La Presse Anarchiste

Oui, il faut défendre les Murray

Au moment de bou­cler le numé­ro, la Cour Suprême de Dublin, sié­geant depuis le 1er novembre, n’a­vait tou­jours pas ren­du son ver­dict sur le recours en cas­sa­tion de Noël et Marie Mur­ray, condam­nés à mort par la Cour Cri­mi­nelle Spé­ciale de Dublin le 9 juin 1976. 

Qui sont les Mur­ray ? Des « cri­mi­nels » pour le pou­voir — tous les pou­voirs irlan­dais, que ce soit le gou­ver­ne­ment ou les deux IRA —, des anti-impé­ria­listes pour l’ex­trême gauche euro­péenne, qui en parle bien peu (un article dans Libé­ra­tion du 26 juillet, quelques autres dans Rouge et Le Quo­ti­dien du Peuple, c’est-à-dire rien). 

Il est vrai que l’Ir­lande gêne : trop loin­taine pour com­prendre un conflit qui s’é­ter­nise au Nord (guerre de reli­gions ? révo­lu­tion natio­nale avor­tée ?) ; trop proche pour que l’af­fron­te­ment san­gui­naire entre com­mu­nau­tés (près de 1 700 morts en 7 ans, dont plus de 250 depuis le début de l’an­née, pour 1 500 000 habi­tants en Irlande du Nord) puisse être aisé­ment esca­mo­té, comme au Liban, sous le voile pudique et accep­table d’une guerre civile entre « gauche » et « droite ». 

Mais qui sont les Mur­ray ? Car si l’Ir­lande gêne, c’est en fait leur per­son­na­li­té qui gêne tout le monde bien plus encore. Noël a 27 ans, Marie en a 28. Tous deux sont ori­gi­naires d’Ir­lande du Sud et se sont inté­res­sés très tôt au sort d’une pro­vince — l’Ir­lande du Nord — alors lais­sée pour compte dans le jeu poli­tique du Sud : par les poli­ti­ciens en place, bien sûr, mais aus­si par le Mou­ve­ment Répu­bli­cain (IRA et Sinn Fein) lui-même, tom­bé depuis 1963, sous la coupe des sta­li­niens locaux. Noël Mur­ray adhé­ra au mou­ve­ment en 1966. Marie Mac Phi­lipps en 1958. Ils se don­nèrent avec ardeur à la cause d’une Répu­blique des Tra­vailleurs dans une Irlande réuni­fiée, avec d’au­tant moins d’ar­rière-pen­sées que l’i­déal répu­bli­cain est pra­ti­que­ment le seul à s’of­frir aux jeunes qui refusent le cadre des ins­ti­tu­tions éta­blies : en Irlande, être révo­lu­tion­naire signi­fie d’a­bord, et tout natu­rel­le­ment, lut­ter contre l’oc­cu­pant bri­tan­nique au Nord, et contre la bour­geoi­sie capi­tu­larde et ven­due du Sud. 

Noël et Marie Mur­ray (mariés en 1973) ont com­mis un crime impar­don­nable : fidèles au Mou­ve­ment Répu­bli­cain « offi­ciel » lors de la scis­sion des « Pro­vi­soires » en 1970 (Marie sera membre du comi­té régio­nal de Dublin de 1970 à 1973, assu­rant le poste de tré­so­rière en 1971 – 72), ils n’ont plus sup­por­té les tour­nants d’une ligne à nou­veau reprise en main par les sta­li­niens, et ont quit­té le Mou­ve­ment Répu­bli­cain en 1973, pour conti­nuer la lutte comme ils l’en­ten­daient : attaques de banques pour ali­men­ter les caisses du groupe et finan­cer la pro­pa­gande et les actions directes. Dans une atmo­sphère de guerre civile, où l’ac­tion poli­tique est insé­pa­rable de l’ac­tion mili­taire (avec les formes d’or­ga­ni­sa­tion et de dis­ci­pline que cela implique), leur tra­hi­son était de ne plus faire cela pour le compte de leurs maîtres « offi­ciels », mais au sein d’un groupe anar­chiste de Dublin, le « New Earth Col­lec­tive ». Ils étaient désor­mais iso­lés, et la proie facile de tous les pouvoirs.

En juillet 1974, ils sont arrê­tés avec d’autres membres du groupe (dont Des Keane, Bob Cullen, Colum­ba Long­more, tou­jours déte­nus à la pri­son mili­taire du Cur­ragh), incul­pés de hold-up et du mitraillage de l’am­bas­sade d’Es­pagne à Dublin (lors de l’exé­cu­tion de Puig Antich). Relâ­chés sous cau­tion, ils pas­sèrent dans la clan­des­ti­ni­té dès le mois de novembre, sous le nom de John et Ann Fin­ley. Ils semblent avoir mené une vie rela­ti­ve­ment ran­gée, à une époque où la coa­li­tion gou­ver­ne­men­tale (au pou­voir depuis février 1973), domi­née par le par­ti conser­va­teur Fine Gael, avec la par­ti­ci­pa­tion du Par­ti Tra­vailliste Irlan­dais, inten­si­fiait la répres­sion contre tous les groupes contes­ta­taires, et les gestes de bonne volon­té (coopé­ra­tion « anti­ter­ro­riste ») à l’é­gard des auto­ri­tés bri­tan­niques. L’oc­ca­sion rêvée de faire un exemple advint le 11 sep­tembre 1975, lors d’une attaque de banque dans la ban­lieue de Dublin. Le poli­cier Michael Rey­nolds, qui pas­sait par là avec sa famille (de repos ce jour-là, il allait tou­cher sa solde), pour­sui­vit le com­man­do des atta­quants, et fut abattu. 

