La Presse Anarchiste

Situations et perspectives de l’anarchisme espagnol

Depuis quelque temps, l’Es­pagne fait la une de l’ac­tua­li­té. Le moindre dis­cours de Fra­ga, le plus petit éter­nue­ment de Car­rillo, le plus insi­gni­fiant chu­cho­te­ment de tel ou tel per­son­nage poli­tique est ana­ly­sé, com­men­té, aug­men­té à sou­hait. Les com­men­ta­teurs « spé­cia­li­sés », fidèles tenants de « l’ob­jec­ti­vi­té » jour­na­lis­tique, s’en donnent à cœur joie et s’ac­tivent pour ne pas être en retard d’une grève, d’une mani­fes­ta­tion ou d’une décla­ra­tion. Pro­fes­sion­na­lisme oblige. Fas­ci­nés tant par le prag­ma­tisme du « libé­ral » Fra­ga que par le sens des res­pon­sa­bi­li­tés du « démo­crate » Car­rillo, ces obser­va­teurs paten­tés de la réa­li­té poli­tique ignorent super­be­ment tout ce qui peut bou­le­ver­ser leurs sché­mas ou contre­dire leurs pré­vi­sions. Com­ment s’é­ton­ner, dans ces condi­tions, du silence qui entoure l’a­nar­chisme espa­gnol dans la presse fran­çaise ? La conspi­ra­tion du silence n’est pas un phé­no­mène nou­veau. L’a­nar­chisme espa­gnol est depuis tort long­temps igno­ré par ceux-là mêmes qui s’é­ver­tuent à gon­fler l’im­por­tance de cer­taines ten­dances de l’op­po­si­tion espa­gnole [[Il est conseillé de lire, à ce pro­pos, l’ex­cellent article de Andres Dosi publié dans le no 6 d’Inter­ro­ga­tions sous le titre : « Le Monde : de Cun­hal en Car­rillo » (en espa­gnol), pag. 119 à 123. Cette étude a été repro­duite dans le numé­ro cor­res­pon­dant à avril 1976 de Frente liber­ta­rio.]].

L’a­nar­chisme orga­ni­sé repré­sente aujourd’­hui, en Espagne, une réa­li­té qui com­mence sérieu­se­ment à pré­oc­cu­per ceux qui l’a­vaient relé­gué un peu trop tôt au rang de curio­si­té de musée. La presse espa­gnole semble, depuis peu, s’en rendre compte. Tou­jours aus­si dis­crète, la presse fran­çaise pré­fère s’é­ton­ner sur les prouesses des fran­quistes « réfor­mistes » ou se scan­da­li­ser sur la vio­lence « aveugle » des trouble-fêtes de l’E­TA. Il a fal­lu attendre le 6 – 3‑76 pour lire, sous la plume de Nie­der­gang, dans Le Monde, ces com­men­taires : « À Madrid, la grève de la construc­tion a été déclen­chée par des groupes indé­pen­dants de ten­dance anar­chiste… La C.N.T., la vieille cen­trale anar­chiste toute-puis­sante au début de la guerre civile et que l’on croyait morte, sur­git des cata­combes. À Bar­ce­lone, elle vient de tenir un congrès avec quatre cents par­ti­ci­pants. » Ces quelques phrases sont signi­fi­ca­tives. Elles équi­valent à authen­ti­fier la pré­sence liber­taire en Espagne… Ce que Nie­der­gang ne dit pas, c’est que cette pré­sence est le résul­tat de plu­sieurs années de mili­tan­tisme et d’ac­ti­vi­tés mul­tiples dans la plus rigou­reuse clan­des­ti­ni­té. Ceux qui ont sui­vi de près les débats qui ont agi­té les groupes liber­taires espa­gnols durant ces der­nières années ne s’é­ton­ne­ront pas de l’o­rien­ta­tion anar­cho-syn­di­ca­liste qui carac­té­rise aujourd’­hui la majo­ri­té de ces groupes. Le mou­ve­ment liber­taire espa­gnol reste encore en grande par­tie ouvrier, même si les étu­diants et intel­lec­tuels y ont joué un rôle impor­tant [[Voir le rap­port sur l’a­nar­chisme espa­gnol publié dans Socié­té et contre-socié­té (C.I.R.A., Genève 1974, Librai­rie Adver­saire). Ce rap­port a été éga­le­ment publié en espa­gnol dans El movi­mien­to liber­ta­rio español : pasa­do, pre­sente y futu­ro (Paris, Cua­der­nos de Rue­do Ibe­ri­co, sep­tembre 1974).]]. Pour com­prendre ce que repré­sente aujourd’­hui l’a­nar­chisme espa­gnol, il faut inévi­ta­ble­ment se repor­ter au pas­sé immé­diat, qui remonte aux années 1967 – 1968.

1967 – 1970 : premiers symptômes d’existence et contours d’un mouvement

Il est par­ti­cu­liè­re­ment dif­fi­cile de dater avec pré­ci­sion le renou­veau liber­taire en Espagne. Mieux vaut par­ler de symp­tômes ou de pre­miers bal­bu­tie­ments. Dès 1966, mais sur­tout en 1967 et 1968, de nom­breux groupes, se réfé­rant impli­ci­te­ment ou expli­ci­te­ment à l’a­nar­chisme, déve­loppent une pra­tique anti-auto­ri­taire. Le plus connu de ces groupes reste celui des « Acra­tas » de l’U­ni­ver­si­té de Madrid. Théo­ri­que­ment assez proches du situa­tion­nisme. Les « Acra­tas » sur­vivent en lieu clos puisque leur ter­rain pri­vi­lé­gié est l’U­ni­ver­si­té. Reven­di­quant par-des­sus tout leur auto­no­mie, ils pra­tiquent la prise de parole sau­vage et dif­fusent des « anti-tracts » par­ti­cu­liè­re­ment viru­lents. L’i­ma­gi­na­tion de nou­velles formes de contes­ta­tion radi­cale et de sub­ver­sion cultu­relle se heurte à un double pou­voir, repré­sen­té à la fois par l’Ins­ti­tu­tion uni­ver­si­taire et ses flics, mais aus­si par les struc­tures étu­diantes « res­pon­sables », domi­nées par les mar­xistes-léni­nistes. Le dog­ma­tisme léni­nos­ta­li­nien pra­ti­qué par les mul­tiples cha­pelles sec­taires et concur­ren­tielles cher­chant cha­cune d’elles à deve­nir hégé­mo­nique explique en par­tie le « réflexe anti-auto­ri­taire » des « Acra­tas ». Bien qu’ul­tra-mino­ri­taires, ces groupes auto­nomes, sans for­mu­la­tion théo­rique cohé­rente et sans lien les uns avec les autres, bou­le­versent la mono­to­nie uni­ver­si­taire en y intro­dui­sant une joyeuse radi­ca­li­té révo­lu­tion­naire. Lorsque les réper­cus­sions de mai 68 se font sen­tir à Madrid, « les Acra­tas », appe­lés éga­le­ment « Inde­pen­dientes », connaissent un déve­lop­pe­ment spec­ta­cu­laire. Le reflux des luttes et la nor­ma­li­sa­tion impo­sée conjoin­te­ment par l’Ins­ti­tu­tion et la gauche rai­son­nable met­tront, en par­tie du moins, un terme à la « folie » irré­vé­ren­cieuse des anti-auto­ri­taires. Une fois opé­rée la reprise en main, les « Acra­tas » se réfu­gient len­te­ment mais sûre­ment dans l’é­la­bo­ra­tion théo­rique ou la recherche des para­dis arti­fi­ciels. Théo­ri­sant le mar­gi­na­lisme comme choix exis­ten­tiel et rup­ture avec l’en­nui uni­ver­si­taire, ils sombrent dans l’ou­bli, même si les groupes anti-auto­ri­taires qui se déve­lop­pe­ront par la suite dans l’U­ni­ver­si­té se réfé­re­ront fré­quem­ment à leurs « ancêtres » et adop­te­ront bien sou­vent leurs formes d’ac­tion. Phé­no­mène certes pas­sa­ger, le « pro­nun­cia­mien­to » étu­diant anti-auto­ri­taire marque une étape impor­tante dans la for­ma­tion d’une prise de conscience liber­taire qui ne tar­de­ra pas à atteindre d’autres couches sociales.

