L’anarchisme organisé représente aujourd’hui, en Espagne, une réalité qui commence sérieusement à préoccuper ceux qui l’avaient relégué un peu trop tôt au rang de curiosité de musée. La presse espagnole semble, depuis peu, s’en rendre compte. Toujours aussi discrète, la presse française préfère s’étonner sur les prouesses des franquistes « réformistes » ou se scandaliser sur la violence « aveugle » des trouble-fêtes de l’ETA. Il a fallu attendre le 6 – 3‑76 pour lire, sous la plume de Niedergang, dans Le Monde, ces commentaires : « À Madrid, la grève de la construction a été déclenchée par des groupes indépendants de tendance anarchiste… La C.N.T., la vieille centrale anarchiste toute-puissante au début de la guerre civile et que l’on croyait morte, surgit des catacombes. À Barcelone, elle vient de tenir un congrès avec quatre cents participants. » Ces quelques phrases sont significatives. Elles équivalent à authentifier la présence libertaire en Espagne… Ce que Niedergang ne dit pas, c’est que cette présence est le résultat de plusieurs années de militantisme et d’activités multiples dans la plus rigoureuse clandestinité. Ceux qui ont suivi de près les débats qui ont agité les groupes libertaires espagnols durant ces dernières années ne s’étonneront pas de l’orientation anarcho-syndicaliste qui caractérise aujourd’hui la majorité de ces groupes. Le mouvement libertaire espagnol reste encore en grande partie ouvrier, même si les étudiants et intellectuels y ont joué un rôle important [[Voir le rapport sur l’anarchisme espagnol publié dans Société et contre-société (C.I.R.A., Genève 1974, Librairie Adversaire). Ce rapport a été également publié en espagnol dans El movimiento libertario español : pasado, presente y futuro (Paris, Cuadernos de Ruedo Iberico, septembre 1974).]]. Pour comprendre ce que représente aujourd’hui l’anarchisme espagnol, il faut inévitablement se reporter au passé immédiat, qui remonte aux années 1967 – 1968.
1967 – 1970 : premiers symptômes d’existence et contours d’un mouvement
Il est particulièrement difficile de dater avec précision le renouveau libertaire en Espagne. Mieux vaut parler de symptômes ou de premiers balbutiements. Dès 1966, mais surtout en 1967 et 1968, de nombreux groupes, se référant implicitement ou explicitement à l’anarchisme, développent une pratique anti-autoritaire. Le plus connu de ces groupes reste celui des « Acratas » de l’Université de Madrid. Théoriquement assez proches du situationnisme. Les « Acratas » survivent en lieu clos puisque leur terrain privilégié est l’Université. Revendiquant par-dessus tout leur autonomie, ils pratiquent la prise de parole sauvage et diffusent des « anti-tracts » particulièrement virulents. L’imagination de nouvelles formes de contestation radicale et de subversion culturelle se heurte à un double pouvoir, représenté à la fois par l’Institution universitaire et ses flics, mais aussi par les structures étudiantes « responsables », dominées par les marxistes-léninistes. Le dogmatisme léninostalinien pratiqué par les multiples chapelles sectaires et concurrentielles cherchant chacune d’elles à devenir hégémonique explique en partie le « réflexe anti-autoritaire » des « Acratas ». Bien qu’ultra-minoritaires, ces groupes autonomes, sans formulation théorique cohérente et sans lien les uns avec les autres, bouleversent la monotonie universitaire en y introduisant une joyeuse radicalité révolutionnaire. Lorsque les répercussions de mai 68 se font sentir à Madrid, « les Acratas », appelés également « Independientes », connaissent un développement spectaculaire. Le reflux des luttes et la normalisation imposée conjointement par l’Institution et la gauche raisonnable mettront, en partie du moins, un terme à la « folie » irrévérencieuse des anti-autoritaires. Une fois opérée la reprise en main, les « Acratas » se réfugient lentement mais sûrement dans l’élaboration théorique ou la recherche des paradis artificiels. Théorisant le marginalisme comme choix existentiel et rupture avec l’ennui universitaire, ils sombrent dans l’oubli, même si les groupes anti-autoritaires qui se développeront par la suite dans l’Université se référeront fréquemment à leurs « ancêtres » et adopteront bien souvent leurs formes d’action. Phénomène certes passager, le « pronunciamiento » étudiant anti-autoritaire marque une étape importante dans la formation d’une prise de conscience libertaire qui ne tardera pas à atteindre d’autres couches sociales.
Parallèlement à l’apparition de groupes anti-autoritaires au sein de l’Université, on assiste à l’éclosion d’une tendance libertaire à l’intérieur du mouvement ouvrier, y compris dans les C.O. (Commissions ouvrières). Nombreux sont en effet les jeunes militants ouvriers, ayant souvent fait leurs premières armes dans des organisations chrétiennes (HOAC, JOC) ou dans les C.O., qui redécouvrent, à travers leurs luttes quotidiennes, la pratique libertaire, axée sur le refus du leaderisme et de la hiérarchie. Présents dans des commissions d’usine ou de quartier, ces militants se déclarent à la fois anticapitalistes et anti-bureaucratiques et revendiquent l’autonomie ouvrière. En mars 1969, des travailleurs anti-autoritaires lancent à Barcelone la revue Que hacer (Que faire ?), prise en main par la suite par les léninistes. Ils tentent également de constituer à l’intérieur des C.O., dominées par le P.C.E., un pôle anti-autoritaire sous le nom de « Plata-formas ». Ce projet intéressant échoue également à cause des magouilles politiciennes. C’est alors que se constituent les G.O.A. (Groupes ouvriers autonomes). Regroupement ouvrier anti-autoritaire, les G.O.A. n’ont pas de filiation idéologique précise. Refusant tout a priori théorique, ils se sont souvent vus qualifiés d’anarcho-syndicalistes, du fait de leur pratique. Les rapports de collaboration que les G.O.A. maintiennent avec les groupes plus spécifiquement anarchistes font qu’on les considère en quelque sorte comme la branche ouvrière de l’anarchisme catalan. Cette assimilation entre les G.O.A. et l’anarcho-syndicalisme est tout à fait gratuite. Les G.O.A. regroupent à la fois des libertaires et des marxistes anti-autoritaires. Pour ces derniers, l’application du terme anarcho-syndicaliste est ressenti comme une insulte. Les G.O.A. ne se sépareront, par ailleurs, jamais de cette ambiguïté de départ. Elle sera même une des principales causes de leur éclatement. L’apport des G.O.A. au développement d’une conscience de classe anti-capitaliste et anti-autoritaire est très loin, cependant, d’être négligeable. Après leur disparition, certains de leurs militants deviendront les animateurs du courant anarchosyndicaliste catalan.
