La Presse Anarchiste

Lire ou ne pas lire

[/​« Il est plus facile de se réfu­gier dans la cri­tique de la tech­no­lo­gie et de la crois­sance démo­gra­phique que de com­battre sur son propre ter­rain ce sys­tème social archaïque et des­truc­teur. »

(Extrait du Mani­feste du groupe Eco­lo­gy Action East)./]

L’i­dée de base, qui est en quelque sorte le pré­misse des ana­lyses de Book­chin, est que nous sommes arri­vés dans une ère his­to­rique nou­velle, qui se carac­té­rise par la « fin de la rare­té » ; c’est-à-dire une époque où le poten­tiel tech­no­lo­gique est suf­fi­sam­ment déve­lop­pé pour four­nir à tous une sur­abon­dance de biens. L’i­dée corol­laire est que, non seule­ment les bases maté­rielles de l’ex­ploi­ta­tion peuvent donc être abo­lies, mais aus­si les struc­tures de domi­na­tion qui leur sont liées, et ceci pour deux rai­sons : l’é­mer­gence d’une part de mou­ve­ments de lutte dépas­sant la concep­tion de l’in­di­vi­du en tant que tra­vailleur uni­que­ment, pour le consi­dé­rer sous tous les aspects de son indi­vi­dua­li­té (femme, homme, enfant, vivant dans tel ou tel lieu, etc. — per­son­na­li­tés répri­mées par le sys­tème —), et d’autre part les moyens tech­no­lo­giques actuels peuvent offrir la pos­si­bi­li­té de créer des uni­tés de pro­duc­tion et de vie véri­ta­ble­ment auto­gé­rées. Décen­tra­li­sées, ne repro­dui­sant plus rap­ports hié­rar­chiques et divi­sion du tra­vail, mais per­met­tant au contraire le déve­lop­pe­ment har­mo­nieux de l’in­di­vi­du avec son envi­ron­ne­ment, et la libre expres­sion de chacun. 

Selon Book­chin nous sommes donc dans une phase où la révo­lu­tion est pos­sible : « L’É­co­lo­gie per­met une cri­tique dévas­ta­trice de la socié­té hié­rar­chique, tout en sug­gé­rant les lignes de force d’une uto­pie viable et har­mo­nieuse » p. 71 ; et cela Book­chin nous le démontre avec un enthou­siasme com­mu­ni­ca­tif. Sa vision éco­lo­gique et liber­taire l’a­mène évi­dem­ment à une cri­tique impla­cable des cou­rants socia­listes et mar­xistes qui, enfer­més dans leur éco­no­misme et leur avant-gar­disme. n’ont pu pro­po­ser que des suc­cé­da­nés médiocres de socié­tés socia­listes, se situant dans la ligne même du déve­lop­pe­ment du capi­tal — le capi­ta­lisme d’é­tat — et ont en consé­quence frei­né l’a­van­cée de mou­ve­ments authen­ti­que­ment libérateurs. 

Mais là où il devient plus dif­fi­cile de suivre la pen­sée de Book­chin, c’est quand il nous affirme que l’é­chec des révo­lu­tions pas­sées vient « non du manque de coor­di­na­tion poli­tique, mais du manque de déve­lop­pe­ment tech­no­lo­gique » p. 45. Pour lui, en effet, son « au-delà de la rare­té » implique qua­si-auto­ma­ti­que­ment la fin des classes, de la hié­rar­chie, et de la domi­na­tion ; puisque les bases tech­no­lo­giques existent, l’é­ga­li­té entre tous devrait se réa­li­ser « natu­rel­le­ment », dans la grande har­mo­nie des inté­rêts de cha­cun et de tous, et la libre expres­sion de la spon­ta­néi­té indi­vi­duelle… plus d’ex­ploi­tés, plus de pro­lé­ta­riat ?… « La révo­lu­tion sera une révo­lu­tion du peuple, selon la signi­fi­ca­tion authen­tique de ce mot. » 

