar­chistes impri­ma une orien­ta­tion révo­lu­tion­naire et d’ac­tion directe durable dans le syn­di­cat et que mar­qua majo­ri­tai­re­ment le mou­ve­ment ouvrier argen­tin orga­ni­sé dans la Fede­ra­ción Obre­ra Regio­nal Argen­ti­na (F.O.R.A.) pour plus de 30 ans. 

Les polé­miques et la concur­rence entre anar­chistes et socia­listes était intense à l’é­poque, comme par­tout ailleurs, puisque l’en­jeu était l’in­fluence d’un pro­jet poli­tique pré­cis sur l’or­ga­ni­sa­tion et l’ac­tion du pro­lé­ta­riat nais­sant. Et parce que anar­chistes et socia­listes fai­saient par­tie de la même famille. Il ne faut pas oublier non plus que le socia­lisme de l’é­poque épou­van­te­rait par son radi­ca­lisme les socia­listes d’au­jourd’­hui et que la sépa­ra­tion défi­ni­tive sur le plan inter­na­tio­nal n’a­vait pas eu lieu encore. Ce qui arri­va — pour l’I­ta­lie — au congrès de Gênes en 1892 [[Fabri, Lui­gi : Mala­tes­ta, Ed. Ame­ri­ca­lee. Bue­nos Aires, 1945, p. 100.]] et inter­na­tio­na­le­ment au congrès de Londres en 1896. 

Mala­tes­ta, à son départ de l’Ar­gen­tine, se rend à Nice, en 1889, où il com­mence la publi­ca­tion de L’As­so­cia­zione, cher­chant un rap­pro­che­ment entre anar­chistes et socia­listes sur la base d’un pro­gramme révo­lu­tion­naire, fédé­ra­liste et anti­par­le­men­taire [[Voir Fabri, L. op. cit. et aus­si Mas­si­ni, Pier Car­lo : Sto­ria degli anar­chi­ci ita­lia­ni. Riz­zo­li Ed. Mila­no 1969, p. 237 et sui­vantes.]]. Mais ce qui nous inté­resse à pré­sent c’est la dis­cus­sion à l’in­té­rieur du mou­ve­ment anar­chiste entre orga­ni­sa­teurs et antior­ga­ni­sa­teur. À cet égard, l’in­fluence de Mala­tes­ta en Argen­tine fut grande, grâce à sa posi­tion « char­nière » : il défen­dait une ligne orga­ni­sa­tion­nelle et repré­sen­tait la ten­dance com­mu­niste-anar­chiste. Il faut savoir que, fin 80, début 90, le cou­rant anar­cho-com­mu­niste était majo­ri­tai­re­ment anti-organisateur. 

La pre­mière mani­fes­ta­tion de l’a­nar­chisme à Bue­nos Aires, que l’on sache, fut la créa­tion du Cen­tro de Pro­pa­gan­da Obre­ra d’o­rien­ta­tion « bakou­ni­niste » en 1876. A par­tir de 1879 se publie un pério­dique El Des­ca­mi­sa­do [[Cette déno­mi­na­tion fut reprise déma­go­gi­que­ment par Per­ron en 1945 pour dési­gner la masse ouvrière « péro­niste », de même qu’il uti­li­sa dans ses pre­miers dis­cours du 1er Mai, le sou­ve­nir des Mar­tyrs de Chi­ca­go.]], mais la pre­mière ten­ta­tive de publi­ca­tion durable fut El Per­se­gui­do qui était sous-titré : « Pério­dique anar­chiste ». Il appa­raît quand il peut et se publie par sous­crip­tion volon­taire. Le pre­mier numé­ro est daté du 18 mai 1890. A l’o­ri­gine de la publi­ca­tion se trou­vait le groupe Los Deshe­re­da­dos, déjà sys­té­ma­ti­que­ment tra­qué par la police. 

La posi­tion de Los Deshe­re­da­dos était clai­re­ment anar­cho-com­mu­niste, ce qui était le cou­rant idéo­lo­gique pré­pon­dé­rant dans les milieux anar­chistes au début de la décade de 90. C’est cette ligne qui va être défen­due avec achar­ne­ment par El Per­se­gui­do [[La dif­fu­sion de El Per­se­gui­do se réa­li­sait clan­des­ti­ne­ment et à grand risque. Mal­gré cela il aug­men­ta son tirage et de 1 000 exem­plaires au début il pas­sa à 1 700 au numé­ro 26, 2 000 au numé­ro 36 et à par­tir du numé­ro 60, il tira 4 000 exemplaires.]].

Cette pré­émi­nence de l’a­nar­cho-com­mu­nisme et les noms mêmes des groupes et des pério­diques nous donnent une idée de ce que sera la carac­té­ris­tique de l’a­nar­chisme en Argen­tine : un mou­ve­ment de masses révo­lu­tion­naire et ouvrier. 