Au moment où les G.O.A. avancent l’idée d’autonomie ouvrière et renouent avec la tradition libertaire du mouvement ouvrier catalan, d’autres groupes font leur apparition en Catalogne et dans d’autres régions d’Espagne. Contrairement aux G.O.A., ces groupes se situent très clairement par rapport à l’anarchisme et revendiquent l’appellation. Tout en défendant l’idée d’autonomie, ces groupes anarchistes spécifiques, formés à la fois d’ouvriers et d’étudiants, se trouvent confrontés au difficile problème du manque de coordination et de carence de structures. La clandestinité impose ses règles et celles-ci, c’est le moins qu’on puisse dire, ne favorise pas la confrontation des critères en matière d’organisation. Question-clé, le problème de l’organisation et des structures est celui qui suscite le plus de discussions au sein des groupes anarchistes. Les principaux, les plus influents, se trouvent en Catalogne (Barcelone surtout), à Valence, à Madrid et à Saragosse. Des publications, à parution très irrégulière, fleurissent un peu partout : Tribuna libertaria, du groupe « Negro y rojo » de Barcelone, Tierra libre du groupe « Bandera negra » de Valence, Accion directa du groupe du même nom de Saragosse et bien d’autres. Les groupes se forment et se défont, naissent et disparaissent de mort naturelle ou sous les coups de la répression. La cohabitation d’étudiants et d’ouvriers au sein des mêmes groupes ne va pas sans poser de problèmes. Activisme et travail de masse, spontanéisme et organisation ne s’accordent pas toujours. Certains groupes anarchistes autonomes s’affirment négativement par le rejet de tout projet organisationnel ; d’autres se proposent de relancer une organisation spécifique du type de la F.A.I. ; d’autres encore se sentent plus proches de l’anarcho-syndicalisme de la C.N.T. et parlent de reconstruire l’organisation de classe avant l’organisation spécifique. Dès lors, malgré les normes rigides de la clandestinité, s’instaure un débat entre les différentes tendances. Âpre à certains moments, confus souvent, il contribuera néanmoins à clarifier la situation. Nous y reviendrons par la suite.
Exil : crise, luttes internes et nouveau départ
Au moment où l’on assiste à l’Intérieur aux signes avant-coureurs d’un renouveau du Mouvement libertaire, les organisations classiques du M.L.E. « historique » (C.N.T.-F.A.I. en exil) sombrent corps et âme dans un état de dégénérescence profonde. L’espace imparti pour cette étude ne permet évidemment pas d’analyser dans le détail les causes de cette dégénérescence. L’exil y est pour quelque chose. Coupées de la réalité des luttes, les organisations classiques deviennent des corps inertes où les militants se transforment en simples cotisants. Frictions internes et luttes de tendance s’y succèdent jusqu’à devenir la raison d’être de l’Organisation. En exil, la C.N.T. et la F.A.I. ne sont plus qu’une triste caricature de ce qu’elles furent dans un passé de plus en plus lointain. Les bureaucrates inamovibles du M.L.E. s’autoproclament dépositaires d’une « anarchie » inaliénable et veillent sur le Temple. Ces anarchistes de droit divin, gardiens de l’orthodoxie, partent en guerre, pour un oui ou pour un non, contre ceux qui font figure, à leurs yeux, de « déviationnistes ». Un premier conflit oppose la bureaucratie dirigeante au secteur jeune (la F.I.J.L. : Fédération ibérique des jeunesses libertaires), appuyé par bon nombre de militants plus anciens. Tous ceux qui critiquent les méthodes « staliniennes » employées par la bureaucratie ou remettent en question l’immobilisme de l’appareil sont irrémédiablement et indistinctement considérés « hérétiques » et condamnés comme tels. De la façon la plus autoritaire qui soit, la bureaucratie expulse à tour de bras les « trouble-fêtes » et va même jusqu’à mettre à l’index des fédérations locales entières… Réagissant contre cet état de fait, de nombreux militants entrent en lutte ouverte contre la bureaucratie. C’est dans ce mouvement de réaction anti-bureaucratique qu’il faut replacer la naissance, en juillet 1970, de Frente libertario. Dès le départ, F.L. veut sortir des sentiers battus et s’intéresse plus à la renaissance libertaire en Espagne qu’à la routine paralysante du mouvement classique. Dans l’éditorial de son numéro de présentation, on pouvait lire :
« Le journal veut être un soutien pour les camarades de l’Intérieur. Ce sont eux — et non nous — qui doivent trouver la forme adéquate d’organisation : en syndicats, groupes autonomes ou comme bon leur semble… » [[Dans ce numéro 0, le groupe F.L. explique les raisons qui motivent la sortie du journal. Sa diffusion a été réservée aux militants.]].
Rompant avec le dirigisme pratiqué par les instances bureaucratiques de la C.N.T. « officielle », F.L. ne se présente pas comme une autre organisation, mais comme un groupe porte-parole d’un large courant d’opposition au dogmatisme et au conformisme dominants. À la lecture des premiers numéros de F.L., les principaux centres d’intérêt du groupe éditeur sont les suivants : s’opposer à ceux qui consciemment ou inconsciemment (bureaucratie-majorité silencieuse) maintiennent le M.L.E. dans la situation où il se trouve et diriger tous ses efforts vers l’Intérieur en maintenant ou développant les contacts avec les groupes libertaires ou antiautoritaires sans prétendre leur imposer telle ou telle ligne.
Dans une première étape, F.L. maintient effectivement des contacts avec tous les groupes de l’Intérieur (G.O.A., groupes spécifiques, étudiants libertaires, anarcho-syndicalistes, etc.). En juillet 1971, cependant. c’est-à-dire tout juste un an après sa naissance, apparaît pour la première fois dans F.L. l’idée de reconstruction de la C.N.T., qui par la suite fera son chemin. Dans un éditorial. correspondant au nº 11 (juillet 1971) et intitulé : « Espérance », on lisait : « Sans ignorer les pièges et les difficultés qui menacent, l’important, en vérité, est de contribuer efficacement à la reconstruction de la C.N.T. et au développement de la propagande libertaire dans toute la péninsule. »
Par la suite, cette idée reviendra très souvent dans les pages de F.L. avant d’être popularisée par certains groupes de l’Intérieur. Tout en se sentant plus en accord avec la tendance anarcho-syndicaliste, F.L. a cependant le mérite d’essayer de ne pas se couper des autres groupes autonomes d’une part et d’autre part de ne pas sombrer dans la démagogie triomphaliste en faisant croire à l’existence d’un mouvement cohérent et solidement implanté. À travers F.L., tant les groupes anarchistes spécifiques que les G.O.A. ou les étudiants anti-autoritaires ont la possibilité de se faire connaître et de s’exprimer. Dans le débat qui opposent en Espagne les partisans d’une fédération de groupes autonomes spécifiques, les anarcho-syndicalistes, les conseillistes et leur projet d’organisation anti-autoritaire de « type nouveau » et tous les groupuscules sans idées très claires mais fondamentalement antiorganisationnels, F.L. a des options. Elles sont de plus en plus anarcho-syndicalistes…
1971 – 1973 : délimitation des camps et naissance d’un projet organisationnel
Politiquement, l’année 1971 va permettre aux groupes libertaires, toutes tendances mêlées, de développer une grande activité militante contre la participation aux élections syndicales et contre le tourisme. De nouveaux groupes sont en gestation, d’autres entrent en crise. Les G.O.A. se multiplient jusqu’à constituer un mouvement important qui ne cessera de progresser jusqu’en 1973, date de son éclatement en de multiples tendances.