Peut-être effec­ti­ve­ment que l’i­déo­lo­gie anar­chiste était irréa­li­sable au siècle der­nier en rai­son des limites du déve­lop­pe­ment tech­no­lo­gique ; mais le contraire, à savoir la sup­pres­sion de ces limites, ne me paraît pas la condi­tion suf­fi­sante à l’ins­tau­ra­tion « spon­ta­née » d’une socié­té authen­ti­que­ment com­mu­niste. Autant ses des­crip­tions concrètes et détaillées d’une socié­té éco­lo­gique et liber­taire — à base de com­mu­nau­tés libres et fédé­rées —, et des pos­si­bi­li­tés tech­no­lo­giques actuelles de leur réa­li­sa­tion me paraissent du plus haut niveau d’in­té­rêt, autant le pro­blème des moyens pour ins­tau­rer cette socié­té me paraissent flous ou mal défi­nis. Si effec­ti­ve­ment la théo­rie de la dic­ta­ture du pro­lé­ta­riat, le modèle orga­ni­sa­tion­nel léni­niste ne sont pas nôtres, ni non plus la struc­ture poli­tique clas­sique, par­ti­daire, repro­dui­sant la sépa­ra­tion entre la vie et la poli­tique, l’ir­res­pon­sa­bi­li­té des gens au pro­fit du main­tien du pou­voir — et donc la non-auto­no­mie des indi­vi­dus et des groupes —, il n’en reste pas moins que ces struc­tures sont encore bien pré­sentes dans les ins­ti­tu­tions et, pire encore, dans nos struc­tures mentales. 

L’é­loge de la spon­ta­néi­té, même défi­nie, selon Book­chin, en tant que spon­ta­néi­té « com­mu­niste liber­taire », c’est-à-dire comme « capa­ci­té de l’in­di­vi­du de s’im­po­ser une auto-dis­ci­pline et de for­mu­ler de façon sen­sée les prin­cipes qui guident son action dans la socié­té » paraît étrange comme seule réponse à un pou­voir d’é­tat fort et orga­ni­sé comme celui qui existe. 

« Il faut que le sys­tème tombe », nous dit-il, « il ne faut pas qu’il com­batte ; il ne tom­be­ra que lorsque ses ins­ti­tu­tions auront été vidées â ce point de leur conte­nu par les nou­velles lumières, et que son pou­voir aura été si pro­fon­dé­ment sapé maté­riel­le­ment et mora­le­ment que l’in­sur­rec­tion n’au­ra plus qu’un rôle sym­bo­lique et non réel à jouer » p. 55. 

Cet opti­misme de Book­chin tient sans doute pour une part au fait que, aux U.S.A., le cou­rant contre-culture est ou a été fort, et a mis sur pied des embryons de réa­li­sa­tion de ce que serait une socié­té éco­lo­gique, mais il laisse de côté le fait que notre réflexion ima­gi­na­tive doit se bran­cher et sur le pro­jet de socié­té éco­lo­gique et aus­si sur les moyens — non repro­duc­teurs des valeurs haïes du vieux monde — d’y parvenir. 

Ceci dit, la publi­ca­tion en fran­çais des textes de Book­chin n’en reste pas moins, je crois, une des meilleures réflexions sur une uto­pie concrète de socié­té ; et cela, parce qu’il nous pré­sente une vision glo­bale des choses, n’a­na­ly­sant pas les bien­faits ou méfaits de la tech­no­lo­gie, les pro­blèmes de pol­lu­tion en dehors du contexte social où ils se situent, mais, au contraire, ses recherches sur les poten­tia­li­tés tech­no­lo­giques sont par­fai­te­ment inté­grées à un pro­jet de socié­té non auto­ri­taire, non bureau­cra­tique et non hié­rar­chique, où l’é­pa­nouis­se­ment de cha­cun dans la liber­té sera la base des rap­ports sociaux. 

En ce sens, il dénonce « l’en­vi­ron­ne­men­ta­lisme », c’est-à-dire la ten­dance éco-tech­no­cra­tique qui prône un amé­na­ge­ment « éco­lo­gique », non pol­luant, etc., de l’es­pace, mais sans s’at­ta­quer une seconde aux rap­ports sociaux capi­ta­listes. Face à cet « envi­ron­ne­men­ta­lisme » déri­soire, il nous pro­pose une éco­lo­gie anar­cho-com­mu­niste qu’il appelle aus­si écotopie.

Agathe

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