La Presse Anarchiste

L’isolement dans le fascisme technocratique

Lorsque nous nous aper­ce­vrons que nous par­lons dans un désert, il sera un peu tard pour uti­li­ser des porte-voix. Peut-être faut-il craindre la grande mys­ti­fi­ca­tion que repré­sente le fait que nos dis­cours s’ex­priment encore et recueillent ici ou là quelques oreilles com­pa­tis­santes ou sym­pa­thi­santes. Sans doute faut-il voir dans le rem­pla­ce­ment de Mar­cel­lin par Chi­rac puis par Ponia­tows­ki au minis­tère de l’In­té­rieur plus qu’une de ces tra­di­tion­nelles valses qui per­mettent à tout un cha­cun de se par­ta­ger le fameux gâteau du pou­voir. La répres­sion a en fait chan­gé d’o­rien­ta­tion : la France est pas­sée plus ou moins dou­ce­reu­se­ment d’un régime libé­ral de droite clas­sique à un régime libé­ral de tech­no-droite : Schmidt n’a pas hési­té à y recon­naître les siens. 

Plioutch qui, par ailleurs, ne pousse pas bien loin son ana­lyse du sys­tème sovié­tique, ne se trompe pas quand il voit entre les orien­ta­tions de « l’Est » et de « l’Ouest » une conver­gence vers un fas­cisme tech­no­cra­tique. Les deux termes et leur liai­son méritent d’être expli­ci­tés. On com­men­ce­ra par technocratie. 

La France en donne un exemple assez clair avec ses poli­ti­ciens ou ses admi­nis­tra­teurs direc­te­ment sor­tis de l’E.N.A., son duo célèbre Atta­li-Sto­le­ru, pen­dant bien plus inquié­tant parce que bien plus puis­sant du duo Mit­ter­rand-Gis­card. Pen­dant que s’a­gitent sur le devant de la scène ceux qui aspirent aux fonc­tions et sur­tout aux appa­rences du pou­voir, d’autres mani­pulent celui-ci, un peu plus dans l’ombre, un peu plus discrètement. 

Il y a donc main­te­nant des spé­cia­listes clai­re­ment avoués de l’ad­mi­nis­tra­tion de nos affaires, des déten­teurs d’un savoir, d’un pou­voir auquel nous n’a­vons aucune part, sinon peut-être de choi­sir entre l’un et l’un, l’autre et l’autre. 

Ce n’est pas un hasard si Sto­le­ru est ministre du tra­vail manuel. Le libé­ra­lisme avan­cé fait pro­fes­sion de social tout comme la social-démo­cra­tie en Alle­magne : les uns et les autres sont les frères-jumeaux porte-dra­peaux du socia­lisme : fin finale du capi­ta­lisme sau­vage, répar­ti­tion de la crois­sance, délé­ga­tion de pou­voir, contrôle syn­di­cal… Pen­dant ce temps, pro­gres­si­ve­ment et sûre­ment, entre dans les têtes la com­plexi­té crois­sante de l’ap­pa­reil socio-éco­no­mique ; com­plexi­té qui néces­site le recours à des spé­cia­listes. Non plus des spé­cia­listes-repré­sen­tants (démo­cra­tie clas­sique : on élit des dépu­tés ; à noter que ni Atta­li ni Sto­le­ru ne le sont) mais des spé­cia­listes ges­tion­naires : la « poli­ti­sa­tion » des can­to­nales, des muni­ci­pales en est un signe : ce n’est plus au niveau de la ges­tion de la com­mune ou du départe­ment que se situent les choix mais à celui du gain du pou­voir cen­tral. Alors s’ins­talle un pro­ces­sus de non-res­pon­sa­bi­li­sa­tion, de dés­in­té­rêt : il s’a­git de sur­vivre tout en pro­fi­tant non de vivre tout en réa­li­sant. Quelques jeux, com­pé­ti­tions spor­tives entre­te­nues à grand ren­fort de son­dages, de débats dits contra­dic­toires nous sont concé­dés : la grande finale de Coupe de France Mit­ter­rand-Gis­card reste bien incer­taine et les sup­por­ters de l’une ou l’autre équipe se livrent aux mêmes « débor­de­ments » que ceux de Bas­tia. Le plas­tic peut ser­vir pour les deux causes et fait sau­ter le cou­vercle de la mar­mite sans nous empê­cher de mijo­ter, ni d’être pro­gres­si­ve­ment gavés, oies inca­pables de pous­ser le moindre cri d’a­larme, cordes vocales étouf­fées par la graisse. 