Sans autres indi­ca­tions que de vagues signa­le­ments, la police mul­ti­plia les per­qui­si­tions dans les milieux gau­chistes et anar­chistes, déci­dant de frap­per un grand coup le 8 octobre, avec l’ar­res­ta­tion de Ronan Sten­son et des Mur­ray. Inter­ro­gés bru­ta­le­ment pen­dant toute la jour­née (Noël Mur­ray eut la tête plon­gée dans les excré­ments d’une cuvette de w.-c. par des poli­ciers déchaî­nés qui mena­çaient de l’y noyer), ils finirent par signer n’im­porte quoi. Ces « aveux » consti­tuant les seules preuves rete­nues contre eux, des pièces à convic­tion déci­sives furent « ajou­tées » au tableau de chasse de la per­qui­si­tion de leurs domi­ciles : ain­si le pis­to­let qui aurait ser­vi à tuer Rey­nolds, en fait retrou­vé lors d’une per­qui­si­tion abso­lu­ment dis­tincte, à 10 km de là ! 

Gar­dés au secret plus de six mois, mal­gré les com­mu­ni­qués trom­peurs d’un gou­ver­ne­ment qui affir­mait qu’ils « jouis­saient de tous les pri­vi­lèges accor­dés aux pri­son­niers poli­tiques », ils subirent une paro­die de juge­ment devant la Cour Cri­mi­nelle Spé­ciale. Cette juri­dic­tion d’ex­cep­tion, qui traite des atteintes à la sûre­té de l’É­tat, siège sans jury, sous la pré­si­dence d’un ancien magis­trat de 76 ans, le juge Pringle, rap­pe­lé spé­cia­le­ment de la retraite pour cette besogne ; les deux autres juges sont nom­més direc­te­ment par le gou­ver­ne­ment, et la parole d’hon­neur des poli­ciers y vaut toutes les preuves. Le gou­ver­ne­ment, après avoir accor­dé des obsèques natio­nales au poli­cier Rey­nolds, et mon­té l’af­faire en épingle, vou­lait la tête des incul­pés. Les juges lui offrirent celles de Noël et Marie Mur­ray. Ronan Sten­son, lui, leur avait échap­pé, en per­dant la tête d’une autre manière : il est actuel­le­ment déte­nu à l’hô­pi­tal psy­chia­trique de Dublin, à la suite des sévices qu’il a endurés. 

La presse irlan­daise a été muse­lée, les deux seuls jour­naux ayant publié des lettres cri­ti­quant les auto­ri­tés et le tri­bu­nal dans cette affaire se voyant lour­de­ment condam­nés pour « outrage au tri­bu­nal ». La presse inter­na­tio­nale se tait. Le Mou­ve­ment Répu­bli­cain ne veut plus entendre par­ler de ces trans­fuges. Les rares mili­tants du Comi­té de défense des Mur­ray sont en butte à la fois aux pour­suites des auto­ri­tés et à l’hos­ti­li­té des mili­tants qu’ils peuvent joindre. Eux-mêmes répu­bli­cains pour la plu­part, ils consi­dèrent que l’a­nar­chisme des Mur­ray est l’élé­ment le plus indé­fen­dable d’un dos­sier déjà dif­fi­cile : s’il est dur de sur­vivre phy­si­que­ment en Irlande pour un mili­tant anar­chiste face aux appa­reils répu­bli­cains, il est pra­ti­que­ment impos­sible d’y sur­vivre politiquement. 

Trop anar­chistes pour plaire aux anti-impé­ria­listes che­vron­nés, trop répu­bli­cains mal­gré tout pour répondre aux exi­gences des mili­tants liber­taires euro­péens, trop irlan­dais en un mot pour ren­trer dans les caté­go­ries men­tales de notre mili­tan­tisme fami­lier, les Mur­ray vont mou­rir, ou connaître cette mort vivante qu’est la réclu­sion per­pé­tuelle. Avec eux, c’est la flamme liber­taire, si hési­tante et vacillante en Irlande, occul­tée par leurs proches eux-mêmes, que le pou­voir a déci­dé d’étouffer.

P. L.

Pour ceux que ce pro­blème inté­resse, rap­pe­lons les rares études valables parues en France à ce sujet : La rumeur irlan­daise de J.-P. Caras­so (Ed. Champ Libre, 1970) ; le numé­ro spé­cial des Temps Modernes de juin 1972 (n° 311, réa­li­sé par des cama­rades proches d’I.C.O.) ; et Le drame de l’Ir­lande de M. Gol­dring (Bor­das, coll. « Connais­sances », 1972), sta­li­nien mais honnête.

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