Paral­lè­le­ment à l’ap­pa­ri­tion de groupes anti-auto­ri­taires au sein de l’U­ni­ver­si­té, on assiste à l’é­clo­sion d’une ten­dance liber­taire à l’in­té­rieur du mou­ve­ment ouvrier, y com­pris dans les C.O. (Com­mis­sions ouvrières). Nom­breux sont en effet les jeunes mili­tants ouvriers, ayant sou­vent fait leurs pre­mières armes dans des orga­ni­sa­tions chré­tiennes (HOAC, JOC) ou dans les C.O., qui redé­couvrent, à tra­vers leurs luttes quo­ti­diennes, la pra­tique liber­taire, axée sur le refus du lea­de­risme et de la hié­rar­chie. Pré­sents dans des com­mis­sions d’u­sine ou de quar­tier, ces mili­tants se déclarent à la fois anti­ca­pi­ta­listes et anti-bureau­cra­tiques et reven­diquent l’au­to­no­mie ouvrière. En mars 1969, des tra­vailleurs anti-auto­ri­taires lancent à Bar­ce­lone la revue Que hacer (Que faire ?), prise en main par la suite par les léni­nistes. Ils tentent éga­le­ment de consti­tuer à l’in­té­rieur des C.O., domi­nées par le P.C.E., un pôle anti-auto­ri­taire sous le nom de « Pla­ta-for­mas ». Ce pro­jet inté­res­sant échoue éga­le­ment à cause des magouilles poli­ti­ciennes. C’est alors que se consti­tuent les G.O.A. (Groupes ouvriers auto­nomes). Regrou­pe­ment ouvrier anti-auto­ri­taire, les G.O.A. n’ont pas de filia­tion idéo­lo­gique pré­cise. Refu­sant tout a prio­ri théo­rique, ils se sont sou­vent vus qua­li­fiés d’a­nar­cho-syn­di­ca­listes, du fait de leur pra­tique. Les rap­ports de col­la­bo­ra­tion que les G.O.A. main­tiennent avec les groupes plus spé­ci­fi­que­ment anar­chistes font qu’on les consi­dère en quelque sorte comme la branche ouvrière de l’a­nar­chisme cata­lan. Cette assi­mi­la­tion entre les G.O.A. et l’a­nar­cho-syn­di­ca­lisme est tout à fait gra­tuite. Les G.O.A. regroupent à la fois des liber­taires et des mar­xistes anti-auto­ri­taires. Pour ces der­niers, l’ap­pli­ca­tion du terme anar­cho-syn­di­ca­liste est res­sen­ti comme une insulte. Les G.O.A. ne se sépa­re­ront, par ailleurs, jamais de cette ambi­guï­té de départ. Elle sera même une des prin­ci­pales causes de leur écla­te­ment. L’ap­port des G.O.A. au déve­lop­pe­ment d’une conscience de classe anti-capi­ta­liste et anti-auto­ri­taire est très loin, cepen­dant, d’être négli­geable. Après leur dis­pa­ri­tion, cer­tains de leurs mili­tants devien­dront les ani­ma­teurs du cou­rant anar­cho­syn­di­ca­liste catalan.

Au moment où les G.O.A. avancent l’i­dée d’au­to­no­mie ouvrière et renouent avec la tra­di­tion liber­taire du mou­ve­ment ouvrier cata­lan, d’autres groupes font leur appa­ri­tion en Cata­logne et dans d’autres régions d’Es­pagne. Contrai­re­ment aux G.O.A., ces groupes se situent très clai­re­ment par rap­port à l’a­nar­chisme et reven­diquent l’ap­pel­la­tion. Tout en défen­dant l’i­dée d’au­to­no­mie, ces groupes anar­chistes spé­ci­fiques, for­més à la fois d’ou­vriers et d’é­tu­diants, se trouvent confron­tés au dif­fi­cile pro­blème du manque de coor­di­na­tion et de carence de struc­tures. La clan­des­ti­ni­té impose ses règles et celles-ci, c’est le moins qu’on puisse dire, ne favo­rise pas la confron­ta­tion des cri­tères en matière d’or­ga­ni­sa­tion. Ques­tion-clé, le pro­blème de l’or­ga­ni­sa­tion et des struc­tures est celui qui sus­cite le plus de dis­cus­sions au sein des groupes anar­chistes. Les prin­ci­paux, les plus influents, se trouvent en Cata­logne (Bar­ce­lone sur­tout), à Valence, à Madrid et à Sara­gosse. Des publi­ca­tions, à paru­tion très irré­gu­lière, fleu­rissent un peu par­tout : Tri­bu­na liber­ta­ria, du groupe « Negro y rojo » de Bar­ce­lone, Tier­ra libre du groupe « Ban­de­ra negra » de Valence, Accion direc­ta du groupe du même nom de Sara­gosse et bien d’autres. Les groupes se forment et se défont, naissent et dis­pa­raissent de mort natu­relle ou sous les coups de la répres­sion. La coha­bi­ta­tion d’é­tu­diants et d’ou­vriers au sein des mêmes groupes ne va pas sans poser de pro­blèmes. Acti­visme et tra­vail de masse, spon­ta­néisme et orga­ni­sa­tion ne s’ac­cordent pas tou­jours. Cer­tains groupes anar­chistes auto­nomes s’af­firment néga­ti­ve­ment par le rejet de tout pro­jet orga­ni­sa­tion­nel ; d’autres se pro­posent de relan­cer une orga­ni­sa­tion spé­ci­fique du type de la F.A.I. ; d’autres encore se sentent plus proches de l’a­nar­cho-syn­di­ca­lisme de la C.N.T. et parlent de recons­truire l’or­ga­ni­sa­tion de classe avant l’or­ga­ni­sa­tion spé­ci­fique. Dès lors, mal­gré les normes rigides de la clan­des­ti­ni­té, s’ins­taure un débat entre les dif­fé­rentes ten­dances. Âpre à cer­tains moments, confus sou­vent, il contri­bue­ra néan­moins à cla­ri­fier la situa­tion. Nous y revien­drons par la suite.

Exil : crise, luttes internes et nouveau départ

Au moment où l’on assiste à l’In­té­rieur aux signes avant-cou­reurs d’un renou­veau du Mou­ve­ment liber­taire, les orga­ni­sa­tions clas­siques du M.L.E. « his­to­rique » (C.N.T.-F.A.I. en exil) sombrent corps et âme dans un état de dégé­né­res­cence pro­fonde. L’es­pace impar­ti pour cette étude ne per­met évi­dem­ment pas d’a­na­ly­ser dans le détail les causes de cette dégé­né­res­cence. L’exil y est pour quelque chose. Cou­pées de la réa­li­té des luttes, les orga­ni­sa­tions clas­siques deviennent des corps inertes où les mili­tants se trans­forment en simples coti­sants. Fric­tions internes et luttes de ten­dance s’y suc­cèdent jus­qu’à deve­nir la rai­son d’être de l’Or­ga­ni­sa­tion. En exil, la C.N.T. et la F.A.I. ne sont plus qu’une triste cari­ca­ture de ce qu’elles furent dans un pas­sé de plus en plus loin­tain. Les bureau­crates inamo­vibles du M.L.E. s’au­to­pro­clament dépo­si­taires d’une « anar­chie » inalié­nable et veillent sur le Temple. Ces anar­chistes de droit divin, gar­diens de l’or­tho­doxie, partent en guerre, pour un oui ou pour un non, contre ceux qui font figure, à leurs yeux, de « dévia­tion­nistes ». Un pre­mier conflit oppose la bureau­cra­tie diri­geante au sec­teur jeune (la F.I.J.L. : Fédé­ra­tion ibé­rique des jeu­nesses liber­taires), appuyé par bon nombre de mili­tants plus anciens. Tous ceux qui cri­tiquent les méthodes « sta­li­niennes » employées par la bureau­cra­tie ou remettent en ques­tion l’im­mo­bi­lisme de l’ap­pa­reil sont irré­mé­dia­ble­ment et indis­tinc­te­ment consi­dé­rés « héré­tiques » et condam­nés comme tels. De la façon la plus auto­ri­taire qui soit, la bureau­cra­tie expulse à tour de bras les « trouble-fêtes » et va même jus­qu’à mettre à l’in­dex des fédé­ra­tions locales entières… Réagis­sant contre cet état de fait, de nom­breux mili­tants entrent en lutte ouverte contre la bureau­cra­tie. C’est dans ce mou­ve­ment de réac­tion anti-bureau­cra­tique qu’il faut repla­cer la nais­sance, en juillet 1970, de Frente liber­ta­rio. Dès le départ, F.L. veut sor­tir des sen­tiers bat­tus et s’in­té­resse plus à la renais­sance liber­taire en Espagne qu’à la rou­tine para­ly­sante du mou­ve­ment clas­sique. Dans l’é­di­to­rial de son numé­ro de pré­sen­ta­tion, on pou­vait lire :

« Le jour­nal veut être un sou­tien pour les cama­rades de l’In­té­rieur. Ce sont eux — et non nous — qui doivent trou­ver la forme adé­quate d’or­ga­ni­sa­tion : en syn­di­cats, groupes auto­nomes ou comme bon leur semble… » [[Dans ce numé­ro 0, le groupe F.L. explique les rai­sons qui motivent la sor­tie du jour­nal. Sa dif­fu­sion a été réser­vée aux militants.]].

Rom­pant avec le diri­gisme pra­ti­qué par les ins­tances bureau­cra­tiques de la C.N.T. « offi­cielle », F.L. ne se pré­sente pas comme une autre orga­ni­sa­tion, mais comme un groupe porte-parole d’un large cou­rant d’op­po­si­tion au dog­ma­tisme et au confor­misme domi­nants. À la lec­ture des pre­miers numé­ros de F.L., les prin­ci­paux centres d’in­té­rêt du groupe édi­teur sont les sui­vants : s’op­po­ser à ceux qui consciem­ment ou incons­ciem­ment (bureau­cra­tie-majo­ri­té silen­cieuse) main­tiennent le M.L.E. dans la situa­tion où il se trouve et diri­ger tous ses efforts vers l’In­té­rieur en main­te­nant ou déve­lop­pant les contacts avec les groupes liber­taires ou anti­au­to­ri­taires sans pré­tendre leur impo­ser telle ou telle ligne.

