La Presse Anarchiste

L’anarchie (2)

Peut-être me don­nerez-vous rai­son ? Mais encore ici plusieurs d’en­tre vous pronon­ceront le mot de « chimère ». Heureux déjà que vous y voyiez du moins une noble chimère ! mais je vais plus loin, et j’af­firme que notre idéal, notre con­cep­tion de la morale est tout à fait dans la logique de l’his­toire, amenée naturelle­ment par l’évo­lu­tion de l’humanité. 

Pour­suiv­is jadis par la ter­reur de l’in­con­nu aus­si bien que par le sen­ti­ment de leur impuis­sance dans la recherche des caus­es, les hommes avaient créé par l’in­ten­sité de leur désir une ou plusieurs divinités sec­ourables qui représen­taient à la fois leur idéal plus ou moins informe et le point d’ap­pui de tout ce monde mys­térieux vis­i­ble et invis­i­ble des choses envi­ron­nantes. Ces fan­tômes de l’imag­i­na­tion, revê­tus de la toute-puis­sance, dev­in­rent aus­si aux yeux des hommes le principe de toute jus­tice et de toute autorité : maîtres du ciel, ils eurent naturelle­ment leurs inter­prètes sur la terre, magi­ciens, con­seillers, chefs de guerre, devant lesquels on apprit à se prostern­er comme devant les représen­tants d’en haut. C’é­tait logique ; mais l’homme dure plus que ses oeu­vres, et ces dieux qu’il créa n’ont cessé de chang­er comme des ombres pro­jetées sur l’in­fi­ni. Vis­i­bles d’abord, ani­més de pas­sions humaines, vio­lents et red­outa­bles, ils reculèrent peu à peu dans un immense loin­tain ; ils finirent par devenir des abstrac­tions, des idées sub­limes, aux­quelles on ne don­nait même plus de nom, puis ils arrivèrent peu à peu à se con­fon­dre avec les lois naturelles du monde ; ils ren­trèrent dans cet univers qu’ils étaient cen­sés avoir fait jail­lir du néant, et main­tenant l’homme se retrou­ve seul sur la terre au-dessus de laque­lle il avait dressé l’im­age colos­sale de Dieu. 

Toute la con­cep­tion des choses change donc en même temps. Si Dieu s’é­vanouit, ceux qui tiraient de lui leurs titres à l’obéis­sance voient aus­si se ternir leur éclat emprun­té : eux aus­si doivent ren­tr­er gradu­elle­ment dans les rangs, s’ac­com­mod­er de leur mieux au milieu. On ne trou­verait plus aujour­d’hui de Tamer­lan qui com­mandât à ses quar­ante cour­tisans de se jeter du haut d’une tour, sûr que, dans un clin d’œil, il ver­rait des créneaux les quar­ante cadavres sanglants et brisés. La lib­erté de penser a fait de tous les hommes des anar­chistes sans le savoir. Qui ne se réserve main­tenant un petit coin de cerveau pour réfléchir et pour penser ? Or c’est là pré­cisé­ment le crime des crimes, le péché par excel­lence sym­bol­isé par le fruit de l’ar­bre qui révéla aux hommes la con­nais­sance du bien et du mal. De là la haine de la sci­ence que pro­fes­sa tou­jours l’Église. De là cette fureur que Napoléon, un Tamer­lan mod­erne, eut tou­jours pour les « idéologues ». 

Mais les idéo­logues sont venus. Ils ont souf­flé sur les illu­sions d’autre­fois comme sur une buée, recom­mençant à nou­veau tout le tra­vail sci­en­tifique par l’ob­ser­va­tion et l’ex­péri­ence. Un d’eux même, nihiliste avant nos âges, anar­chiste s’il en fut, du moins en paroles, débu­ta par faire « table rase » de tout ce qu’il avait appris. Il n’est main­tenant guère de savant, guère de lit­téra­teur, qui ne pro­fesse d’être lui-même son pro­pre maître et mod­èle, le penseur orig­i­nal de sa pen­sée, le moral­iste de sa morale. « Si tu veux sur­gir, sur­gis de toi-même ! » dis­ait Gœthe. Et les artistes ne cherchent-ils pas à ren­dre la nature telle qu’ils la voient, telle qu’ils la sen­tent et la com­pren­nent ? C’est là d’or­di­naire, il est vrai, ce qu’on pour­rait appel­er une « anar­chie aris­to­cra­tique », ne revendi­quant la lib­erté que pour le peu­ple choisi des Musagètes, que pour les gravis­seurs du Par­nasse. Cha­cun d’eux veut penser libre­ment, chercher à son gré son idéal dans l’in­fi­ni, mais tout en dis­ant « qu’il faut une reli­gion pour le peu­ple ! » Il veut vivre en homme indépen­dant, mais « l’obéis­sance est faite pour les femmes », veut créer des œuvres orig­i­nales, mais « la foule d’en bas » doit rester asservie comme une machine à l’ig­no­ble fonc­tion­nement de la divi­sion du tra­vail ! Toute­fois ces aris­to­crates du goût et de la pen­sée n’ont plus la force de fer­mer la grande écluse par laque­lle se déverse le flot. Si la sci­ence, la lit­téra­ture et l’art sont devenus anar­chistes, si tout pro­grès, toute nou­velle forme de la beauté sont dus à l’é­panouisse­ment de la pen­sée libre, cette pen­sée tra­vaille aus­si dans les pro­fondeurs de la société et main­tenant il n’est plus pos­si­ble de la con­tenir. Il est trop tard pour arrêter le déluge. 