Chez la majorité des groupes libertaires, on remarque la volonté de sortir du « marasme groupusculaire » dans lequel ils survivent. Plusieurs projets organisationnels s’affrontent, mais un certain nombre de groupes refusent de prendre position et rejettent ce qui de près ou de loin impliquerait la constitution d’une organisation. Ce réflexe antiorganisationnel, facteur d’atomisation, s’explique par plusieurs raisons. La nouvelle génération de militants libertaires est en grande partie constituée de jeunes qui proviennent, pour beaucoup d’entre eux du moins, du P.C. ou des groupuscules marxistes-léninistes (trotskysme, maoïsme). Extrêmement sensibilisés au problème de la bureaucratie, ils réagissent contre leur « vécu militant » en se méfiant de tout projet organisationnel. Cette réaction, saine en soi, est cependant extrêmement négative. La démarche simpliste consistant à assimiler organisation et bureaucratie fait sombrer de nombreux groupes dans la marginalisation. Spontanéistes par excellence, ces groupes-familles se transforment en de petites sociétés locales vivant en autarcie.
À l’opposé de cette tendance, certains groupes prétendent constituer (ou reconstituer) une organisation spécifique pure et dure, faisant irrésistiblement penser à la F.A.I. « historique ». Pour ce faire, une réunion de groupes anarchistes autonomes catalans a lieu en novembre 1972. Formulant le projet de reconstituer la F.A.I., les groupes présents à cette réunion (assez peu, il est vrai) définissent les grandes lignes sur lesquelles l’Organisation doit s’appuyer. Conscients du marasme dans lequel se trouve le Mouvement, des groupes exagèrent l’importance des structures et finissent par considérer l’Organisation comme une fin et non comme un moyen. Par réaction contre le vide organisationnel, ils tombent dans l’excès contraire. Cette tentative « faïste » n’aura pas de suite.
Il est toujours difficile de se faire une idée claire de ce que représente, dans la clandestinité, telle tendance par rapport à telle autre. La capacité militante ne peut être évaluée que par à‑peu-près. Au niveau de la stricte implantation, les groupes anarcho-syndicalistes progressent plus rapidement que d’autres. Leur dynamique, leur volonté de coller de près à la réalité des luttes ouvrières et leur hostilité vis-à-vis de l’intellectualisme sont leurs principales caractéristiques. Les militants anarcho-syndicalistes, jeunes pour la plupart, proviennent d’horizons très divers. Certains sont passés par les groupes anti-autoritaires et les ont quittés pour ne pas sombrer dans l’activisme ou la déprime, d’autres ont milité dans les G.O.A. ou y militent encore en participant localement aux C.O., d’autres encore, issus d’organisations ouvrières chrétiennes, du P.C. ou de l’extrême-gauche, se sont radicalisés au contact de la réalité sociale. On retrouve chez beaucoup de ces jeunes militants anarcho-syndicalistes une espèce de fascination pour la C.N.T. d’antan, présente encore aujourd’hui dans la mémoire collective du prolétariat. Très critiques vis-à-vis des erreurs « historiques » de la C.N.T., mais également à l’égard de la bureaucratie de l’exil, ces militants ouvriers, à travers leur pratique, renouent avec l’essence de l’anarcho-syndicalisme espagnol [[Il faut souligner le rôle important qu’a joué le livre de Juan Gomez-Casas : Historia del anarcosindicalismo español, dans cette prise de conscience libertaire et anarcho-syndicaliste.]]. Les anarcho-syndicalistes d’aujourd’hui, comme ceux d’hier, ne forment pas un tout homogène. On y trouve des « radicaux », des « possibilistes », des anarchistes soucieux d’être présents dans la lutte ouvrière, des syndicalistes libertaires. Il s’agit, en fait, des tendances qui eurent toujours (avant, du moins, que la bureaucratie n’y mette fin !) droit de cité au sein de la C.N.T. Implantés surtout en Catalogne, les anarcho-syndicalistes collaborent avec les autres groupes ou tendances libertaires, mais se montrent de plus en plus critiques tant envers les « anti-organisationnels » (anti-syndicalistes de surcroît) que des spécifiques « super-organisationnels ».
En avril 1973, une assemblée de groupes anarcho-syndicalistes a lieu en Catalogne. Non représentative de l’ensemble des groupes, cette assemblée réunit cependant de nombreux groupes catalans et des militants ou groupes de Saragosse, Madrid et Cadix. Pour la première fois, les groupes de l’Intérieur définissent une stratégie anarcho-syndicaliste et avancent l’idée de la reconstruction de la C.N.T. À long terme, ces groupes ont la perspective de convoquer un Congrès national de reconstruction de la C.N.T. Dans l’immédiat, la tâche prioritaire consiste à établir des contacts avec tous les groupes acceptant cette perspective. Dans ce but, une Commission nationale et des Commissions régionales chargées de coordonner les différents noyaux anarcho-syndicalistes sont mises sur pied. Pour faciliter le débat entre les différentes tendances libertaires, les groupes réunis décident de publier un bulletin de discussion interne (Opcion). Au niveau de la propagande, on annonce la sortie d’un bulletin d’information (C.N.T. Informa) et d’une revue théorique (Accion anarcosindicalista).