Dans une pre­mière étape, F.L. main­tient effec­ti­ve­ment des contacts avec tous les groupes de l’In­té­rieur (G.O.A., groupes spé­ci­fiques, étu­diants liber­taires, anar­cho-syn­di­ca­listes, etc.). En juillet 1971, cepen­dant. c’est-à-dire tout juste un an après sa nais­sance, appa­raît pour la pre­mière fois dans F.L. l’i­dée de recons­truc­tion de la C.N.T., qui par la suite fera son che­min. Dans un édi­to­rial. cor­res­pon­dant au nº 11 (juillet 1971) et inti­tu­lé : « Espé­rance », on lisait : « Sans igno­rer les pièges et les dif­fi­cul­tés qui menacent, l’im­por­tant, en véri­té, est de contri­buer effi­ca­ce­ment à la recons­truc­tion de la C.N.T. et au déve­lop­pe­ment de la pro­pa­gande liber­taire dans toute la péninsule. »

Par la suite, cette idée revien­dra très sou­vent dans les pages de F.L. avant d’être popu­la­ri­sée par cer­tains groupes de l’In­té­rieur. Tout en se sen­tant plus en accord avec la ten­dance anar­cho-syn­di­ca­liste, F.L. a cepen­dant le mérite d’es­sayer de ne pas se cou­per des autres groupes auto­nomes d’une part et d’autre part de ne pas som­brer dans la déma­go­gie triom­pha­liste en fai­sant croire à l’exis­tence d’un mou­ve­ment cohé­rent et soli­de­ment implan­té. À tra­vers F.L., tant les groupes anar­chistes spé­ci­fiques que les G.O.A. ou les étu­diants anti-auto­ri­taires ont la pos­si­bi­li­té de se faire connaître et de s’ex­pri­mer. Dans le débat qui opposent en Espagne les par­ti­sans d’une fédé­ra­tion de groupes auto­nomes spé­ci­fiques, les anar­cho-syn­di­ca­listes, les conseillistes et leur pro­jet d’or­ga­ni­sa­tion anti-auto­ri­taire de « type nou­veau » et tous les grou­pus­cules sans idées très claires mais fon­da­men­ta­le­ment antior­ga­ni­sa­tion­nels, F.L. a des options. Elles sont de plus en plus anarcho-syndicalistes…

1971 – 1973 : délimitation des camps et naissance d’un projet organisationnel

Poli­ti­que­ment, l’an­née 1971 va per­mettre aux groupes liber­taires, toutes ten­dances mêlées, de déve­lop­per une grande acti­vi­té mili­tante contre la par­ti­ci­pa­tion aux élec­tions syn­di­cales et contre le tou­risme. De nou­veaux groupes sont en ges­ta­tion, d’autres entrent en crise. Les G.O.A. se mul­ti­plient jus­qu’à consti­tuer un mou­ve­ment impor­tant qui ne ces­se­ra de pro­gres­ser jus­qu’en 1973, date de son écla­te­ment en de mul­tiples tendances.

Chez la majo­ri­té des groupes liber­taires, on remarque la volon­té de sor­tir du « marasme grou­pus­cu­laire » dans lequel ils sur­vivent. Plu­sieurs pro­jets orga­ni­sa­tion­nels s’af­frontent, mais un cer­tain nombre de groupes refusent de prendre posi­tion et rejettent ce qui de près ou de loin impli­que­rait la consti­tu­tion d’une orga­ni­sa­tion. Ce réflexe antior­ga­ni­sa­tion­nel, fac­teur d’a­to­mi­sa­tion, s’ex­plique par plu­sieurs rai­sons. La nou­velle géné­ra­tion de mili­tants liber­taires est en grande par­tie consti­tuée de jeunes qui pro­viennent, pour beau­coup d’entre eux du moins, du P.C. ou des grou­pus­cules mar­xistes-léni­nistes (trots­kysme, maoïsme). Extrê­me­ment sen­si­bi­li­sés au pro­blème de la bureau­cra­tie, ils réagissent contre leur « vécu mili­tant » en se méfiant de tout pro­jet orga­ni­sa­tion­nel. Cette réac­tion, saine en soi, est cepen­dant extrê­me­ment néga­tive. La démarche sim­pliste consis­tant à assi­mi­ler orga­ni­sa­tion et bureau­cra­tie fait som­brer de nom­breux groupes dans la mar­gi­na­li­sa­tion. Spon­ta­néistes par excel­lence, ces groupes-familles se trans­forment en de petites socié­tés locales vivant en autarcie.

À l’op­po­sé de cette ten­dance, cer­tains groupes pré­tendent consti­tuer (ou recons­ti­tuer) une orga­ni­sa­tion spé­ci­fique pure et dure, fai­sant irré­sis­ti­ble­ment pen­ser à la F.A.I. « his­to­rique ». Pour ce faire, une réunion de groupes anar­chistes auto­nomes cata­lans a lieu en novembre 1972. For­mu­lant le pro­jet de recons­ti­tuer la F.A.I., les groupes pré­sents à cette réunion (assez peu, il est vrai) défi­nissent les grandes lignes sur les­quelles l’Or­ga­ni­sa­tion doit s’ap­puyer. Conscients du marasme dans lequel se trouve le Mou­ve­ment, des groupes exa­gèrent l’im­por­tance des struc­tures et finissent par consi­dé­rer l’Or­ga­ni­sa­tion comme une fin et non comme un moyen. Par réac­tion contre le vide orga­ni­sa­tion­nel, ils tombent dans l’ex­cès contraire. Cette ten­ta­tive « faïste » n’au­ra pas de suite.

Il est tou­jours dif­fi­cile de se faire une idée claire de ce que repré­sente, dans la clan­des­ti­ni­té, telle ten­dance par rap­port à telle autre. La capa­ci­té mili­tante ne peut être éva­luée que par à‑peu-près. Au niveau de la stricte implan­ta­tion, les groupes anar­cho-syn­di­ca­listes pro­gressent plus rapi­de­ment que d’autres. Leur dyna­mique, leur volon­té de col­ler de près à la réa­li­té des luttes ouvrières et leur hos­ti­li­té vis-à-vis de l’in­tel­lec­tua­lisme sont leurs prin­ci­pales carac­té­ris­tiques. Les mili­tants anar­cho-syn­di­ca­listes, jeunes pour la plu­part, pro­viennent d’ho­ri­zons très divers. Cer­tains sont pas­sés par les groupes anti-auto­ri­taires et les ont quit­tés pour ne pas som­brer dans l’ac­ti­visme ou la déprime, d’autres ont mili­té dans les G.O.A. ou y militent encore en par­ti­ci­pant loca­le­ment aux C.O., d’autres encore, issus d’or­ga­ni­sa­tions ouvrières chré­tiennes, du P.C. ou de l’ex­trême-gauche, se sont radi­ca­li­sés au contact de la réa­li­té sociale. On retrouve chez beau­coup de ces jeunes mili­tants anar­cho-syn­di­ca­listes une espèce de fas­ci­na­tion pour la C.N.T. d’an­tan, pré­sente encore aujourd’­hui dans la mémoire col­lec­tive du pro­lé­ta­riat. Très cri­tiques vis-à-vis des erreurs « his­to­riques » de la C.N.T., mais éga­le­ment à l’é­gard de la bureau­cra­tie de l’exil, ces mili­tants ouvriers, à tra­vers leur pra­tique, renouent avec l’es­sence de l’a­nar­cho-syn­di­ca­lisme espa­gnol [[Il faut sou­li­gner le rôle impor­tant qu’a joué le livre de Juan Gomez-Casas : His­to­ria del anar­co­sin­di­ca­lis­mo español, dans cette prise de conscience liber­taire et anar­cho-syn­di­ca­liste.]]. Les anar­cho-syn­di­ca­listes d’au­jourd’­hui, comme ceux d’hier, ne forment pas un tout homo­gène. On y trouve des « radi­caux », des « pos­si­bi­listes », des anar­chistes sou­cieux d’être pré­sents dans la lutte ouvrière, des syn­di­ca­listes liber­taires. Il s’a­git, en fait, des ten­dances qui eurent tou­jours (avant, du moins, que la bureau­cra­tie n’y mette fin !) droit de cité au sein de la C.N.T. Implan­tés sur­tout en Cata­logne, les anar­cho-syn­di­ca­listes col­la­borent avec les autres groupes ou ten­dances liber­taires, mais se montrent de plus en plus cri­tiques tant envers les « anti-orga­ni­sa­tion­nels » (anti-syn­di­ca­listes de sur­croît) que des spé­ci­fiques « super-organisationnels ».

En avril 1973, une assem­blée de groupes anar­cho-syn­di­ca­listes a lieu en Cata­logne. Non repré­sen­ta­tive de l’en­semble des groupes, cette assem­blée réunit cepen­dant de nom­breux groupes cata­lans et des mili­tants ou groupes de Sara­gosse, Madrid et Cadix. Pour la pre­mière fois, les groupes de l’In­té­rieur défi­nissent une stra­té­gie anar­cho-syn­di­ca­liste et avancent l’i­dée de la recons­truc­tion de la C.N.T. À long terme, ces groupes ont la pers­pec­tive de convo­quer un Congrès natio­nal de recons­truc­tion de la C.N.T. Dans l’im­mé­diat, la tâche prio­ri­taire consiste à éta­blir des contacts avec tous les groupes accep­tant cette pers­pec­tive. Dans ce but, une Com­mis­sion natio­nale et des Com­mis­sions régio­nales char­gées de coor­don­ner les dif­fé­rents noyaux anar­cho-syn­di­ca­listes sont mises sur pied. Pour faci­li­ter le débat entre les dif­fé­rentes ten­dances liber­taires, les groupes réunis décident de publier un bul­le­tin de dis­cus­sion interne (Opcion). Au niveau de la pro­pa­gande, on annonce la sor­tie d’un bul­le­tin d’in­for­ma­tion (C.N.T. Infor­ma) et d’une revue théo­rique (Accion anar­co­sin­di­ca­lis­ta).