Le consen­sus dont on nous parle tant à l’heure actuelle n’est pas un vain mot : il fonc­tionne à peu près cor­rec­te­ment dans une Alle­magne qui s’est plus ou moins déli­vrée des péchés du nazisme et qui pros­père à l’ombre de la social-démo­cra­tie. Quelles reven­di­ca­tions res­tent-t-ils dans une crois­sance éco­no­mique conti­nue et aux fruits assez bien répar­tis : le socia­lisme est là, au pou­voir ins­ti­tu­tion­nel et dans les faits socio-éco­no­miques. Gis­card ne rêve que de ça, se voyant, ori­gines obligent, en Roi de France comme il y a un roi de la Suède « ex-socia­liste ». Les tech­no­crates mettent en place, for­ti­fient un sys­tème injuste mais confor­table : les quelques voix qui s’é­lèvent par­viennent aux oreilles de tous dans un écho défor­mé par les médias qui nous contrôlent bien plus que nous ne les contrô­le­rons jamais. 

Les pays dits socia­listes sont par­ve­nus aux mêmes résul­tats par les mêmes moyens : la crois­sance éco­no­mique de l’Al­le­magne de l’Est n’a sans doute pas grand-chose à envier à celle de l’Al­le­magne de l’Ouest. La tra­duc­tion au niveau poli­tique est qua­si­ment iden­tique : à la géné­ra­tion des vieux poli­ti­ciens sta­li­niens suc­cède plus ou moins aisé­ment celle des tech­no­crates éle­vés dans le sérail : Gomul­ka est rem­pla­cé par Gie­rek, Rako­si par Kadar, Ulbricht par Hone­cker. Quelques brèches s’ouvrent par les­quelles tentent de s’en­gouf­frer des forces popu­laires long­temps com­pri­mées (insur­rec­tions hon­groises, alle­mandes, polo­naises), mais vites réprimées. 

C’est sur cette forme de répres­sion : inter­ven­tion de l’ar­mée sovié­tique, mas­sacres et fusillades qu’il convient de s’in­ter­ro­ger aus­si. Bien évi­dem­ment elle trouve leur pen­dant dans des pays comme le Chi­li mais on peut se deman­der si elle n’est pas, sinon dépas­sée du moins réser­vée aux moments de lutte sociale intense : à cet égard, je serais en Ita­lie, je me ferais quelques soucis… 

Mais en l’ab­sence de ces luttes sociales, avec un mou­ve­ment ouvrier écra­sé (Alle­magne après le nazisme), « détour­né » (U.R.S.S. après 1917), étouf­fé (France, depuis la Libé­ra­tion) d’autres formes de répres­sion sont à l’oeuvre que nous maî­tri­sons d’au­tant moins qu’elles sont plus indirectes. 

