La Presse Anarchiste

Des faits

Nous allons repro­duire des faits pris avec exac­ti­tude dans deux rap­ports offi­ciels, les­quels sont impri­més dans deux revues bour­geoises. Nous com­men­çons par le rap­port de l’ex-doyen de Facul­té, Hen­ri Joly, fait au groupe pari­sien de la Socié­té d’É­co­no­mie sociale et repro­duit par la Réforme Sociale du 1er avril 1895 (pages 561 et sui­vantes). Nous rap­pe­lons que la Réforme Sociale est l’or­gane des dis­ciples de Le Play, que par consé­quent elle est à ten­dances catho­liques et auto­ri­taires, que tout par­ti­cu­liè­re­ment elle prêche l’ex­cel­lence de la famille actuelle et la néces­si­té de la main­te­nir. Lais­sons par­ler nos bourgeois.

M. HENRI JOLY. ― Le Code civil (article 375 et sui­vants) recon­naît à tout père de famille le droit de faire empri­son­ner, ou, si l’on aime mieux, déte­nir l’en­fant qui lui a don­né des sujets de plaintes. Tant, que l’en­fant n’a pas seize ans, le père pro­cède, comme disent les magis­trats, par voie d’au­to­ri­té ; sa demande doit être accep­tée sans enquête et l’ar­rêt ne fait point connaître de motifs ; mais l’in­ter­ne­ment ne doit pas dépas­ser un mois. Quand l’en­fant a plus de seize ans, l’in­ter­ne­ment peut aller jus­qu’à six mois ; mais le père n’a­git que par voie de réqui­si­tion : le pré­sident du tri­bu­nal doit ouvrir une enquête à la suite de laquelle il lui appar­tient d’ac­cor­der ou de refu­ser l’internement…

Il nous a paru inté­res­sant de recher­cher com­ment ce droit de cor­rec­tion s’exerce aujourd’­hui par­mi nous et ce que l’exer­cice de ce droit nous révèle sur la mora­li­té des familles contemporaines…

Le direc­teur d’une grande cir­cons­crip­tion péni­ten­tiaire (celle de Lille) répond au ques­tion­naire : « Mon expé­rience m’a appris que sou­vent cette déten­tion n’est qu’une ven­geance de marâtre. »

Le direc­teur de la cir­cons­crip­tion de Nantes en dit tout autant. Presque tous les enfants qu’il s’est vu envoyer avaient un beau-père ou une belle-mère. Quand les agents qui vont cher­cher l’en­fant à domi­cile le ramènent à la pri­son, ils ont un mot qu’ils répètent d’eux-mêmes et qui résume élo­quem­ment leur opi­nion sur la famille avec laquelle ils viennent d’être en contact. « Ce n’est pas l’en­fant que nous aurions dû ame­ner ici, c’est son père et sa mère. »

Toutes les fois que je m’a­dres­sais à un homme com­pé­tent, ayant vu de près les appli­ca­tions de la loi, le témoi­gnage était iden­tique. L’un me racon­tait com­ment il avait pris sur lui de congé­dier un père de famille qui, pour n’a­voir plus à soi­gner lui-même un fils épi­lep­tique, avait, sur une allé­ga­tion quel­conque, obte­nu son inter­ne­ment. Ailleurs, on me rap­por­tait le cas d’un enfant de dix à douze ans dont le per­son­nel de la pri­son ne s’ex­pli­quait pas la puni­tion. À force de l’in­ter­ro­ger, on avait eu de lui cette réponse : « Maman ne me vou­lait plus parce que j’a­vais dit à papa que l’autre venait quand il n’é­tait pas là. » Com­ment me pré­sen­tait-on ces faits ? Comme excep­tion­nels ? Non, mais comme des exemples carac­té­ris­tiques d’un usage ou plu­tôt d’un abus bien répan­du.

Depuis quelques années, c’est dans le quar­tier cel­lu­laire de Nan­terre qu’on envoie les jeunes filles inter­nées par voie de cor­rec­tion pater­nelle. La direc­tion de la mai­son est donc bien à même de juger les familles d’où viennent les sujets. Or, elle estime qu’il n’y a pas plus de dix pour cent d’entre elles qui aient exer­cé sur leurs enfants une véri­table sur­veillance. Tels sont du moins les termes offi­ciels dont elle veut prendre la res­pon­sa­bi­li­té. Si elle se ser­vait publi­que­ment du mot d’hon­nêtes pour le réser­ver à dix de ces familles[[« Et encore, avait ajou­té fami­liè­re­ment, devant moi une sur­veillante, si on vou­lait y regar­der de plus près chez ces dix-là ! »]] et le refu­ser aux quatre-vingt-dix autres, elle crain­drait qu’on ne lui repro­chât une incor­rec­tion ou un manque d’é­gards envers des citoyens cou­verts par la loi. Mais je m’en tiens aux décla­ra­tions avouées et authentiques.