Évé­ne­ment impor­tant, cette assem­blée de groupes anar­cho-syn­di­ca­listes marque le point de départ d’un pro­ces­sus de regrou­pe­ment. Pour avoir su pré­sen­ter un pro­jet orga­ni­sa­tion­nel cohé­rent, les groupes anar­cho-syn­di­ca­listes béné­fi­cie­ront rapi­de­ment de l’ap­pui mili­tant d’une série de groupes qui, peu à peu, se rap­pro­che­ront de leurs thèses. À par­tir de cette assem­blée, tous les groupes liber­taires se défi­ni­ront en fonc­tion de la ten­dance anar­cho-syn­di­ca­liste. Pour ou contre, per­sonne ne reste indif­fé­rent. Frente liber­ta­rio se fait l’é­cho de cette assem­blée et appuie ouver­te­ment les déci­sions prises [[Dans le numé­ro de F.L., cor­res­pon­dant à octobre 1973, une très grande impor­tance est concé­dée à ce pro­jet de recons­truc­tion de la C.N.T.]]. La C.N.T. « offi­cielle » fait silence et pour cause… Les auto­nomes anti-syn­di­ca­listes cri­tiquent ceux qui « adoptent des formes d’or­ga­ni­sa­tion du pas­sé » et conti­nuent à théo­ri­ser la spon­ta­néi­té des masses. Dès main­te­nant, il faut noter, cepen­dant, que beau­coup de groupes auto­nomes aban­don­ne­ront par la suite ces posi­tions et évo­lue­ront vers l’a­nar­cho-syn­di­ca­lisme. Cla­ri­fi­ca­trice, cette assem­blée a le mérite de déli­mi­ter les camps. Elle ne met pas un point final à la confu­sion régnante, mais contri­bue à frei­ner la lente désa­gré­ga­tion d’un mou­ve­ment tiraillé entre le culte de la spon­ta­néi­té et le besoin d’ef­fi­ca­ci­té. Bien des rai­sons frei­ne­ront le pro­ces­sus de for­ma­tion de l’or­ga­ni­sa­tion anar­cho-syn­di­ca­liste. Par­mi celles-ci, il faut faire une part spé­ciale à l’ac­ti­visme de cer­tains groupes (MIL, GAC, entre autres) et à son corol­laire, la répres­sion policière.

1974 : activisme, répression, atomisation

Deux faits mar­quants carac­té­risent l’ac­ti­vi­té du mou­ve­ment pen­dant les der­niers mois de 1973. On assiste, d’une part, à un déve­lop­pe­ment réel de la ten­dance anar­cho-syn­di­ca­liste (contacts, coor­di­na­tion, édi­tion de plu­sieurs numé­ros de C.N.T. Infor­ma et Opcion, pré­sence mili­tante dans les luttes, etc.). Paral­lè­le­ment à ce déve­lop­pe­ment, on signale en Cata­logne les faits d’armes de groupes acti­vistes anti-auto­ri­taires… À l’ac­tif de ces groupes, plu­sieurs hold-up, des « expro­pria­tions » ou « socia­li­sa­tions » diverses. Reven­di­quées soit par le M.I.L. (Mou­ve­ment ibé­rique de libé­ra­tion), soit par les G.A.C. (Groupes auto­nomes de com­bat) [[Les G.A.C. S’ap­pe­laient éga­le­ment « Groupes armés de com­bat ». À pro­pos de la date de nais­sance exacte de ces groupes armés, il y a plu­sieurs ver­sions ou hypo­thèses. Cer­tains affirment que les G.A.C. exis­taient depuis le pro­cès de Bur­gos de 1970. Plu­sieurs actions de dénon­cia­tion de la mas­ca­rade de pro­cès inten­té par les auto­ri­tés fran­quistes contre les résis­tants basques avaient alors eu lieu à Tou­louse (attaque du Consu­lat et des locaux d’I­be­ria) et seraient l’œuvre des G.A.C. De la même façon, le M.I.L. se serait consti­tué au début de 1971. Signant leurs pre­mières actions « Gru­po 1000 », ce n’est que par la suite que ses membres se don­ne­ront le sigle M.I.L. qui signi­fie­ra tan­tôt « Mou­ve­ment insur­rec­tion­nel liber­taire », tan­tôt « Mou­ve­ment ibé­rique liber­taire », tan­tôt « Mou­ve­ment insur­rec­tion­nel de libé­ra­tion ». Il semble cepen­dant que la véri­table signi­fi­ca­tion du sigle M.I.L. ait effec­ti­ve­ment été « Mou­ve­ment ibé­rique de libé­ra­tion ». En décembre 1972 (déjà en sep­tembre de la même année), puis en mars 1973, la police avait signa­lé l’exis­tence de « groupes armés de ten­dance com­mu­niste » agis­sant en Cata­logne. À cette époque, le M.I.L. n’é­tait cepen­dant connu que de ses membres et de la police. Pour avoir une idée plus ou moins pré­cise des G.A.C. et du M.I.L., il convient de lire la bro­chure des « Édi­tions Mai 37 » : Sur l’ac­ti­vi­té des « gang­sters » de Bar­ce­lone ain­si que celle publiée par le « Comi­té Véri­té pour les révo­lu­tion­naires espa­gnols » sous le titre : Gang­sters ou révo­lu­tion­naires ?]], ces actions pro­voquent en sep­tembre 1973 l’ar­res­ta­tion de plu­sieurs mili­tants, par­mi les­quels se trouve Sal­va­dor Puig-Antich.

Quels rap­ports peuvent-ils exis­ter entre ces groupes armés et les groupes liber­taires cata­lans ? Avant sep­tembre 73, per­sonne, à quelques excep­tions près, ne connaît l’exis­tence de ces groupes. À par­tir des élé­ments d’in­for­ma­tion dif­fu­sés pos­té­rieu­re­ment par le M.I.L., nous savons aujourd’­hui que ces groupes étaient com­po­sés de mili­tants anar­chistes et com­mu­nistes-conseillistes. Par leurs fré­quentes réfé­rences à l’ul­tra-gauche, ils sont, d’un strict point de vue théo­rique, plus proches de cer­taines ten­dances des G.O.A. que des groupes auto­nomes anar­chistes ou des anar­cho-syn­di­ca­listes. Pré­sen­tant l’« agi­ta­tion armée » comme une « exi­gence tac­tique » du mou­ve­ment ouvrier, le M.I.L. ne pré­tend pas incar­ner le bras armé de la révo­lu­tion. Sa stra­té­gie vio­lente est enten­due comme une étape vers l’ob­jec­tif final : l’au­to-orga­ni­sa­tion de la classe vers la grève insur­rec­tion­nelle et expropriatrice.

Lorsque se pro­duisent les pre­mières arres­ta­tions, le M.I.L. n’existe plus. Auto-dis­sout en août 73, ses mili­tants décident de s’in­ves­tir dans le tra­vail théo­rique et l’im­pres­sion de textes dans le cadre des Édi­tions Mai 37. Les G.A.C., eux, conti­nuent… À l’an­nonce des pre­mières arres­ta­tions, accom­pa­gnées d’une intense cam­pagne de presse anti-anar­chiste, les groupes liber­taires cata­lans mettent un frein à leurs acti­vi­tés. Conscients qu’à tra­vers le M.I.L., l’ap­pa­reil poli­cier cherche à détruire le Mou­ve­ment liber­taire dans son entier, les groupes, toutes ten­dances mêlées [[Il faut pour­tant signa­ler que lors de l’an­nonce des arres­ta­tions, quelques groupes de Bar­ce­lone avaient cru bon de faire un com­mu­ni­qué en signa­lant que les cama­rades arrê­tés n’a­vaient rien à voir avec le Mou­ve­ment liber­taire et en les assi­mi­lant à des pro­vo­ca­teurs. Ce com­mu­ni­qué a été publié dans les jour­naux de la C.N.T. « offi­cielle » : Espoir et Com­bat syn­di­ca­liste… Il a fal­lu que Puig-Antich soit assas­si­né pour que ces mêmes jour­naux le pré­sentent comme un mar­tyr anar­chiste.]], s’or­ga­nisent pour l’au­to-défense et pour sau­ver Puig-Antich de la peine de mort. La coor­di­na­tion des liber­taires va pour­tant s’a­vé­rer par­ti­cu­liè­re­ment dif­fi­cile. Les pre­miers heurts se pro­duisent à pro­pos de l’ap­pré­cia­tion à por­ter sur la tac­tique d’« agi­ta­tion armée ». Les deux prin­ci­pales thèses en pré­sence sur l’or­ga­ni­sa­tion de la soli­da­ri­té vis-à-vis des cama­rades empri­son­nés sont par­fai­te­ment anta­go­niques. Alors que les G.A.C. et d’autres sec­teurs consi­dèrent qu’il ne peut y avoir de défense que poli­tique, axée sur la reven­di­ca­tion de l’ac­ti­visme révo­lu­tion­naire, la plu­part des groupes anar­cho-syn­di­ca­listes et cer­tains liber­taires s’op­posent à toute jus­ti­fi­ca­tion poli­tique sys­té­ma­tique du M.I.L. tant bien que mal, un accord entre les groupes per­met la consti­tu­tion d’un « Comi­té de sou­tien aux empri­son­nés du M.I.L. », char­gé de coor­don­ner la défense.

