La Presse Anarchiste

Espagne : le mouvement anarchiste en 1976

Le mou­ve­ment ouvrier et révo­lu­tion­naire espa­gnol s’est for­mé avec l’ef­fort de mil­liers et de mil­liers de mili­tants anonymes.

Depuis les pre­miers efforts de Fanel­li ou de A. Loren­zo [[Fanel­li Giu­seppe, du groupe des amis de Bakou­nine, est allé en Espagne pen­dant l’hi­ver 1868 – 69. Il éta­blit des contacts à Madrid et à Bar­ce­lone, et son acti­vi­té est à l’o­ri­gine de la créa­tion de l’Al­liance et de la sec­tion de l’A.I.T. en Espagne.

Loren­zo Ansel­mo, typo­graphe, du noyau qu’or­ga­ni­sa l’A.I.T. en Espagne en 1869 avec Mora, Fra­ga Pel­li­cer, Moran­go, etc. Il par­ti­ci­pa à la confé­rence de Londres en 1871 et il est l’au­teur de « Le Pro­lé­ta­riat Mili­tant ». Son acti­vi­té contri­bua à don­ner une orien­ta­tion anar­chiste col­lec­ti­viste (« bakou­ni­niste ») au mou­ve­ment ouvrier espa­gnol.]] pour enra­ci­ner la Ière Inter­na­tio­nale en Espagne, jus­qu’à la réponse fou­droyante avec laquelle le pro­lé­ta­riat espa­gnol, rem­por­ta dans les rues la vic­toire sur l’ar­mée fas­ciste, début juillet 1936, le cou­rant anar­chiste fut la colonne ver­té­brale du mou­ve­ment révo­lu­tion­naire, le noyau dur de la spon­ta­néi­té des masses. Dans les der­niers mois de l’an­née 36, ce fut en Espagne l’ex­pres­sion la plus haute de la lutte inin­ter­rom­pue contre le joug du sala­riat, de la pro­prié­té et de l’État.

Le fas­cisme triom­phant de Fran­co impo­sa aux vain­cus un long silence et mal­gré la lutte conti­nuée dans l’ombre, les atten­tats, les grèves sau­vages, la conti­nui­té révo­lu­tion­naire sem­blait brisée.

Et comme par­tout ailleurs, l’ac­ti­vi­té liber­taire reprend ou se ren­force ; les idées anar­chistes, à l’é­gal de la vieille taupe sous les appa­rences de l’his­toire, ont su conti­nuer leur che­min, en sachant que la révo­lu­tion n’est pas une néces­si­té his­to­rique iné­luc­table mais une poten­tia­li­té qu’il faut tou­jours construire, des occa­sions qu’il ne faut pas lais­ser passer.

La forte ten­dance à la recons­truc­tion de la C.N.T., appa­rue en Espagne en ce moment, sur­prend et crée des pro­blèmes intéressants :

  1. Est-il pos­sible, dans une socié­té capi­ta­liste indus­trielle où les syn­di­cats réfor­mistes font par­tie de l’en­ca­dre­ment et du contrôle de la popu­la­tion sala­riée, est-il pos­sible de créer un syn­di­cat révo­lu­tion­naire de ten­dance anarchiste ?
  2. Quelles sont les formes d’or­ga­ni­sa­tion pos­sibles à ce moment de la lutte de classes dans un sys­tème capi­ta­liste avan­cé, soit d’en­tre­prise, soit d’É­tat ? Quelle est la place de l’or­ga­ni­sa­tion des masses et des orga­ni­sa­tions spé­ci­fiques ? Sont-elles sou­hai­tables et néces­saires si notre fina­li­té c’est l’au­to­no­mie ouvrière et la prise en main du contrôle de sa propre vie par tout un chacun ?

Toutes ques­tions qui méritent dis­cus­sion et analyse.

Aujourd’­hui nous publions un tra­vail sur le mou­ve­ment anar­chiste espa­gnol pen­dant les der­nières années. L’au­teur mani­feste sa pré­fé­rence pour la solu­tion anar­cho-syn­di­ca­liste, ce qui n’est évi­dem­ment pas la posi­tion de La Lan­terne Noire, mais nous croyons que la cla­ri­fi­ca­tion des idées face à cette nou­velle situa­tion en Espagne per­met­tra un cer­tain nombre de réflexions sur les rap­ports des anar­chistes et du mou­ve­ment de masses. Dans le pro­chain numé­ro nous com­men­ce­rons le débat sur l’or­ga­ni­sa­tion spé­ci­fique et la spon­ta­néi­té révolutionnaire.