Événement important, cette assemblée de groupes anarcho-syndicalistes marque le point de départ d’un processus de regroupement. Pour avoir su présenter un projet organisationnel cohérent, les groupes anarcho-syndicalistes bénéficieront rapidement de l’appui militant d’une série de groupes qui, peu à peu, se rapprocheront de leurs thèses. À partir de cette assemblée, tous les groupes libertaires se définiront en fonction de la tendance anarcho-syndicaliste. Pour ou contre, personne ne reste indifférent. Frente libertario se fait l’écho de cette assemblée et appuie ouvertement les décisions prises [[Dans le numéro de F.L., correspondant à octobre 1973, une très grande importance est concédée à ce projet de reconstruction de la C.N.T.]]. La C.N.T. « officielle » fait silence et pour cause… Les autonomes anti-syndicalistes critiquent ceux qui « adoptent des formes d’organisation du passé » et continuent à théoriser la spontanéité des masses. Dès maintenant, il faut noter, cependant, que beaucoup de groupes autonomes abandonneront par la suite ces positions et évolueront vers l’anarcho-syndicalisme. Clarificatrice, cette assemblée a le mérite de délimiter les camps. Elle ne met pas un point final à la confusion régnante, mais contribue à freiner la lente désagrégation d’un mouvement tiraillé entre le culte de la spontanéité et le besoin d’efficacité. Bien des raisons freineront le processus de formation de l’organisation anarcho-syndicaliste. Parmi celles-ci, il faut faire une part spéciale à l’activisme de certains groupes (MIL, GAC, entre autres) et à son corollaire, la répression policière.
1974 : activisme, répression, atomisation
Deux faits marquants caractérisent l’activité du mouvement pendant les derniers mois de 1973. On assiste, d’une part, à un développement réel de la tendance anarcho-syndicaliste (contacts, coordination, édition de plusieurs numéros de C.N.T. Informa et Opcion, présence militante dans les luttes, etc.). Parallèlement à ce développement, on signale en Catalogne les faits d’armes de groupes activistes anti-autoritaires… À l’actif de ces groupes, plusieurs hold-up, des « expropriations » ou « socialisations » diverses. Revendiquées soit par le M.I.L. (Mouvement ibérique de libération), soit par les G.A.C. (Groupes autonomes de combat) [[Les G.A.C. S’appelaient également « Groupes armés de combat ». À propos de la date de naissance exacte de ces groupes armés, il y a plusieurs versions ou hypothèses. Certains affirment que les G.A.C. existaient depuis le procès de Burgos de 1970. Plusieurs actions de dénonciation de la mascarade de procès intenté par les autorités franquistes contre les résistants basques avaient alors eu lieu à Toulouse (attaque du Consulat et des locaux d’Iberia) et seraient l’œuvre des G.A.C. De la même façon, le M.I.L. se serait constitué au début de 1971. Signant leurs premières actions « Grupo 1000 », ce n’est que par la suite que ses membres se donneront le sigle M.I.L. qui signifiera tantôt « Mouvement insurrectionnel libertaire », tantôt « Mouvement ibérique libertaire », tantôt « Mouvement insurrectionnel de libération ». Il semble cependant que la véritable signification du sigle M.I.L. ait effectivement été « Mouvement ibérique de libération ». En décembre 1972 (déjà en septembre de la même année), puis en mars 1973, la police avait signalé l’existence de « groupes armés de tendance communiste » agissant en Catalogne. À cette époque, le M.I.L. n’était cependant connu que de ses membres et de la police. Pour avoir une idée plus ou moins précise des G.A.C. et du M.I.L., il convient de lire la brochure des « Éditions Mai 37 » : Sur l’activité des « gangsters » de Barcelone ainsi que celle publiée par le « Comité Vérité pour les révolutionnaires espagnols » sous le titre : Gangsters ou révolutionnaires ?]], ces actions provoquent en septembre 1973 l’arrestation de plusieurs militants, parmi lesquels se trouve Salvador Puig-Antich.
Quels rapports peuvent-ils exister entre ces groupes armés et les groupes libertaires catalans ? Avant septembre 73, personne, à quelques exceptions près, ne connaît l’existence de ces groupes. À partir des éléments d’information diffusés postérieurement par le M.I.L., nous savons aujourd’hui que ces groupes étaient composés de militants anarchistes et communistes-conseillistes. Par leurs fréquentes références à l’ultra-gauche, ils sont, d’un strict point de vue théorique, plus proches de certaines tendances des G.O.A. que des groupes autonomes anarchistes ou des anarcho-syndicalistes. Présentant l’« agitation armée » comme une « exigence tactique » du mouvement ouvrier, le M.I.L. ne prétend pas incarner le bras armé de la révolution. Sa stratégie violente est entendue comme une étape vers l’objectif final : l’auto-organisation de la classe vers la grève insurrectionnelle et expropriatrice.
Lorsque se produisent les premières arrestations, le M.I.L. n’existe plus. Auto-dissout en août 73, ses militants décident de s’investir dans le travail théorique et l’impression de textes dans le cadre des Éditions Mai 37. Les G.A.C., eux, continuent… À l’annonce des premières arrestations, accompagnées d’une intense campagne de presse anti-anarchiste, les groupes libertaires catalans mettent un frein à leurs activités. Conscients qu’à travers le M.I.L., l’appareil policier cherche à détruire le Mouvement libertaire dans son entier, les groupes, toutes tendances mêlées [[Il faut pourtant signaler que lors de l’annonce des arrestations, quelques groupes de Barcelone avaient cru bon de faire un communiqué en signalant que les camarades arrêtés n’avaient rien à voir avec le Mouvement libertaire et en les assimilant à des provocateurs. Ce communiqué a été publié dans les journaux de la C.N.T. « officielle » : Espoir et Combat syndicaliste… Il a fallu que Puig-Antich soit assassiné pour que ces mêmes journaux le présentent comme un martyr anarchiste.]], s’organisent pour l’auto-défense et pour sauver Puig-Antich de la peine de mort. La coordination des libertaires va pourtant s’avérer particulièrement difficile. Les premiers heurts se produisent à propos de l’appréciation à porter sur la tactique d’« agitation armée ». Les deux principales thèses en présence sur l’organisation de la solidarité vis-à-vis des camarades emprisonnés sont parfaitement antagoniques. Alors que les G.A.C. et d’autres secteurs considèrent qu’il ne peut y avoir de défense que politique, axée sur la revendication de l’activisme révolutionnaire, la plupart des groupes anarcho-syndicalistes et certains libertaires s’opposent à toute justification politique systématique du M.I.L. tant bien que mal, un accord entre les groupes permet la constitution d’un « Comité de soutien aux emprisonnés du M.I.L. », chargé de coordonner la défense.