À l’an­nonce de la condam­na­tion de Puig-Antich dans les pre­miers jours de jan­vier 74, le « Comi­té de sou­tien » inten­si­fie sa cam­pagne. Jus­qu’en mars, toute la capa­ci­té mili­tante des groupes liber­taires va être inves­tie dans cette cam­pagne. Pen­dant ce temps-là, tout ne va pas pour le mieux au sein du « Comi­té de sou­tien ». Les diver­gences d’ap­pré­cia­tion sur le mili­tan­tisme, sur l’ex‑M.I.L., sur l’ac­ti­visme pro­voquent des conflits entre les dif­fé­rents groupes et ten­dances repré­sen­tés au sein du Comi­té. Le 2 mars, Sal­va­dor Puig-Antich est assas­si­né. Tiraillés entre la tris­tesse et la colère, de nom­breux groupes liber­taires réagissent vio­lem­ment à la nou­velle de l’exé­cu­tion. Cer­tains parlent de reprendre l’of­fen­sive en réac­tua­li­sant « l’a­gi­ta­tion armée » alors que d’autres consi­dèrent qu’il est néces­saire de mettre un point final aux pra­tiques « sui­ci­daires ». La coor­di­na­tion mise sur pied pour défendre les mili­tants du M.I.L. ne tarde pas à écla­ter. Les rela­tions entre les dif­fé­rents groupes liber­taires deviennent par­ti­cu­liè­re­ment ten­dues en Cata­logne. Dans d’autres régions, par contre, les réper­cus­sions consé­cu­tives à cette affaire n’ont pas les mêmes effets désas­treux qu’en Cata­logne. À Madrid, par exemple, le pro­ces­sus d’or­ga­ni­sa­tion des groupes anar­cho-syn­di­ca­listes s’ac­cé­lère. Alors qu’à Bar­ce­lone, la cam­pagne de soli­da­ri­té avec les empri­son­nés du M.I.L. a mis en valeur les incom­pa­ti­bi­li­tés, à Madrid elle a per­mis à divers groupes qui jus­qu’a­lors n’a­vaient pas de contacts entre eux de se connaître. À Valence, la situa­tion s’ap­pa­rente à celle de Madrid. Il est vrai que tant à Madrid qu’à Valence, l’ac­ti­visme anar­chiste reste un pro­blème théo­rique. À Bar­ce­lone, par contre, il consti­tue un élé­ment non négli­geable de la réa­li­té libertaire.

L’é­cla­te­ment du « Comi­té de sou­tien » ne résout pas tous les pro­blèmes. Il atté­nue, cepen­dant, les diver­gences et les conflits. Chaque ten­dance se consacre à ses acti­vi­tés. Une des consé­quences directes de l’as­sas­si­nat de Puig-Antich se véri­fie dans la recru­des­cence de groupes prô­nant la lutte armée. Le sen­ti­ment d’im­puis­sance devant la bar­ba­rie, le déses­poir et la mons­truo­si­té de la répres­sion pro­voquent chez cer­tains groupes ou indi­vi­dus une espèce de fas­ci­na­tion de la vio­lence, indi­vi­duelle ou col­lec­tive. Cette incli­nai­son irrai­son­née et sen­ti­men­tale vers la lutte armée jus­ti­cière aura même ten­dance à atteindre des pro­por­tions inquiétantes.

L’en­lè­ve­ment, en mai 1974 à Paris, du direc­teur de la banque de Bil­bao par le G.A.R.I. (Groupe d’ac­tion révo­lu­tion­naire inter­na­tio­na­liste) pré­ci­pite les choses. La soli­da­ri­té poli­cière ne tarde pas, en effet, à se mani­fes­ter. Plu­sieurs mili­tants anar­cho-syn­di­ca­listes de Bar­ce­lone sont immé­dia­te­ment inquié­tés. La police fran­quiste entre­prend, avec l’aide de la presse ser­vile, la liqui­da­tion du Mou­ve­ment en Cata­logne. En juin de cette année, quatre mili­tants anar­cho-syn­di­ca­listes (Luis Edo, David Urba­no, Luis Bur­ro et Juan Fer­ran) sont arrê­tés. Après avoir ten­té de les accu­ser de com­pli­ci­té dans l’af­faire de Paris, ils sont condam­nés à des peines de plu­sieurs années de pri­son. Par la suite, la police annonce, à grand ren­fort de com­mu­ni­qués et de pho­tos dans la presse, le déman­tè­le­ment d’une « dan­ge­reuse orga­ni­sa­tion anar­chiste inti­tu­lée O.L.L.A. (Orga­ni­sa­tion de lutte armée) » et l’ar­res­ta­tion de ses prin­ci­paux « diri­geants ». Cette pure inven­tion poli­cière sert de pré­texte pour assi­mi­ler un peu plus les liber­taires à de « dan­ge­reux ter­ro­ristes » et incul­per des mili­tants. La vague répres­sive est par­ti­cu­liè­re­ment intense et pro­lon­gée. Tout groupe liber­taire est menacé.

Au terme des six pre­miers mois de l’an­née 1974, la situa­tion du Mou­ve­ment en Cata­logne n’est pas relui­sante. Des mili­tants sont empri­son­nés, des groupes désar­ti­cu­lés, d’autres se sont dis­sous pour échap­per à la répres­sion et les conflits internes atteignent des pro­por­tions alar­mantes. Le seul élé­ment posi­tif, en cette période, se trouve dans la par­ti­ci­pa­tion active de mili­tants anar­cho-syn­di­ca­listes dans la grève du Bas-Llo­bre­gat en juin. Se regrou­pant, les anar­cho-syn­di­ca­listes prennent de plus en plus leurs dis­tances vis-à-vis de l’ac­ti­visme et de la vio­lence mino­ri­taire. Après avoir été le centre le plus actif du renou­veau liber­taire, Bar­ce­lone aura beau­coup de dif­fi­cul­tés à retrou­ver son souffle. Madrid et Valence deviennent par contre le point de mire de la ten­dance anar­cho-syn­di­ca­liste. La situa­tion est par­ti­cu­liè­re­ment inté­res­sante à Madrid où plu­sieurs groupes entament un pro­ces­sus de fusion (Soli­da­ri­dad, Ate­neo, Salud com­pañe­ro, entre autres). Cette ten­dance à l’u­ni­fi­ca­tion se confir­me­ra par la suite. À Valence, le pro­ces­sus orga­ni­sa­tion­nel, moins en avance qu’à Madrid, est éga­le­ment en bonne route. Dans d’autres régions, l’i­dée de recons­truc­tion de la C.N.T. se popu­la­rise et les groupes anar­cho-syn­di­ca­listes res­serrent leurs liens.

Analyse partielle de certains aspects de l’activisme

L’an­née 1974 a été mar­quée, comme nous venons de le voir, par le déve­lop­pe­ment de ten­dances acti­vistes en Cata­logne. L’es­pace manque pour ten­ter une ana­lyse de ce phé­no­mène. Une réflexion, cepen­dant, s’im­pose : l’ac­ti­visme a frei­né consi­dé­ra­ble­ment le pro­ces­sus de déve­lop­pe­ment du Mou­ve­ment. Les diver­gences qui se sont pro­duites au sein du « Comi­té de sou­tien » de Bar­ce­lone prouvent bien que le débat a sa rai­son d’être. C’est en ce sens qu’il est inté­res­sant de citer quelques pas­sages d’un texte éla­bo­ré par le groupe Frente liber­ta­rio sur cette ques­tion [[Par­tie de ce texte, réser­vé dans un pre­mier temps à la dif­fu­sion interne, a été publiée dans le bul­le­tin de dis­cus­sion Opcion, accom­pa­gné d’autres textes trai­tant du même problème.]].

« … Nous avons long­temps insis­té sur le dan­ger que repré­sen­tait la ligne « ter­ro­riste ». Nous disons « ligne » par réfé­rence à l’in­sis­tance avec laquelle ses par­ti­sans trans­forment toute lutte révo­lu­tion­naire en féti­chisme de la mitraillette. Pour un Mou­ve­ment comme le nôtre qui, peu à peu, com­men­çait à sor­tir du néant, les consé­quences de cette « ligne » sont désas­treuses. Alors que l’on pou­vait pen­ser que les erreurs d’un pas­sé rela­ti­ve­ment proche étaient révo­lues, nous nous ren­dons cruel­le­ment compte qu’il n’en est rien… Le moment est arri­vé de prendre posi­tion sur cette ques­tion et de faire un effort col­lec­tif d’a­na­lyse pour répondre à deux ques­tions : qui sommes-nous ? que vou­lons-nous ? Loin de nous tout dog­ma­tisme, il s’a­git au contraire de savoir ce qui nous porte pré­ju­dice et ce qui nous favo­rise. Lais­sons de côté le dan­ger que sup­pose la ligne défen­due par le M.I.L. ou les G.A.R.I. comme « mili­ta­ri­sa­tion » des esprits pour faire la cri­tique du « dog­ma­tisme de la vio­lence » et de l’in­co­hé­rence qui lui sert de jus­ti­fi­ca­tion. Où se trouve la cohé­rence dans un groupe qui, tout en se réfé­rant à l’a­nar­chie et aux « conseils ouvriers », se déclare oppo­sé à toute idéo­lo­gie ? Où est la cohé­rence lorsque ce même groupe déclare (Conspi­ra­tion inter­na­tio­nale anar­chiste, nº 1, page 18) : « … une orga­ni­sa­tion d’a­vant-garde ne peut réel­le­ment être effi­cace et posi­tive qu’en aban­don­nant toute pré­ten­tion sub­sti­tuiste… » et ajoute un peu plus loin : « les groupes d’a­vant-garde, par leur pra­tique, doivent avoir des objec­tifs plus radi­caux que ceux que pré­sente, par lui-même, un large mou­ve­ment de masse… » ? Il serait facile de mul­ti­plier les exemples… »