Les dis­cus­sions entre ten­dances rivales à l’in­té­rieur de l’a­nar­chisme étaient impor­tantes mais plu­tôt théo­riques et en quelque sorte étaient un pro­lon­ge­ment de pro­blèmes euro­péens. Par exemple, la dis­cus­sion avec les anar­cho-col­lec­ti­vistes qui appor­taient les défi­ni­tions de la Fédé­ra­tion Régio­nale Espa­gnole et avec les anar­cho-socia­listes ita­liens. Nous avons déjà dit qu’au même moment Mala­tes­ta, de retour en Europe, pré­co­ni­sait dans L’As­so­cia­zione la consti­tu­tion d’un par­ti inter­na­tio­nal socia­liste-arnar­chiste révo­lu­tion­naire et les anar­chistes de Bue­nos Aires liés à la ten­dance anar­cho-socia­liste (des Ita­liens) envoyèrent un délé­gué au Congrès ter­ri­to­rial de Capo­la­go [[Le Congrès fut convo­qué publi­que­ment pour le 11 jan­vier 1891 à Luga­no et furent invi­tés les socia­listes de tous les cou­rants. Toutes les polices euro­péennes se mirent en branle et le 7 jan­vier on appre­nait que le Congrès avait déjà eu lieu à Capo­la­go les 4, 5 et 6 jan­vier. La ten­dance anar­chiste et les posi­tions de Mala­tes­ta triom­phèrent. Les réso­lu­tions les plus impor­tantes furent deux : la consti­tu­tion d’une orga­ni­sa­tion socia­liste anar­chiste révo­lu­tion­naire dans toute l’I­ta­lie et la pré­pa­ra­tion d’une impor­tante agi­ta­tion pour le 1er Mai. Voir Fabri et Mas­si­ni op. cit.]]. El Per­se­gui­do cri­ti­qua les réso­lu­tions du Congrès, vou­lant nuan­cer les dis­pa­ri­tés entre les dif­fé­rents cou­rants dans l’a­nar­chisme, rend confuse l’i­mage de la socié­té com­mu­niste future, qui est le but de la révo­lu­tion ; il cri­ti­qua aus­si le pro­jet d’or­ga­ni­sa­tion d’un « par­ti anar­chiste ». L’i­dée même de fédé­ra­tion était consi­dé­rée par cette ten­dance comme contraire aux prin­cipes de l’a­nar­chisme, puis­qu’elle exige des règle­ments, des com­mis­sions, etc. El Per­se­gui­do se moquait de toute ten­ta­tive d’or­ga­ni­sa­tion des anar­chistes à longue échéance. Les articles du pério­dique louaient les groupes d’af­fi­ni­té comme les plus conve­nables à la concep­tion anar­cho-com­mu­niste, ain­si que les groupes qui se créaient pour des tâches concrètes, dont l’exé­cu­tion était impos­sible indi­vi­duel­le­ment et qui se dis­sol­vaient libre­ment : « la dis­so­lu­tion n’est pas un indice de fai­blesse mais de liberté ». 

Mais la véri­table polé­mique eut lieu par rap­port à l’or­ga­ni­sa­tion ouvrière et non pas à l’or­ga­ni­sa­tion spé­ci­fique. Ce qui se dis­cu­tait n’é­tait pas des ques­tions abs­traites et de prin­cipes mais des pro­blèmes beau­coup plus concrets et quo­ti­diens : la stra­té­gie et la tac­tique de l’ac­tion révo­lu­tion­naire face aux reven­di­ca­tions de classe et aux orga­ni­sa­tions de défense du prolétariat. 

Ayant pour toile de fond la crise éco­no­mique-finan­cière en Argen­tine en 90 la pola­ri­sa­tion des classes devient plus aiguë et les luttes ouvrières deviennent de plus en plus importantes. 

À cette époque-là com­mencent les pre­mières ten­ta­tives pour créer une fédé­ra­tion de syn­di­cats ouvriers. Les anar­cho-com­mu­nistes anti-orga­ni­sa­teurs redoublent leurs cri­tiques et élar­gissent leur atti­tude, niant valeur et effi­ca­ci­té aux grèves dans la lutte pour amé­lio­rer les condi­tions de tra­vail et le salaire. 

De nom­breuses grèves ont lieu en 1890 – 91 : fer­ro­viaires, cha­pe­liers, ouvriers muni­ci­paux, etc. El Per­se­gui­do mon­trait com­pré­hen­sion pour les moti­va­tions mais ajou­tait que les avan­tages obte­nus étaient annu­lés par les patrons grâce à l’aug­men­ta­tion du prix de vente des pro­duits, et que les avan­tages obte­nus ne béné­fi­ciaient la classe tra­vailleuse dans son ensemble mais, par­fois, qu’à une par­tie, ce qui aggra­vait la situa­tion dans d’autres sec­teurs. La classe ouvrière ne pour­ra s’af­fran­chir, disait-il, qu’en sup­pri­mant le régime du sala­riat, en fai­sant la révo­lu­tion sociale. 