À l’annonce de la condamnation de Puig-Antich dans les premiers jours de janvier 74, le « Comité de soutien » intensifie sa campagne. Jusqu’en mars, toute la capacité militante des groupes libertaires va être investie dans cette campagne. Pendant ce temps-là, tout ne va pas pour le mieux au sein du « Comité de soutien ». Les divergences d’appréciation sur le militantisme, sur l’ex‑M.I.L., sur l’activisme provoquent des conflits entre les différents groupes et tendances représentés au sein du Comité. Le 2 mars, Salvador Puig-Antich est assassiné. Tiraillés entre la tristesse et la colère, de nombreux groupes libertaires réagissent violemment à la nouvelle de l’exécution. Certains parlent de reprendre l’offensive en réactualisant « l’agitation armée » alors que d’autres considèrent qu’il est nécessaire de mettre un point final aux pratiques « suicidaires ». La coordination mise sur pied pour défendre les militants du M.I.L. ne tarde pas à éclater. Les relations entre les différents groupes libertaires deviennent particulièrement tendues en Catalogne. Dans d’autres régions, par contre, les répercussions consécutives à cette affaire n’ont pas les mêmes effets désastreux qu’en Catalogne. À Madrid, par exemple, le processus d’organisation des groupes anarcho-syndicalistes s’accélère. Alors qu’à Barcelone, la campagne de solidarité avec les emprisonnés du M.I.L. a mis en valeur les incompatibilités, à Madrid elle a permis à divers groupes qui jusqu’alors n’avaient pas de contacts entre eux de se connaître. À Valence, la situation s’apparente à celle de Madrid. Il est vrai que tant à Madrid qu’à Valence, l’activisme anarchiste reste un problème théorique. À Barcelone, par contre, il constitue un élément non négligeable de la réalité libertaire.
L’éclatement du « Comité de soutien » ne résout pas tous les problèmes. Il atténue, cependant, les divergences et les conflits. Chaque tendance se consacre à ses activités. Une des conséquences directes de l’assassinat de Puig-Antich se vérifie dans la recrudescence de groupes prônant la lutte armée. Le sentiment d’impuissance devant la barbarie, le désespoir et la monstruosité de la répression provoquent chez certains groupes ou individus une espèce de fascination de la violence, individuelle ou collective. Cette inclinaison irraisonnée et sentimentale vers la lutte armée justicière aura même tendance à atteindre des proportions inquiétantes.
L’enlèvement, en mai 1974 à Paris, du directeur de la banque de Bilbao par le G.A.R.I. (Groupe d’action révolutionnaire internationaliste) précipite les choses. La solidarité policière ne tarde pas, en effet, à se manifester. Plusieurs militants anarcho-syndicalistes de Barcelone sont immédiatement inquiétés. La police franquiste entreprend, avec l’aide de la presse servile, la liquidation du Mouvement en Catalogne. En juin de cette année, quatre militants anarcho-syndicalistes (Luis Edo, David Urbano, Luis Burro et Juan Ferran) sont arrêtés. Après avoir tenté de les accuser de complicité dans l’affaire de Paris, ils sont condamnés à des peines de plusieurs années de prison. Par la suite, la police annonce, à grand renfort de communiqués et de photos dans la presse, le démantèlement d’une « dangereuse organisation anarchiste intitulée O.L.L.A. (Organisation de lutte armée) » et l’arrestation de ses principaux « dirigeants ». Cette pure invention policière sert de prétexte pour assimiler un peu plus les libertaires à de « dangereux terroristes » et inculper des militants. La vague répressive est particulièrement intense et prolongée. Tout groupe libertaire est menacé.
Au terme des six premiers mois de l’année 1974, la situation du Mouvement en Catalogne n’est pas reluisante. Des militants sont emprisonnés, des groupes désarticulés, d’autres se sont dissous pour échapper à la répression et les conflits internes atteignent des proportions alarmantes. Le seul élément positif, en cette période, se trouve dans la participation active de militants anarcho-syndicalistes dans la grève du Bas-Llobregat en juin. Se regroupant, les anarcho-syndicalistes prennent de plus en plus leurs distances vis-à-vis de l’activisme et de la violence minoritaire. Après avoir été le centre le plus actif du renouveau libertaire, Barcelone aura beaucoup de difficultés à retrouver son souffle. Madrid et Valence deviennent par contre le point de mire de la tendance anarcho-syndicaliste. La situation est particulièrement intéressante à Madrid où plusieurs groupes entament un processus de fusion (Solidaridad, Ateneo, Salud compañero, entre autres). Cette tendance à l’unification se confirmera par la suite. À Valence, le processus organisationnel, moins en avance qu’à Madrid, est également en bonne route. Dans d’autres régions, l’idée de reconstruction de la C.N.T. se popularise et les groupes anarcho-syndicalistes resserrent leurs liens.
Analyse partielle de certains aspects de l’activisme
L’année 1974 a été marquée, comme nous venons de le voir, par le développement de tendances activistes en Catalogne. L’espace manque pour tenter une analyse de ce phénomène. Une réflexion, cependant, s’impose : l’activisme a freiné considérablement le processus de développement du Mouvement. Les divergences qui se sont produites au sein du « Comité de soutien » de Barcelone prouvent bien que le débat a sa raison d’être. C’est en ce sens qu’il est intéressant de citer quelques passages d’un texte élaboré par le groupe Frente libertario sur cette question [[Partie de ce texte, réservé dans un premier temps à la diffusion interne, a été publiée dans le bulletin de discussion Opcion, accompagné d’autres textes traitant du même problème.]].
« … Nous avons longtemps insisté sur le danger que représentait la ligne « terroriste ». Nous disons « ligne » par référence à l’insistance avec laquelle ses partisans transforment toute lutte révolutionnaire en fétichisme de la mitraillette. Pour un Mouvement comme le nôtre qui, peu à peu, commençait à sortir du néant, les conséquences de cette « ligne » sont désastreuses. Alors que l’on pouvait penser que les erreurs d’un passé relativement proche étaient révolues, nous nous rendons cruellement compte qu’il n’en est rien… Le moment est arrivé de prendre position sur cette question et de faire un effort collectif d’analyse pour répondre à deux questions : qui sommes-nous ? que voulons-nous ? Loin de nous tout dogmatisme, il s’agit au contraire de savoir ce qui nous porte préjudice et ce qui nous favorise. Laissons de côté le danger que suppose la ligne défendue par le M.I.L. ou les G.A.R.I. comme « militarisation » des esprits pour faire la critique du « dogmatisme de la violence » et de l’incohérence qui lui sert de justification. Où se trouve la cohérence dans un groupe qui, tout en se référant à l’anarchie et aux « conseils ouvriers », se déclare opposé à toute idéologie ? Où est la cohérence lorsque ce même groupe déclare (Conspiration internationale anarchiste, nº 1, page 18) : « … une organisation d’avant-garde ne peut réellement être efficace et positive qu’en abandonnant toute prétention substituiste… » et ajoute un peu plus loin : « les groupes d’avant-garde, par leur pratique, doivent avoir des objectifs plus radicaux que ceux que présente, par lui-même, un large mouvement de masse… » ? Il serait facile de multiplier les exemples… »
Le ton particulièrement polémique de ce texte trouve sa justification dans la situation qui le motive. La lutte armée, l’activisme révolutionnaire et la violence minoritaire peuvent très facilement s’expliquer par l’existence même du fascisme. Ce fut longtemps le cas en Espagne. Le problème, cependant, est ici tactique. En donnant la priorité à ce type de lutte, doit-on compromettre tout le reste ? N’est-il pas suicidaire de se lancer dans « l’agitation armée » sans compter sur aucun appui de masse ? Quel intérêt politique a ce type de lutte ? Quel impact révolutionnaire provoque-t-il ? Autant de questions qui le plus souvent s’esquivent ou restent sans réponse…
1975 : priorité à la reconstruction de la C.N.T.