Le ton par­ti­cu­liè­re­ment polé­mique de ce texte trouve sa jus­ti­fi­ca­tion dans la situa­tion qui le motive. La lutte armée, l’ac­ti­visme révo­lu­tion­naire et la vio­lence mino­ri­taire peuvent très faci­le­ment s’ex­pli­quer par l’exis­tence même du fas­cisme. Ce fut long­temps le cas en Espagne. Le pro­blème, cepen­dant, est ici tac­tique. En don­nant la prio­ri­té à ce type de lutte, doit-on com­pro­mettre tout le reste ? N’est-il pas sui­ci­daire de se lan­cer dans « l’a­gi­ta­tion armée » sans comp­ter sur aucun appui de masse ? Quel inté­rêt poli­tique a ce type de lutte ? Quel impact révo­lu­tion­naire pro­voque-t-il ? Autant de ques­tions qui le plus sou­vent s’es­quivent ou res­tent sans réponse…

1975 : priorité à la reconstruction de la C.N.T.

À la démo­ra­li­sa­tion qui, à la fin de 1974, s’é­tait empa­rée de la plu­part des groupes liber­taires suc­cède, dès les pre­miers mois de 1975, un cer­tain enthou­siasme. Le Mou­ve­ment semble reprendre vigueur, non seule­ment en Cata­logne, mais éga­le­ment en Ara­gon, dans les Astu­ries, dans le Centre (Madrid) et le Levant (Valence). De nou­veaux groupes sur­gissent un peu partout.

En Cata­logne, après une ten­ta­tive avor­tée de coor­di­na­tion de l’en­semble des groupes liber­taires, le Mou­ve­ment appa­raît mor­ce­lé en plu­sieurs ten­dances. Par­mi celles-ci, il faut rele­ver les suivantes :

- une ten­dance « spé­ci­fique », com­po­sée de groupes anar­chistes implan­tés presque essen­tiel­le­ment dans le sec­teur universitaire ;
– une ten­dance anar­cho-syn­di­ca­liste pré­sente dans plu­sieurs usines et déve­lop­pant une pra­tique de lutte de « bar­rios » (quar­tiers) ;
– une ten­dance assez proche des anciens G.O.A. indis­cu­ta­ble­ment liber­taire, en contact avec les groupes anar­cho-syn­di­ca­listes mais hési­tant encore à se fusion­ner avec eux ;
– un cou­rant dif­fus « anti-auto­ri­taire », vague­ment mar­xiste-liber­taire, adop­tant les thèses de « l’au­to­no­mie ouvrière ». Extrê­me­ment sec­taire, ce cou­rant, plus « ultra-gauche » que liber­taire, se montre par­ti­cu­liè­re­ment réti­cent à toute ten­ta­tive de coor­di­na­tion avec les autres groupes liber­taires, sur­tout les anarcho-syndicalistes.

Il est inté­res­sant de signa­ler éga­le­ment l’ap­pa­ri­tion de groupes dans les villes de la pro­vince et la conso­li­da­tion de ceux qui exis­taient déjà (Mata­ro, Bada­lo­na, San-Adrian, San­ta-Colo­ma, Hos­pi­ta­let, Gava). Dès lors, deux « coor­di­na­do­ras » fonc­tionnent, l’une englo­bant le « sec­teur nord » de la péri­phé­rie de Bar­ce­lone (Bada­lo­na, Mata­ro. Gra­nol­lers, etc.) et regrou­pant presque essen­tiel­le­ment des groupes ouvriers, l’autre le « sec­teur sud » (Bas-Llo­bre­gat, Hos­pi­ta­let, Vila­de­cans, Gava, etc.). À Bar­ce­lone même, le tra­vail mili­tant dans les quar­tiers popu­laires donne des résul­tats ines­pé­rés. Des groupes actifs se déve­loppent dans les quar­tiers péri­phé­riques de San-Andres, Gui­neue­ta, Hor­ta, Ver­dun et La Verneda.

Paral­lè­le­ment à cette acti­vi­té, les groupes d’en­tre­prise ou de sec­teurs de pro­duc­tion connaissent éga­le­ment un déve­lop­pe­ment spec­ta­cu­laire. Dans le sec­teur du bâti­ment, les anar­cho-syn­di­ca­listes jouent un rôle extrê­me­ment impor­tant dans la radi­ca­li­sa­tion et la popu­la­ri­sa­tion des luttes [[Ces groupes jouèrent un rôle déter­mi­nant dans la grève géné­rale du bâti­ment du 17 avril 1975 à Bar­ce­lone, orga­ni­sant les piquets de grève et l’au­to-défense ouvrière.]] ; à la S.E.A.T., fief du P.C.E. et des C.O., ils s’or­ga­nisent et consti­tuent un élé­ment moteur dans le déclen­che­ment des luttes [[Les anar­cho-syn­di­ca­listes sont éga­le­ment bien implan­tés dans la métal­lur­gie, et notam­ment dans la région du Bas-Llo­bre­gat.]] ; dans le sec­teur de la banque, le groupe syn­di­ca­liste liber­taire « Soli­da­ri­dad » et d’autres groupes anar­cho-syn­di­ca­listes s’im­plantent jus­qu’à deve­nir qua­si­ment majo­ri­taires… Tout semble donc indi­quer que les graves retom­bées de l’ac­ti­visme, qui avait en grande par­tie para­ly­sé le Mou­ve­ment en Cata­logne, n’aient pas eu d’autres consé­quences grâce au redres­se­ment tac­tique opé­ré par de nom­breux groupes libertaires.

La région de Valence (Pays valen­cien ou Levant) s’é­tait carac­té­ri­sée, au cours des années pré­cé­dentes, par le déve­lop­pe­ment de groupes liber­taires infor­mels. Elle sem­blait cepen­dant avoir pris un cer­tain retard dans le pro­ces­sus orga­ni­sa­tion­nel, par rap­port à Bar­ce­lone ou à Madrid. Redres­sant la barre, les groupes de la région brûlent, en 1975, les étapes puisque les noyaux anar­cho-syn­di­ca­listes récem­ment consti­tués se regroupent sous le sigle de C.N.T. du Pays valen­cien. À Valence, mais éga­le­ment à Ali­cante, Alcoy, Cas­tel­lon, Vil­le­na, Elda, Luce­na, Cheste, Ori­hue­la et même Car­ta­ge­na et Mur­cia, ces groupes anar­cho-syn­di­ca­listes forment des fédé­ra­tions locales de la C.N.T. et recons­ti­tuent les struc­tures syn­di­cales. Le groupe d’A­li­cante sort un jour­nal inti­tu­lé Ama­ne­cer, celui d’Al­coy par­ti­cipe très acti­ve­ment aux luttes ouvrières locales [[Le 15 sep­tembre 1975, sept cama­rades d’Al­coy furent arrê­tés comme « meneurs » de la grève géné­rale qui venait de para­ly­ser la ville.]], les ensei­gnants liber­taires de Valence publient Escue­la libre et consti­tuent le syn­di­cat C.N.T. de l’en­sei­gne­ment. Les mili­tants liber­taires connaissent une cer­taine implan­ta­tion dans plu­sieurs sec­teurs de pro­duc­tion, par­mi les­quels il faut citer la métal­lur­gie… Mal­gré tout, les anar­cho-syn­di­ca­listes de la C.N.T. recons­truite doivent faire face à cer­tains pro­blèmes, d’ordre interne pour­rait-on dire. À Valence, comme à Bar­ce­lone, il demeure un cou­rant anti-auto­ri­taire com­po­sé de groupes auto­nomes en désac­cord total avec la stra­té­gie de recons­truc­tion de la C.N.T. Par­mi ceux-ci, il faut signa­ler l’exis­tence d’un groupe confu­sé­ment conseilliste édi­tant la revue inti­tu­lée Auto­no­mia pro­le­ta­ria. Ces groupes, extrê­me­ment mino­ri­taires, refusent tout contact avec les mili­tants anar­cho-syn­di­ca­listes. De la même façon, le groupe « Soli­da­ri­dad » de Valence, tout en se défi­nis­sant syn­di­ca­liste liber­taire, reste en marge du pro­ces­sus de recons­truc­tion de la C.N.T. L’at­ti­tude de « Soli­da­ri­dad » s’ex­plique assez mal étant don­né que tant à Bar­ce­lone qu’à Madrid les mili­tants ini­tia­le­ment membres de « Soli­da­ri­dad » (et appar­te­nant par consé­quent à la même ten­dance que le groupe de Valence) par­ti­cipent à part entière à la recons­truc­tion de la C.N.T. Le groupe de Valence est par ailleurs assez actif sur cer­tains lieux de pro­duc­tion… Mal­gré ces diver­gences, les anar­cho-syn­di­ca­listes s’ap­pliquent à se don­ner les struc­tures qu’ils dési­rent. Ama­ne­cer devient bien­tôt l’or­gane d’ex­pres­sion régio­nal de la C.N.T. du pays valen­cien. Des fédé­ra­tions locales (Valence, Ali­cante, Ori­hue­la, Vil­le­na, Cas­tel­lon, etc.) et des syn­di­cats (bâti­ment, métal­lur­gie, ensei­gne­ment, etc.) sont recons­ti­tués et un Comi­té Régio­nal repré­sen­ta­tif est élu. Loca­le­ment la C.N.T. main­tient de bons contacts avec l’U.G.T.