Il semble qu’il faille là don­ner un sens plus géné­ral au mot fas­cisme : ce n’est plus seule­ment l’or­ga­ni­sa­tion poli­tique de l’é­tat autour d’un chef sou­te­nu par des groupes mili­ta­ri­sés à outrance et s’im­po­sant lors d’une crise éco­no­mique grave. C’est aus­si main­te­nant le consen­sus le plus large autour des valeurs idéo­lo­giques de l’é­tat, lequel rem­place aisé­ment au niveau du sym­bole mais aus­si à celui de l’ef­fi­ca­ci­té le père tout-puis­sant Joseph-Béni­to-Adolf. À la remise de com­pé­tence sur la prise en charge des méca­nismes poli­tiques, sociaux et éco­no­miques (tech­no­cra­tie), s’a­joute — com­pen­sa­tion, sou­pape de sécu­ri­té — une espèce de contrôle idéo­lo­gique assu­ré par tous. L’Al­le­magne de l’Ouest en est l’exemple le plus frap­pant et il n’est même pas besoin de cher­cher dans la fic­tion de « l’hon­neur per­du de Kata­ri­na Blum » pour en trou­ver la preuve : pen­sons sim­ple­ment à l’im­pos­si­bi­li­té pour les per­sonnes « n’ac­cep­tant pas les règles de la consti­tu­tion libé­rale » d’exer­cer une fonc­tion dans l’ad­mi­nis­tra­tion qui reste par ailleurs peu­plée de fas­cistes mal repen­tis, à l’ar­res­ta­tion d’un avo­cat venu pro­tes­ter contre un avo­cat ancien res­pon­sable nazi, à l’é­mis­sion de TV où les spec­ta­teurs sont invi­tés à trou­ver des « hors-la-loi ». C’est volon­tai­re­ment que je ne cite pas ici les cam­pagnes « hys­té­riques » du groupe Sprin­ger contre la bande à Baa­der. En effet, je crois que la stra­té­gie du pou­voir d’é­tat en Alle­magne dépasse de loin la répres­sion des groupes gau­chistes mino­ri­taires. Elle vise à ins­tal­ler dans la tête des gens non pas la peur (comme au Chi­li), mais le consen­sus. Il s’a­git de faire accep­ter par tous la sou­mis­sion à des valeurs qui sont, elles, clai­re­ment fas­cistes même si la forme ins­ti­tu­tion­nelle de l’é­tat ne l’est pas : dénon­cia­tion, contrôle quo­ti­dien des acti­vi­tés quo­ti­diennes, natio­na­lisme, accord social sous l’ar­bi­trage de l’é­tat et confor­misme idéo­lo­gique garant non seule­ment de la crois­sance éco­no­mique mais encore de la pos­si­bi­li­té de béné­fi­cier des fruits de cette croissance. 

Dans cette pers­pec­tive, les groupes gau­chistes risquent d’être d’au­tant moins dan­ge­reux parce que d’au­tant plus seuls : com­plè­te­ment à contre-cou­rant de ce confor­misme ils raniment « la grande peur des bien-pen­sants » (qui recouvrent d’ailleurs de plus en plus la popu­la­tion entière et de ce fait, pra­ti­que­ment iso­lés, peuvent être répri­més plus faci­le­ment : Hol­ger Meins n’a pas été tué dans un affron­te­ment avec la police mais a cre­vé dans l’i­so­le­ment capi­ton­né de sa cel­lule, dans l’in­dif­fé­rence vis-à-vis d’une grève de la faim qui n’a sus­ci­té que peu de soli­da­ri­té. Quant à Ulrike Mein­hof, com­ment a‑t-elle été détruite et com­bien sommes nous à nous en pré­oc­cu­per ? C’est ce fas­cisme quo­ti­dien accep­té, sinon vou­lu par les plus larges couches de la popu­la­tion, qui est dans nos socié­tés la forme la plus avan­cée de la répres­sion. C’est lui que tentent de mettre en place Gis­card et sur­tout Ponia­tows­ki : les réac­tions des gens à l’af­faire de Troyes indiquent que le pro­ces­sus ne s’en­gage peut-être pas si mal que ça. Il fonc­tionne plus ou moins com­plè­te­ment par ailleurs dans « les pays de l’Est » où le confor­misme impo­sé par le matra­quage idéo­lo­gique appa­raît encore comme le plus sûr moyen d’é­chap­per au Goulag. 

L’u­ni­vers concen­tra­tion­naire cherche à s’é­tendre à toute la socié­té avec l’ac­cep­ta­tion pas­sive de celle-ci. Après l’U.R.S.S.-Goulag se pro­filent l’Al­le­magne-Sprin­ger, la France-Pari­sien Libé­ré. Ce fas­cisme tech­no­cra­tique n’est peut-être pas sûr de triom­pher mais il lui reste en der­nier recours la pos­si­bi­li­té du fas­cisme ordi­naire : tanks, napalm, chasse aux déviants. Tout cela exige sans doute de nou­velles formes de lutte qui existent déjà ou qui sont encore à inven­ter mais dont le déve­lop­pe­ment devient de plus en plus urgent.

Serge

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