À la démoralisation qui, à la fin de 1974, s’était emparée de la plupart des groupes libertaires succède, dès les premiers mois de 1975, un certain enthousiasme. Le Mouvement semble reprendre vigueur, non seulement en Catalogne, mais également en Aragon, dans les Asturies, dans le Centre (Madrid) et le Levant (Valence). De nouveaux groupes surgissent un peu partout.
En Catalogne, après une tentative avortée de coordination de l’ensemble des groupes libertaires, le Mouvement apparaît morcelé en plusieurs tendances. Parmi celles-ci, il faut relever les suivantes :
- une tendance « spécifique », composée de groupes anarchistes implantés presque essentiellement dans le secteur universitaire ;
– une tendance anarcho-syndicaliste présente dans plusieurs usines et développant une pratique de lutte de « barrios » (quartiers) ;
– une tendance assez proche des anciens G.O.A. indiscutablement libertaire, en contact avec les groupes anarcho-syndicalistes mais hésitant encore à se fusionner avec eux ;
– un courant diffus « anti-autoritaire », vaguement marxiste-libertaire, adoptant les thèses de « l’autonomie ouvrière ». Extrêmement sectaire, ce courant, plus « ultra-gauche » que libertaire, se montre particulièrement réticent à toute tentative de coordination avec les autres groupes libertaires, surtout les anarcho-syndicalistes.
Il est intéressant de signaler également l’apparition de groupes dans les villes de la province et la consolidation de ceux qui existaient déjà (Mataro, Badalona, San-Adrian, Santa-Coloma, Hospitalet, Gava). Dès lors, deux « coordinadoras » fonctionnent, l’une englobant le « secteur nord » de la périphérie de Barcelone (Badalona, Mataro. Granollers, etc.) et regroupant presque essentiellement des groupes ouvriers, l’autre le « secteur sud » (Bas-Llobregat, Hospitalet, Viladecans, Gava, etc.). À Barcelone même, le travail militant dans les quartiers populaires donne des résultats inespérés. Des groupes actifs se développent dans les quartiers périphériques de San-Andres, Guineueta, Horta, Verdun et La Verneda.
Parallèlement à cette activité, les groupes d’entreprise ou de secteurs de production connaissent également un développement spectaculaire. Dans le secteur du bâtiment, les anarcho-syndicalistes jouent un rôle extrêmement important dans la radicalisation et la popularisation des luttes [[Ces groupes jouèrent un rôle déterminant dans la grève générale du bâtiment du 17 avril 1975 à Barcelone, organisant les piquets de grève et l’auto-défense ouvrière.]] ; à la S.E.A.T., fief du P.C.E. et des C.O., ils s’organisent et constituent un élément moteur dans le déclenchement des luttes [[Les anarcho-syndicalistes sont également bien implantés dans la métallurgie, et notamment dans la région du Bas-Llobregat.]] ; dans le secteur de la banque, le groupe syndicaliste libertaire « Solidaridad » et d’autres groupes anarcho-syndicalistes s’implantent jusqu’à devenir quasiment majoritaires… Tout semble donc indiquer que les graves retombées de l’activisme, qui avait en grande partie paralysé le Mouvement en Catalogne, n’aient pas eu d’autres conséquences grâce au redressement tactique opéré par de nombreux groupes libertaires.
La région de Valence (Pays valencien ou Levant) s’était caractérisée, au cours des années précédentes, par le développement de groupes libertaires informels. Elle semblait cependant avoir pris un certain retard dans le processus organisationnel, par rapport à Barcelone ou à Madrid. Redressant la barre, les groupes de la région brûlent, en 1975, les étapes puisque les noyaux anarcho-syndicalistes récemment constitués se regroupent sous le sigle de C.N.T. du Pays valencien. À Valence, mais également à Alicante, Alcoy, Castellon, Villena, Elda, Lucena, Cheste, Orihuela et même Cartagena et Murcia, ces groupes anarcho-syndicalistes forment des fédérations locales de la C.N.T. et reconstituent les structures syndicales. Le groupe d’Alicante sort un journal intitulé Amanecer, celui d’Alcoy participe très activement aux luttes ouvrières locales [[Le 15 septembre 1975, sept camarades d’Alcoy furent arrêtés comme « meneurs » de la grève générale qui venait de paralyser la ville.]], les enseignants libertaires de Valence publient Escuela libre et constituent le syndicat C.N.T. de l’enseignement. Les militants libertaires connaissent une certaine implantation dans plusieurs secteurs de production, parmi lesquels il faut citer la métallurgie… Malgré tout, les anarcho-syndicalistes de la C.N.T. reconstruite doivent faire face à certains problèmes, d’ordre interne pourrait-on dire. À Valence, comme à Barcelone, il demeure un courant anti-autoritaire composé de groupes autonomes en désaccord total avec la stratégie de reconstruction de la C.N.T. Parmi ceux-ci, il faut signaler l’existence d’un groupe confusément conseilliste éditant la revue intitulée Autonomia proletaria. Ces groupes, extrêmement minoritaires, refusent tout contact avec les militants anarcho-syndicalistes. De la même façon, le groupe « Solidaridad » de Valence, tout en se définissant syndicaliste libertaire, reste en marge du processus de reconstruction de la C.N.T. L’attitude de « Solidaridad » s’explique assez mal étant donné que tant à Barcelone qu’à Madrid les militants initialement membres de « Solidaridad » (et appartenant par conséquent à la même tendance que le groupe de Valence) participent à part entière à la reconstruction de la C.N.T. Le groupe de Valence est par ailleurs assez actif sur certains lieux de production… Malgré ces divergences, les anarcho-syndicalistes s’appliquent à se donner les structures qu’ils désirent. Amanecer devient bientôt l’organe d’expression régional de la C.N.T. du pays valencien. Des fédérations locales (Valence, Alicante, Orihuela, Villena, Castellon, etc.) et des syndicats (bâtiment, métallurgie, enseignement, etc.) sont reconstitués et un Comité Régional représentatif est élu. Localement la C.N.T. maintient de bons contacts avec l’U.G.T.