En ce qui concerne la région du Centre (Madrid), les pro­grès sont encore plus spec­ta­cu­laires. Moins tou­chée que d’autres régions par les conflits internes, la région de Madrid, d’un strict point de vue orga­ni­sa­tion­nel, pro­gresse beau­coup plus rapi­de­ment que le pays valen­cien ou même la Cata­logne. Comme il a été dit pré­cé­dem­ment, un pro­ces­sus de fusion s’é­tait opé­ré, à la fin de 1974, entre les dif­fé­rents groupes liber­taires favo­rables à la recons­truc­tion de la C.N.T. Pour­sui­vi au cours de l’an­née 1975, cet effort d’u­ni­fi­ca­tion sur un pro­jet poli­tique clair est par­ti­cu­liè­re­ment payant. Ce qui n’é­tait qu’un objec­tif à long terme devient bien­tôt réa­li­té. L’Or­ga­ni­sa­tion se construit quo­ti­dien­ne­ment. Les noyaux ouvriers se struc­turent en syn­di­cats et font preuve d’une grande capa­ci­té mili­tante… Orga­ni­sés dans la « Fédé­ra­tion auto­nome des tra­vailleurs du bâti­ment », les liber­taires inté­grés à ce sec­teur de pro­duc­tion consti­tuent le syn­di­cat du bâti­ment de la C.N.T. et rem­placent Liber­tad, organe de la « Fédé­ra­tion auto­nome », par Construc­cion, organe du syn­di­cat du bâti­ment de la C.N.T. Le même phé­no­mène se pro­duit dans d’autres sec­teurs de pro­duc­tion par­mi les­quels il faut citer le Livre (Artes gra­fi­cas), la San­té (Sani­dad), la Métal­lur­gie (Metal), la Banque (Ban­ca). Pri­vi­lé­giant la recons­truc­tion de la C.N.T., la majo­ri­té des mili­tants liber­taires se consacrent entiè­re­ment à cette tâche. La pré­sence, à Madrid, d’une ten­dance anti-auto­ri­taire en marge du pro­ces­sus de recons­truc­tion ne pose pas les mêmes pro­blèmes que dans d’autres régions. Les étu­diants anti-auto­ri­taires, regrou­pés autour de la revue Fede­ra­cion, forment un tout très hété­ro­gène où l’on peut trou­ver à la fois des anar­chistes spé­ci­fiques, des « néo-anar­chistes », des « péri-situa­tion­nistes », des « anar­cho-mar­cu­siens », des conseillistes, des mar­xistes-liber­taires, etc. L’ac­cord entre ces dif­fé­rentes ten­dances ne peut se faire que sur cer­taines idées comme la reven­di­ca­tion de l’au­to­no­mie ou sur l’an­ti-léni­nisme. Extrê­me­ment anti-syn­di­ca­listes dans un pre­mier temps, les groupes consti­tués autour de Fede­ra­cion évo­luent peu à peu vers des posi­tions beau­coup plus conci­lia­trices. Chez cer­tains prend même nais­sance le pro­jet de consti­tu­tion d’une « Fédé­ra­tion d’é­tu­diants liber­taires » qui tra­vaille­rait en étroite rela­tion avec la C.N.T. recons­truite, et plus par­ti­cu­liè­re­ment avec le syn­di­cat de l’en­sei­gne­ment de la C.N.T. D’autres groupes étu­diants s’i­den­ti­fient plus volon­tiers avec une recons­truc­tion de la F.I.J.L., orga­ni­sa­tion des jeu­nesses liber­taires. Cette évo­lu­tion vers des posi­tions « orga­ni­sa­tion­nelles » de groupes qui, au départ, refu­saient tout ce qui, de près ou de loin. pou­vait s’y appa­ren­ter, n’est pas un phé­no­mène local, cir­cons­crit à la région de Madrid. À divers degrés, elle se constate un peu par­tout et s’am­pli­fie­ra par la suite.

Pour que ce tableau du Mou­ve­ment au cours de l’an­née 1975 n’ait pas trop de lacunes. il convient de dire que le pro­ces­sus décrit à pro­pos de la Cata­logne, du pays valen­cien et du Centre se donne éga­le­ment, quoique moins spec­ta­cu­lai­re­ment, dans d’autres régions : les Astu­ries, l’Euz­ka­di, la Galice, l’An­da­lou­sie. En Ara­gon, la situa­tion est un peu par­ti­cu­lière puisque les prin­ci­paux noyaux ouvriers liber­taires sont orga­ni­sés en C.O.A. (Com­mis­sion ouvrière auto­nome). Ces C.O.A. regroupent la gauche des C.O. « offi­cielles ». On y trouve le plus sou­vent des liber­taires et des maoïstes. Les affron­te­ments entre ten­dances rendent sou­vent ces struc­tures auto­nomes inef­fi­caces. Dans cette région, les groupes liber­taires ouvriers et étu­diants ont éga­le­ment essayé de mettre sur pied un ins­tru­ment de coor­di­na­tion : le « Mou­ve­ment révo­lu­tion­naire anar­chiste » (M.R.A.). En sep­tembre 1975, le M.R.A., struc­ture fourre-tout, dis­pa­raît et de nom­breux groupes liber­taires se posent sérieu­se­ment le pro­blème de la stra­té­gie à suivre. Consta­tant les pro­grès de la recons­truc­tion de la C.N.T. dans d’autres régions, les mili­tants anar­cho-syn­di­ca­listes décident de se regrou­per par branches d’in­dus­trie (métal­lur­gie, tex­tile, bâti­ment, etc.) et se donnent un organe d’ex­pres­sion inti­tu­lé Accion liber­ta­ria. Peu après, d’autres sec­teurs s’or­ga­nisent (Livre, Bois, Com­merce) et une coor­di­na­tion régio­nale des sec­teurs de pro­duc­tion est mise sur pied. À Val­la­do­lid, la situa­tion est, à quelques détails près, sem­blable à celle de Zara­gosse. Les groupes liber­taires sont coor­don­nés entre eux par le bul­le­tin local Apoyo mutuo et semblent près à recons­ti­tuer la C.N.T.

Le pro­jet orga­ni­sa­tion­nel qui, à l’é­vi­dence, a le plus pro­gres­sé au cours de l’an­née 1975 est celui de la recons­truc­tion de la C.N.T. Par­ti­cu­liè­re­ment avan­cé à Bar­ce­lone, Valence et sur­tout à Madrid, il s’a­git cepen­dant d’un pro­ces­sus glo­bal. Le fait que de nom­breux groupes qui, dans un pas­sé non loin­tain, fai­saient de l’an­ti-syn­di­ca­lisme le centre de leur réflexion poli­tique, se soient ral­liés à l’a­nar­cho-syn­di­ca­lisme, prouve indis­cu­ta­ble­ment le carac­tère mobi­li­sa­teur de la stra­té­gie de recons­truc­tion. Celle-ci est deve­nue rapi­de­ment la seule alter­na­tive cohé­rente pour les liber­taires en géné­ral. C’est pour­quoi de nom­breux groupes spé­ci­fiques lui ont don­né la prio­ri­té bien que la recons­ti­tu­tion de la F.A.I. eut été plus en accord avec leurs pré­oc­cu­pa­tions de mili­tants anar­chistes. À un moment ou à un autre, le rai­son­ne­ment a été, tra­duit sché­ma­ti­que­ment, le sui­vant : « La C.N.T. n’est pas tout ; mais sans C.N.T., il n’y a rien ».

D’autres élé­ments inter­viennent dans l’ex­pli­ca­tion et l’a­dop­tion majo­ri­taire du pro­jet de recons­truc­tion anar­cho-syn­di­ca­liste. Par­mi ceux-ci, il faut sou­li­gner le rôle impor­tant qu’a joué, dans la coor­di­na­tion des groupes, la revue madri­lène Sin­di­ca­lis­mo. Sor­tie au début de 1975, cette revue, dure­ment cri­ti­quée par les puristes et autres gar­diens de l’or­tho­doxie parce qu’elle n’é­tait pas spé­ci­fi­que­ment anar­chiste, a ser­vi de pôle d’at­trac­tion pour de nom­breux mili­tants ouvriers qui, à tra­vers elle, pre­naient un pre­mier contact avec les idées liber­taires et le syn­di­ca­lisme révo­lu­tion­naire. L’é­quipe de rédac­tion de Sin­di­ca­lis­mo, assez hété­ro­gène dans une pre­mière étape, a eu l’in­tel­li­gence de com­prendre qu’il fal­lait savoir tirer par­ti des contra­dic­tions du Sys­tème. Au moment où la poli­tique « d’a­per­tu­ra » per­met­tait la publi­ca­tion de revues pro­gres­sistes et lais­sait un peu plus de liber­té aux édi­teurs [[Cette « aper­tu­ra » a per­mis à cer­tains édi­teurs de publier des livres avant trait à l’a­nar­chisme. Par­mi ceux-ci, il faut signa­ler « Tus­quets » qui a confié à Car­los Sem­prun-Mati­ra une col­lec­tion inti­tu­lée « Acra­cia ».]], les fon­da­teurs de la revue ont joué la carte de sa léga­li­sa­tion. En quelques numé­ros, Sin­di­ca­lis­mo s’im­pose comme revue syn­di­ca­liste liber­taire. Aux yeux de très nom­breux lec­teurs, elle passe même pour l’or­gane d’ex­pres­sion offi­cieuse de la C.N.T. Un réseau de cor­res­pon­dants ouvriers ali­mente la revue en infor­ma­tions de luttes. Appuyé par les mili­tants anar­cho-syn­di­ca­listes. Sin­di­ca­lis­mo est à la fois dis­tri­bué com­mer­cia­le­ment et dif­fu­sé de façon mili­tante. Les contra­dic­tions que l’on peut per­ce­voir à sa lec­ture sont celles qui, inévi­ta­ble­ment, tra­versent un Mou­ve­ment en for­ma­tion. Sin­di­ca­lis­mo s’ins­crit, en effet, par­fai­te­ment dans le pro­ces­sus de recons­truc­tion liber­taire. Cor­res­pon­dant à une étape de ce déve­lop­pe­ment, il contri­bue à popu­la­ri­ser les concepts d’au­to­ges­tion et d’au­to­no­mie en pré­sen­tant au mou­ve­ment ouvrier une alter­na­tive liber­taire. Son rôle est, par consé­quent, loin d’être négligeable.