À une séance de la Socié­té des pri­sons, la véri­té se fai­sait bien jour. Les chefs de ce même per­son­nel insis­taient sur l’in­ha­bi­le­té de l’en­fance à se défendre, sur la néces­si­té de sup­pléer à sa fai­blesse, sur les jus­ti­fi­ca­tions et garan­ties à exi­ger des parents. Ils disaient : « Nous avons consta­té à Nan­terre que cer­taines familles se débar­rassent de leurs enfants afin de pou­voir faire un petit voyage d’a­gré­ment ou d’af­faires. C’est un pla­ce­ment gra­tuit, rien de plus. » Ils ajou­taient : « Nous avons consta­té aus­si que cer­tains parents, sachant qu’à Nan­terre nous fai­sions du bro­chage, avaient envoyé leurs enfants pour leur faire apprendre le métier gra­tui­te­ment. » On lisait ensuite, à titre de docu­ment, une lettre navrante où se ren­con­traient des phrases comme celles-ci : 

« Tant que je t’au­rai, ma chère sœur, et que je sui­vrai tes bons conseils, je me por­te­rai bien, car je puis dire main­te­nant que je n’ai plus que toi, car sur maman je ne peux plus comp­ter pour jamais. Ce n’é­tait pas la peine de me mettre en cor­rec­tion pour ma vilaine conduite ; car si je suis aujourd’­hui en pri­son, c’est de sa faute. C’est ses mau­vais conseils, c’est sa mau­vaise conduite, c’est enfin sa vie désor­don­née qui est cause de tout ; car crois-tu que si elle était ren­trée cou­cher tous les soirs chez elle… je me serais per­due comme je l’ai fait ? Alors quand on a une mère comme ça, on peut dire qu’on n’en a plus. Je ne me rap­pelle pas avoir enten­du une bonne parole de ma mère. Hen­ri, ce pauvre petit qui était tant ser­viable à la mai­son, elle l’a mis aux Enfants assis­tés, etc… »

Une ins­pec­trice géné­rale enten­dait cette lec­ture. Elle deman­da aus­si­tôt la parole et décla­ra : « Je pour­rais vous don­ner, moi aus­si, des lettres toutes sem­blables dont j’ai fait contrô­ler les accusations… »

Voi­ci main­te­nant, dans le Bul­le­tin de la Socié­té géné­rale des pri­sons, numé­ro de jan­vier 1895, page 6, une par­tie des décla­ra­tions du juge Bon­jean, char­gé au Tri­bu­nal de la Seine du ser­vice de la cor­rec­tion pater­nelle.

Par­mi les demandes qui sont adres­sées au pré­sident (du Tri­bu­nal), il y en a un nombre trop grand dans les­quelles la menace de la cor­rec­tion pater­nelle n’est pas autre chose, de la part des parents, que le désir de vaincre les résis­tances de leurs enfants à se livrer au vice, à la débauche ou à une exploi­ta­tion scandaleuse.….

Deux exemples sai­sis­sants mon­tre­ront com­bien il est indis­pen­sable de contrô­ler le dire des parents.

Une pre­mière fois, c’est un ama­teur d’un ordre spé­cial qui avait un vif désir de pos­sé­der une jeune fille le jour de sa pre­mière com­mu­nion. On avait fait pour cela tout le néces­saire ; la petite fille avait sui­vi le caté­chisme, avait été admise à la pre­mière com­mu­nion et, au sor­tir de la messe, elle (?) s’é­tait, livrée en robe blanche à celui qui l’attendait.

Un autre cas est celui de ce père de famille qui demande la cor­rec­tion simul­ta­né­ment contre son fils âgé de douze ans et contre sa fille âgée de treize ans. Ces enfants, qui heu­reu­se­ment ont pu être inter­ro­gés, révèlent que depuis plu­sieurs années ils étaient pol­lués par leur père ; que, l’âge arri­vant, ils avaient vou­lu se sous­traire à ces infa­mies ; et c’est ce qui moti­vait la plainte de ce sin­gu­lier père de famille.….

Plus loin, page 14, le juge Bon­jean cite d’autres faits. Il dit qu’il est éton­né de voir beau­coup de parents récla­mer l’emprisonnement de filles ayant un métier qui leur per­met de gagner leur vie. Il conti­nue ainsi :

Quant à moi, je crois sur­tout… car je suis très scep­tique sur cer­taines familles parisiennes[[Pourquoi pari­sienne ? Cette… épi­thète ne donne-t-elle pas à l’af­fir­ma­tion une res­tric­tion très arti­fi­cielle ?]], que ce qui amène la plu­part de ces filles ayant un métier jus­qu’au cabi­net du pré­sident, c’est tout sim­ple­ment le désir d’ex­ploi­ta­tion qui se mani­feste de la part des parents.

À ce pro­pos, le juge cite l’exemple d’une jeune fille de dix-huit ans que son père et sa mère fai­saient tra­vailler de 3 heures du matin à minuit, afin de vivre, eux, sans rien faire, aux dépens de leur enfant : elle se pla­ça hors de chez elle ; ils deman­dèrent son emprisonnement.

D’autres fois ce sont des parents ayant trois ou quatre filles gagnant de bonnes jour­nées : le père et la mère ne quittent pas l’é­tat d’é­brié­té, les filles étant char­gées d’a­li­men­ter cette ivro­gne­rie. Je crois donc que, dans beau­coup de cas où les enfants gagnent leur vie, le sen­ti­ment ins­pi­ra­teur des parents est le désir de s’ap­pro­prier trop abso­lu­ment leur gain.

Là-des­sus, cama­rades, réflé­chis­sez et choi­sis­sez ! Voi­là les faits qu’a­vouent les bour­geois. Pen­sez à ceux qu’ils cachent. Alors vous dési­re­rez l’a­bo­li­tion de toutes les auto­ri­tés sans excep­tion et l’é­ta­blis­se­ment d’une civi­li­sa­tion liber­taire, ou les seuls liens entre les cama­rades de tous âges et de tout sexe seront des affec­tions comme celle que la petite pri­son­nière expri­mait pour sa sœur dans la lettre que vous avez lue. 

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