Pour l’ins­tant, et pour une meilleure com­pré­hen­sion du texte, nous signa­lons deux faits.

D’a­bord, le renou­veau et la force de l’a­nar­cho-syn­di­ca­lisme dans l’Es­pagne actuelle s’ex­plique aus­si par l’at­ti­tude des tra­vailleurs. Dès les grandes grèves de 1962, une tac­tique est appa­rue spon­ta­né­ment face aux patrons et au syn­di­cat fas­cistes : les Com­mis­sions Ouvrières, élues par la base. Très rapi­de­ment, les Com­mis­sions Ouvrières furent noyau­tées par des groupes poli­tiques : P.C., Ligue, Mao, Catho. Et à par­tir de 1969, un cou­rant se fait jour chez les tra­vailleurs pour des organes élus et contrô­lés par la base. Et à par­tir de 1971, pra­ti­que­ment dans chaque conflit, on observe la dénon­cia­tion publique des mani­pu­la­tions des groupes politiques.

Actuel­le­ment cette atti­tude anti­ré­cu­pé­ra­trice, sur le prin­cipe des assem­blées de base quo­ti­diennes déci­dant du mou­ve­ment et de la révo­ca­bi­li­té des délé­gués est une constante des conflits en Espagne : même les délé­gués ouvriers de groupe d’op­po­si­tion élus aux élec­tions syn­di­cales offi­cielles de juin 1975 sont écar­tés [[Il fau­drait sans doute repo­ser le pro­blème de la dif­fé­rence, voir de l’op­po­si­tion entre anar­cho-syn­di­ca­lisme et conseil ou soviet (comme en 1917 – 21 en Rus­sie, en 1918 – 20 en Ita­lie, en mai 68). Mal­heu­reu­se­ment c’est un débat sou­vent creux et pas­sion­né.]]. L’in­ter­view publiée dans Front Liber­taire d’a­vril sur Vito­ria est exem­plaire de cette ten­dance. Il faut éga­le­ment lire les nom­breux articles de Infor­ma­tions Ras­sem­blées à Lyon.

Ajou­tons que même dans l’U.G.T. qui vient de célé­brer un congrès public à Madrid — avril 1976 — (avec l’au­to­ri­sa­tion du gou­ver­ne­ment — sic —, mais il est vrai que les sociales-démo­cra­ties alle­mande et sué­doise sont der­rière, sans comp­ter Mit­ter­rand qui devait se rendre en Espagne en 1975, voir « Cam­bio 16 » du 21 – 4‑75, « Van­guar­dia » du 4 – 75), on a vu cer­taines délé­ga­tions affir­mer dure­ment l’in­com­pa­ti­bi­li­té d’as­su­mer des postes de res­pon­sa­bi­li­té à la fois à l’U.G.T. et au P.S., ce à quoi la majo­ri­té a répon­du en les trai­tant de « fas­cistes » (« Triun­fo » 24 – 4‑76). L’in­fluence anar­cho-syn­di­ca­liste est donc sen­sible même dans l’U.G.T.

Enfin, notre der­nier point est que le déve­lop­pe­ment de l’a­nar­cho-syn­di­ca­lisme espa­gnol reste une incon­nue : com­ment s’a­dap­te­ra-t-il à une éven­tuelle léga­li­sa­tion ? Com­ment pour­ra-t-il conci­lier le rôle d’« inter­lo­cu­teur » du patro­nat qu’im­posent les struc­tures du capi­ta­lisme, et la com­ba­ti­vi­té de la base depuis des années ? Les mili­tants espa­gnols sont conscients de ce pro­blème qu’ils sont obli­gés d’a­bor­der, pra­ti­que­ment en même temps qu’ils réor­ga­nisent des acti­vi­tés frac­tion­nées depuis une qua­ran­taine d’an­nées. Et la menace d’une reprise du gou­ver­ne­ment par l’ex­trême-droite pèse tou­jours, tant sur les révo­lu­tion­naires que sur les capi­ta­listes « démocrates ». 

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