La restruc­tu­ra­tion liber­taire autour du pro­jet de recons­truc­tion de la C.N.T. a fait, au cours de 1975, de grands pro­grès. La répres­sion et la clan­des­ti­ni­té impo­sée ont indis­cu­ta­ble­ment frei­né le pro­ces­sus. Plu­sieurs réunions à l’é­che­lon régio­nal ou natio­nal n’ont pas pu avoir lieu. La ter­reur qui s’est abat­tue sur le pays entier entre sep­tembre, date de l’exé­cu­tion des cinq mili­tants d’ex­trême-gauche, et la mort de Fran­co n’é­tait abso­lu­ment pas pro­pice au tra­vail de masse. Les struc­tures mises en place ont cepen­dant résis­té aux assauts poli­ciers alors que de nom­breux grou­pus­cules ont vu leurs appa­reils déman­te­lés. La mort de Fran­co et l’ar­ri­vée au pou­voir de Juan-Car­los et des nou­veaux ministres créent une situa­tion tout à fait nou­velle. Poli­ti­que­ment, elle va per­mettre l’ac­cé­lé­ra­tion du pro­ces­sus entamé.

En guise de conclusion provisoire : 1976 ou les illusions gagnées

Au cours des der­niers mois écou­lés, une vague extra­or­di­naire de grèves ouvrières, mobi­li­sa­tions popu­laires, prises de parole diverses ont bou­le­ver­sé l’Es­pagne. Or, la capa­ci­té mili­tante d’un mou­ve­ment n’est véri­fiable, de même que son implan­ta­tion, qu’en fonc­tion du rôle qu’il peut jouer dans les luttes. Aucune orga­ni­sa­tion ne peut pré­tendre aujourd’­hui en Espagne avoir une implan­ta­tion de masse. La tolé­rance dont fait preuve le Pou­voir vis-à-vis de tel ou tel sec­teur de l’op­po­si­tion ne doit pas faire illu­sion. Plus relâ­chée qu’au­pa­ra­vant, la clan­des­ti­ni­té n’en existe pas moins…

Dans son numé­ro cor­res­pon­dant à jan­vier 1976, Frente liber­ta­rio publiait une série d’in­ter­views avec des mili­tants anar­cho-syn­di­ca­listes de l’In­té­rieur [[Ces inter­views portent sur la situa­tion poli­tique, le mou­ve­ment ouvrier, les luttes de classe, la pro­blé­ma­tique syn­di­cale et la stra­té­gie liber­taire. Elles donnent une idée des pré­oc­cu­pa­tions immé­diates et à long terme que connaissent les cama­rades espa­gnols. Plu­sieurs d’entre elles ont été repro­duites en ita­lien dans le numé­ro de jan­vier de l’ex­cel­lente revue A Rivis­ta Anar­chi­ca.]]. Dans l’une de celles-ci, un mili­tant de la C.N.T. du Centre repla­çait la recons­truc­tion de la C.N.T. dans une stra­té­gie glo­bale de restruc­tu­ra­tion du Mou­ve­ment liber­taire dans son ensemble. Reje­tant tout dog­ma­tisme, il s’a­git de com­prendre que la lutte des classes n’est qu’un aspect, fon­da­men­tal il est vrai, de la lutte contre l’op­pres­sion capi­ta­liste et éta­tique. La lutte des femmes, des jeunes, des mino­ri­tés eth­niques, le com­bat anti-mili­ta­riste, la lutte éco­lo­gique font éga­le­ment par­tie de cette stra­té­gie glo­bale. À Bar­ce­lone et à Madrid, des groupes « Mujeres libres » se sont recons­ti­tués. De la même façon, des mili­tants liber­taires tentent de for­mer des « Groupes éco­lo­giques liber­taires » ou de recons­truire les « Jeu­nesses liber­taires ». Cette acti­vi­té mul­ti­forme n’est cepen­dant pos­sible que si le Mou­ve­ment, renouant avec sa tra­di­tion de masse, dis­pose d’une orga­ni­sa­tion de classe suf­fi­sam­ment forte et struc­tu­rée pour inter­ve­nir sur la réa­li­té des luttes. En ce sens, la C.N.T. reste le centre ner­veux du mou­ve­ment liber­taire espa­gnol. Sa conso­li­da­tion est donc consi­dé­rée comme des tâches les plus urgentes de l’heure. Depuis le début de l’an­née en cours, le pro­ces­sus de recons­truc­tion de la C.N.T. s’est confir­mé avec éclat. Le relâ­che­ment de la répres­sion a per­mis la réa­li­sa­tion d’as­sem­blées régio­nales (la plus impor­tante res­tant celle qui, le 29 février, a réuni à Bar­ce­lone 700 mili­tants anar­cho-syn­di­ca­listes). Cer­tains sec­teurs de la C.N.T. pra­tiquent la poli­tique du « visage décou­vert » (des­tape), d’autres consi­dèrent qu’a­vant d’ap­pa­raître publi­que­ment, il convient d’a­mé­lio­rer le niveau orga­ni­sa­tion­nel. Alors que le mou­ve­ment se conso­lide à Madrid et à Bar­ce­lone où la C.N.T. est deve­nue une réa­li­té pal­pable, il atteint éga­le­ment d’autres régions comme l’An­da­lou­sie, l’Euz­ka­di, les Astu­ries. Tant bien que mal, les pro­blèmes internes sont en voie de solu­tion. Loca­le­ment, ils sub­sistent par­fois, comme à Valence entre la C.N.T. et le groupe « Soli­da­ri­dad », mais un peu par­tout existe un consen­sus uni­taire. Dans le proche pas­sé, les per­son­na­lismes, sou­vent impor­tés de l’exil, ont joué un rôle par­ti­cu­liè­re­ment néga­tif en entra­vant le pro­ces­sus d’or­ga­ni­sa­tion de l’In­té­rieur. Les « consu­lats » [[]Les « consu­lats » en ques­tion sont char­gés de faire suivre les direc­tives de la C.N.T. « offi­cielle ». Ins­tru­ments de la bureau­cra­tie en exil, ils jouent abso­lu­ment le rôle qui leur est impar­ti : réper­cu­ter à l’In­té­rieur les consignes éla­bo­rées à Tou­louse.], fidèles à leur mis­sion, veillaient au grain. Au fur et à mesure que l’In­té­rieur s’é­man­cipe des tutelles de l’exil, ces élé­ments de dis­corde tendent à dis­pa­raître. Aujourd’­hui, leur ave­nir est extrê­me­ment com­pro­mis. Le centre de gra­vi­té du Mou­ve­ment liber­taire espa­gnol s’est bel et bien dépla­cé de l’exil vers l’In­té­rieur. Un pro­chain congrès natio­nal de recons­truc­tion de la C.N.T. d’Es­pagne ins­cri­ra dans son ordre du jour le pro­blème de l’exil. Il semble, d’a­près de récents élé­ments d’in­for­ma­tion, qu’à la faveur de ce congrès, la repré­sen­ta­ti­vi­té « offi­cielle » de l’exil dis­pa­raî­tra. la bipo­la­ri­té C.N.T. d’Espagne‑C.N.T. en exil ayant de moins en moins de rai­son d’être. Par ce biais, le Mou­ve­ment liber­taire espa­gnol a des chances de sor­tir de la longue crise bureau­cra­tique qui l’a­vait amoindri.

Il n’y a pas si long­temps, l’a­ve­nir de l’a­nar­chisme espa­gnol appa­rais­sait sombre, même aux plus opti­mistes. La plu­part des groupes liber­taires, cou­pés de tout contact avec la réa­li­té des luttes, ne sur­vi­vaient que par réfé­rence à un pas­sé glo­rieux. On pou­vait, certes, déce­ler ici et là telle ou telle pra­tique liber­taire ou per­ce­voir, au sein d’or­ga­ni­sa­tions auto­ri­taires, un ferment anti-auto­ri­taire. L’a­nar­chisme orga­ni­sé, cepen­dant, était du domaine du rêve ou de l’illu­sion… Aujourd’­hui, sans som­brer dans un quel­conque triom­pha­lisme de bas étage, il semble pos­sible de par­ler d’illu­sions gagnées.

Fred­dy.

La Presse Anarchiste