Mais vers 1895 se mani­feste une évo­lu­tion signi­fi­ca­tive de la ten­dance orga­ni­sa­trice dans l’a­nar­chisme. Trois pério­diques favo­rables au cou­rant pro-orga­ni­sa­tion voient le jour : El Obre­ro Pana­de­ro (L’ou­vrier bou­lan­ger) publié par la Socie­dad de Resis­ten­cia de Pana­de­ros, El Opri­mi­do et La Ques­tione sociale en ita­lien [[En 1893 parait, en fran­çais, La Liber­té com­mu­niste-anar­chiste, anti-orga­ni­sa­teur. Par­mi les col­la­bo­ra­teurs des pre­miers numé­ros du pério­dique, Auguste Vaillant (« la bombe au Par­le­ment »). Guillo­ti­né le 5 février 1894.]]. 

El Opri­mi­do devint quin­zo­ma­daire régu­lier et un porte-parole impor­tant de l’a­nar­chisme par­ti­san de l’or­ga­ni­sa­tion. Il appuyait plei­ne­ment les grèves ouvrières. Un de ses édi­to­riaux disait : « Toute grève, petite ou grande, qui triomphe ou qui échoue, aura d’ex­cel­lents résul­tats, car elle relè­ve­ra le moral… parce que nous nous entraî­ne­rons pour la lutte et parce que fina­le­ment elle nous fera com­prendre que le che­min le plus court pour arri­ver à la socié­té éga­li­taire… c’est celui de la révo­lu­tion sociale. »

La pré­pon­dé­rance ini­tiale des anar­cho-com­mu­nistes anti-orga­ni­sa­teurs se com­pense et fina­le­ment s’in­verse vers la fin du siècle. La ten­dance anar­cho-com­mu­niste orga­ni­sa­trice, qui allait impré­gner tota­le­ment l’a­nar­chisme en Argen­tine, a une pous­sée fon­da­men­tale vers 1897 [[El Per­se­gui­do ne parais­sait plus depuis 1896 et les anti-orga­ni­sa­teurs reviennent à la charge avec El Rebelde en 1898. Il exis­tait aus­si une cri­tique de l’or­ga­ni­sa­tion de la part des anar­cho-indi­vi­dua­listes qui s’ex­pri­mait dans Ger­mi­nal (pre­mier numé­ro en 1897).]] avec la paru­tion d’un nou­veau pério­dique, La Pro­tes­ta Huma­na, heb­do­ma­daire au début, qui change et devient La Pro­tes­ta en 1903. A par­tir de 1904 elle paraît quo­ti­dien­ne­ment et sera tou­jours le porte-parole de l’or­ga­ni­sa­tion ouvrière de ten­dance anar­chiste (la F.O.R.A.), majo­ri­taire en Argentine. 

Après une ten­ta­tive qui échoue, la pre­mière Fede­ra­ción Obre­ra (F.O.A.) est fon­dée en 1901 au moment d’in­ces­santes luttes syn­di­cales et d’une suc­ces­sion de grèves pour la réduc­tion de la jour­née de tra­vail, contre le tra­vail au ren­de­ment et le tra­vail noc­turne. En 1902 a lieu le 2e Congrès dans lequel se pro­duit la scis­sion de la mino­ri­té socia­liste. (Les socié­tés de résis­tance qui res­tent dans la Fédé­ra­tion réunis­saient 7 630 asso­ciés ; celles qui par­tirent 1 780.) Au 4e Congrès prend le nom de F.O.R.A. et au 5e la réso­lu­tion « fina­liste » anar­chiste est adop­tée, ce qui don­ne­ra une marque par­ti­cu­lière au mou­ve­ment ouvrier révolution­naire de l’Ar­gen­tine de l’époque. 

L’im­por­tance de cette polé­mique entre orga­ni­sa­teurs et anti-orga­ni­sa­teurs c’est qu’elle a eu lieu au sein même de la ten­dance anar­cho-com­mu­niste et que le résul­tat final sera une influence durable de l’a­nar­chisme dans l’or­ga­ni­sa­tion ouvrière en même temps qu’une pré­pon­dé­rance des posi­tions contraires à l’or­ga­ni­sa­tion plus ou moins per­ma­nente dans le mou­ve­ment spécifique. 

Les anti-orga­ni­sa­teurs réus­sirent à évi­ter que les anar­chistes per­dirent leur carac­tère spé­ci­fique au sein de l’or­ga­ni­sa­tion ouvrière, dans la mesure où leur prin­ci­pal argu­ment était qu’à « l’in­té­rieur des socié­tés de résis­tance les anar­chistes dis­pa­rais­saient, per­daient leur carac­tère spé­ci­fique et finis­saient par se dés­in­té­res­ser de tout ce qui tou­chait l’i­déal, ne se pré­oc­cu­pant que des luttes syn­di­cale, des ques­tions en rap­port avec les horaires et le salaire des tra­vailleurs. » [[Gil­li­mon, Eduar­do G. : Hechos y comen­ta­rios, p. 25. Sans indi­ca­tion d’éditeur.]]

Cepen­dant, dans le mou­ve­ment anar­chiste du pays, le slo­gan de prin­cipe : « L’a­nar­chisme est spé­ci­fi­que­ment inor­ga­ni­sable » demeura.

Syrs

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