En ce qui concerne la région du Centre (Madrid), les progrès sont encore plus spectaculaires. Moins touchée que d’autres régions par les conflits internes, la région de Madrid, d’un strict point de vue organisationnel, progresse beaucoup plus rapidement que le pays valencien ou même la Catalogne. Comme il a été dit précédemment, un processus de fusion s’était opéré, à la fin de 1974, entre les différents groupes libertaires favorables à la reconstruction de la C.N.T. Poursuivi au cours de l’année 1975, cet effort d’unification sur un projet politique clair est particulièrement payant. Ce qui n’était qu’un objectif à long terme devient bientôt réalité. L’Organisation se construit quotidiennement. Les noyaux ouvriers se structurent en syndicats et font preuve d’une grande capacité militante… Organisés dans la « Fédération autonome des travailleurs du bâtiment », les libertaires intégrés à ce secteur de production constituent le syndicat du bâtiment de la C.N.T. et remplacent Libertad, organe de la « Fédération autonome », par Construccion, organe du syndicat du bâtiment de la C.N.T. Le même phénomène se produit dans d’autres secteurs de production parmi lesquels il faut citer le Livre (Artes graficas), la Santé (Sanidad), la Métallurgie (Metal), la Banque (Banca). Privilégiant la reconstruction de la C.N.T., la majorité des militants libertaires se consacrent entièrement à cette tâche. La présence, à Madrid, d’une tendance anti-autoritaire en marge du processus de reconstruction ne pose pas les mêmes problèmes que dans d’autres régions. Les étudiants anti-autoritaires, regroupés autour de la revue Federacion, forment un tout très hétérogène où l’on peut trouver à la fois des anarchistes spécifiques, des « néo-anarchistes », des « péri-situationnistes », des « anarcho-marcusiens », des conseillistes, des marxistes-libertaires, etc. L’accord entre ces différentes tendances ne peut se faire que sur certaines idées comme la revendication de l’autonomie ou sur l’anti-léninisme. Extrêmement anti-syndicalistes dans un premier temps, les groupes constitués autour de Federacion évoluent peu à peu vers des positions beaucoup plus conciliatrices. Chez certains prend même naissance le projet de constitution d’une « Fédération d’étudiants libertaires » qui travaillerait en étroite relation avec la C.N.T. reconstruite, et plus particulièrement avec le syndicat de l’enseignement de la C.N.T. D’autres groupes étudiants s’identifient plus volontiers avec une reconstruction de la F.I.J.L., organisation des jeunesses libertaires. Cette évolution vers des positions « organisationnelles » de groupes qui, au départ, refusaient tout ce qui, de près ou de loin. pouvait s’y apparenter, n’est pas un phénomène local, circonscrit à la région de Madrid. À divers degrés, elle se constate un peu partout et s’amplifiera par la suite.
Pour que ce tableau du Mouvement au cours de l’année 1975 n’ait pas trop de lacunes. il convient de dire que le processus décrit à propos de la Catalogne, du pays valencien et du Centre se donne également, quoique moins spectaculairement, dans d’autres régions : les Asturies, l’Euzkadi, la Galice, l’Andalousie. En Aragon, la situation est un peu particulière puisque les principaux noyaux ouvriers libertaires sont organisés en C.O.A. (Commission ouvrière autonome). Ces C.O.A. regroupent la gauche des C.O. « officielles ». On y trouve le plus souvent des libertaires et des maoïstes. Les affrontements entre tendances rendent souvent ces structures autonomes inefficaces. Dans cette région, les groupes libertaires ouvriers et étudiants ont également essayé de mettre sur pied un instrument de coordination : le « Mouvement révolutionnaire anarchiste » (M.R.A.). En septembre 1975, le M.R.A., structure fourre-tout, disparaît et de nombreux groupes libertaires se posent sérieusement le problème de la stratégie à suivre. Constatant les progrès de la reconstruction de la C.N.T. dans d’autres régions, les militants anarcho-syndicalistes décident de se regrouper par branches d’industrie (métallurgie, textile, bâtiment, etc.) et se donnent un organe d’expression intitulé Accion libertaria. Peu après, d’autres secteurs s’organisent (Livre, Bois, Commerce) et une coordination régionale des secteurs de production est mise sur pied. À Valladolid, la situation est, à quelques détails près, semblable à celle de Zaragosse. Les groupes libertaires sont coordonnés entre eux par le bulletin local Apoyo mutuo et semblent près à reconstituer la C.N.T.
Le projet organisationnel qui, à l’évidence, a le plus progressé au cours de l’année 1975 est celui de la reconstruction de la C.N.T. Particulièrement avancé à Barcelone, Valence et surtout à Madrid, il s’agit cependant d’un processus global. Le fait que de nombreux groupes qui, dans un passé non lointain, faisaient de l’anti-syndicalisme le centre de leur réflexion politique, se soient ralliés à l’anarcho-syndicalisme, prouve indiscutablement le caractère mobilisateur de la stratégie de reconstruction. Celle-ci est devenue rapidement la seule alternative cohérente pour les libertaires en général. C’est pourquoi de nombreux groupes spécifiques lui ont donné la priorité bien que la reconstitution de la F.A.I. eut été plus en accord avec leurs préoccupations de militants anarchistes. À un moment ou à un autre, le raisonnement a été, traduit schématiquement, le suivant : « La C.N.T. n’est pas tout ; mais sans C.N.T., il n’y a rien ».
D’autres éléments interviennent dans l’explication et l’adoption majoritaire du projet de reconstruction anarcho-syndicaliste. Parmi ceux-ci, il faut souligner le rôle important qu’a joué, dans la coordination des groupes, la revue madrilène Sindicalismo. Sortie au début de 1975, cette revue, durement critiquée par les puristes et autres gardiens de l’orthodoxie parce qu’elle n’était pas spécifiquement anarchiste, a servi de pôle d’attraction pour de nombreux militants ouvriers qui, à travers elle, prenaient un premier contact avec les idées libertaires et le syndicalisme révolutionnaire. L’équipe de rédaction de Sindicalismo, assez hétérogène dans une première étape, a eu l’intelligence de comprendre qu’il fallait savoir tirer parti des contradictions du Système. Au moment où la politique « d’apertura » permettait la publication de revues progressistes et laissait un peu plus de liberté aux éditeurs [[Cette « apertura » a permis à certains éditeurs de publier des livres avant trait à l’anarchisme. Parmi ceux-ci, il faut signaler « Tusquets » qui a confié à Carlos Semprun-Matira une collection intitulée « Acracia ».]], les fondateurs de la revue ont joué la carte de sa légalisation. En quelques numéros, Sindicalismo s’impose comme revue syndicaliste libertaire. Aux yeux de très nombreux lecteurs, elle passe même pour l’organe d’expression officieuse de la C.N.T. Un réseau de correspondants ouvriers alimente la revue en informations de luttes. Appuyé par les militants anarcho-syndicalistes. Sindicalismo est à la fois distribué commercialement et diffusé de façon militante. Les contradictions que l’on peut percevoir à sa lecture sont celles qui, inévitablement, traversent un Mouvement en formation. Sindicalismo s’inscrit, en effet, parfaitement dans le processus de reconstruction libertaire. Correspondant à une étape de ce développement, il contribue à populariser les concepts d’autogestion et d’autonomie en présentant au mouvement ouvrier une alternative libertaire. Son rôle est, par conséquent, loin d’être négligeable.
La restructuration libertaire autour du projet de reconstruction de la C.N.T. a fait, au cours de 1975, de grands progrès. La répression et la clandestinité imposée ont indiscutablement freiné le processus. Plusieurs réunions à l’échelon régional ou national n’ont pas pu avoir lieu. La terreur qui s’est abattue sur le pays entier entre septembre, date de l’exécution des cinq militants d’extrême-gauche, et la mort de Franco n’était absolument pas propice au travail de masse. Les structures mises en place ont cependant résisté aux assauts policiers alors que de nombreux groupuscules ont vu leurs appareils démantelés. La mort de Franco et l’arrivée au pouvoir de Juan-Carlos et des nouveaux ministres créent une situation tout à fait nouvelle. Politiquement, elle va permettre l’accélération du processus entamé.
En guise de conclusion provisoire : 1976 ou les illusions gagnées
Au cours des derniers mois écoulés, une vague extraordinaire de grèves ouvrières, mobilisations populaires, prises de parole diverses ont bouleversé l’Espagne. Or, la capacité militante d’un mouvement n’est vérifiable, de même que son implantation, qu’en fonction du rôle qu’il peut jouer dans les luttes. Aucune organisation ne peut prétendre aujourd’hui en Espagne avoir une implantation de masse. La tolérance dont fait preuve le Pouvoir vis-à-vis de tel ou tel secteur de l’opposition ne doit pas faire illusion. Plus relâchée qu’auparavant, la clandestinité n’en existe pas moins…
Dans son numéro correspondant à janvier 1976, Frente libertario publiait une série d’interviews avec des militants anarcho-syndicalistes de l’Intérieur [[Ces interviews portent sur la situation politique, le mouvement ouvrier, les luttes de classe, la problématique syndicale et la stratégie libertaire. Elles donnent une idée des préoccupations immédiates et à long terme que connaissent les camarades espagnols. Plusieurs d’entre elles ont été reproduites en italien dans le numéro de janvier de l’excellente revue A Rivista Anarchica.]]. Dans l’une de celles-ci, un militant de la C.N.T. du Centre replaçait la reconstruction de la C.N.T. dans une stratégie globale de restructuration du Mouvement libertaire dans son ensemble. Rejetant tout dogmatisme, il s’agit de comprendre que la lutte des classes n’est qu’un aspect, fondamental il est vrai, de la lutte contre l’oppression capitaliste et étatique. La lutte des femmes, des jeunes, des minorités ethniques, le combat anti-militariste, la lutte écologique font également partie de cette stratégie globale. À Barcelone et à Madrid, des groupes « Mujeres libres » se sont reconstitués. De la même façon, des militants libertaires tentent de former des « Groupes écologiques libertaires » ou de reconstruire les « Jeunesses libertaires ». Cette activité multiforme n’est cependant possible que si le Mouvement, renouant avec sa tradition de masse, dispose d’une organisation de classe suffisamment forte et structurée pour intervenir sur la réalité des luttes. En ce sens, la C.N.T. reste le centre nerveux du mouvement libertaire espagnol. Sa consolidation est donc considérée comme des tâches les plus urgentes de l’heure. Depuis le début de l’année en cours, le processus de reconstruction de la C.N.T. s’est confirmé avec éclat. Le relâchement de la répression a permis la réalisation d’assemblées régionales (la plus importante restant celle qui, le 29 février, a réuni à Barcelone 700 militants anarcho-syndicalistes). Certains secteurs de la C.N.T. pratiquent la politique du « visage découvert » (destape), d’autres considèrent qu’avant d’apparaître publiquement, il convient d’améliorer le niveau organisationnel. Alors que le mouvement se consolide à Madrid et à Barcelone où la C.N.T. est devenue une réalité palpable, il atteint également d’autres régions comme l’Andalousie, l’Euzkadi, les Asturies. Tant bien que mal, les problèmes internes sont en voie de solution. Localement, ils subsistent parfois, comme à Valence entre la C.N.T. et le groupe « Solidaridad », mais un peu partout existe un consensus unitaire. Dans le proche passé, les personnalismes, souvent importés de l’exil, ont joué un rôle particulièrement négatif en entravant le processus d’organisation de l’Intérieur. Les « consulats » [[]Les « consulats » en question sont chargés de faire suivre les directives de la C.N.T. « officielle ». Instruments de la bureaucratie en exil, ils jouent absolument le rôle qui leur est imparti : répercuter à l’Intérieur les consignes élaborées à Toulouse.], fidèles à leur mission, veillaient au grain. Au fur et à mesure que l’Intérieur s’émancipe des tutelles de l’exil, ces éléments de discorde tendent à disparaître. Aujourd’hui, leur avenir est extrêmement compromis. Le centre de gravité du Mouvement libertaire espagnol s’est bel et bien déplacé de l’exil vers l’Intérieur. Un prochain congrès national de reconstruction de la C.N.T. d’Espagne inscrira dans son ordre du jour le problème de l’exil. Il semble, d’après de récents éléments d’information, qu’à la faveur de ce congrès, la représentativité « officielle » de l’exil disparaîtra. la bipolarité C.N.T. d’Espagne‑C.N.T. en exil ayant de moins en moins de raison d’être. Par ce biais, le Mouvement libertaire espagnol a des chances de sortir de la longue crise bureaucratique qui l’avait amoindri.
Il n’y a pas si longtemps, l’avenir de l’anarchisme espagnol apparaissait sombre, même aux plus optimistes. La plupart des groupes libertaires, coupés de tout contact avec la réalité des luttes, ne survivaient que par référence à un passé glorieux. On pouvait, certes, déceler ici et là telle ou telle pratique libertaire ou percevoir, au sein d’organisations autoritaires, un ferment anti-autoritaire. L’anarchisme organisé, cependant, était du domaine du rêve ou de l’illusion… Aujourd’hui, sans sombrer dans un quelconque triomphalisme de bas étage, il semble possible de parler d’illusions gagnées.
Freddy.