La diminu­tion du respect n’est-elle pas le phénomène par excel­lence de la société con­tem­po­raine ? J’ai vu jadis en Angleterre des foules se ruer par mil­liers pour con­tem­pler l’équipage vide d’un grand seigneur. Je ne le ver­rai plus main­tenant. En Inde, les parias s’ar­rê­taient dévote­ment aux cent quinze pas régle­men­taires qui les séparaient de l’orgueilleux brah­mane : depuis que l’on se presse dans les gares, il n’y a plus entre eux que la paroi de clô­ture d’une salle d’at­tente. Les exem­ples de bassesse, de rep­ta­tion vile ne man­quent pas dans le monde, mais pour­tant il y a pro­grès dans le sens de l’é­gal­ité. Avant de témoign­er son respect, on se demande quelque­fois si l’homme ou l’in­sti­tu­tion sont vrai­ment respecta­bles. On étudie la valeur des indi­vidus, l’im­por­tance des œuvres. La foi dans la grandeur a dis­paru ; or là où la foi n’ex­iste plus, les insti­tu­tions dis­parais­sent à leur tour. La sup­pres­sion de l’É­tat est naturelle­ment impliquée dans l’ex­tinc­tion du respect. 

L’œu­vre de cri­tique fron­deuse à laque­lle est soumis l’É­tat s’ex­erce égale­ment con­tre toutes les insti­tu­tions sociales. Le peu­ple ne croit plus, il ne croit absol­u­ment plus à l’o­rig­ine sainte de la pro­priété privée, pro­duite, nous dis­aient les écon­o­mistes, — ils n’osent plus le dire main­tenant, — par le tra­vail per­son­nel des pro­prié­taires ; il n’ig­nore point que le labeur indi­vidu­el ne crée jamais des mil­lions ajoutés à des mil­lions, et que cet enrichisse­ment mon­strueux est tou­jours la con­séquence d’un faux état social, attribuant à l’un le pro­duit du tra­vail de mil­liers d’autres ; il respectera tou­jours le pain que le tra­vailleur a dure­ment gag­né, la cabane qu’il a bâtie de ses mains, le jardin qu’il a plan­té, mais il per­dra cer­taine­ment le respect pour toutes les pro­priétés fic­tives que représen­tent les papiers de toute espèce con­tenus dans les ban­ques. Le jour vien­dra, je n’en doute point, où il repren­dra tran­quille­ment pos­ses­sion de tous les pro­duits du labeur com­mun, mines et domaines, usines et châteaux, chemins de fer, navires et car­gaisons. Quand la mul­ti­tude, cette mul­ti­tude « vile » par son igno­rance et la lâcheté qui en était la con­séquence fatale, aura cessé de mérit­er le qual­i­fi­catif dont on l’in­sul­ta, quand elle saura en toute cer­ti­tude que l’ac­ca­pare­ment de cet immense avoir repose unique­ment sur une fic­tion chi­rographique, sur la foi en des paperass­es bleues, l’é­tat social actuel sera bien men­acé ! En présence de ces évo­lu­tions pro­fondes, irré­sistibles, qui se font dans toutes les cervelles humaines, com­bi­en niais­es, com­bi­en dépourvues de sens paraîtront à nos descen­dants ces clameurs forcenées qu’on lance con­tre les nova­teurs ! Qu’im­por­tent les mots orduri­ers déver­sés par une presse oblig­ée de pay­er ses sub­sides en bonne prose, ou même les insultes hon­nête­ment proférées con­tre nous par ces mêmes dévotes « saintes mais sim­ples » qui por­taient du bois au bûch­er de Jean Huss ! Le mou­ve­ment qui nous emporte n’est pas le fait de sim­ples éner­gumènes ou de pau­vres rêveurs, il est celui de la société même dans son ensem­ble. Il est néces­sité par la marche de la pen­sée, dev­enue main­tenant fatale, inéluctable, comme le roule­ment de la terre et des cieux. 

Pour­tant un doute pour­rait sub­sis­ter dans les esprits si l’a­n­ar­chie n’avait jamais été qu’un idéal, qu’un exer­ci­ce intel­lectuel, un élé­ment de dialec­tique, si jamais elle n’avait eu de réal­i­sa­tion con­crète, si jamais un organ­isme spon­tané n’avait sur­gi, met­tant en action les forces libres de cama­rades qui tra­vail­lent en com­mun, sans maître pour les com­man­der. Mais ce doute peut être facile­ment écarté. Oui, des organ­ismes lib­er­taires ont existé de tout temps ; oui, il s’en forme inces­sam­ment de nou­veaux, et chaque année plus nom­breux, suiv­ant les pro­grès de l’ini­tia­tive indi­vidu­elle. Je pour­rais citer en pre­mier lieu divers­es peu­plades, dites sauvages, qui même de nos jours vivent en par­faite har­monie sociale sans avoir besoin de chefs, ni de lois, ni d’en­c­los, ni de force publique ; mais, je n’in­siste pas sur ces exem­ples, qui ont pour­tant leur impor­tance : je craindrais qu’on ne m’ob­jec­tât le peu de com­plex­ité de ces sociétés prim­i­tives, com­parées à notre monde mod­erne, organ­isme immense où s’en­tremê­lent tant d’autres organ­ismes avec une com­pli­ca­tion infinie. Lais­sons donc de côté ces tribus prim­i­tives pour nous occu­per seule­ment des nations déjà con­sti­tuées, ayant tout un appareil poli­tique et social. 

Je ne pour­rai vous en mon­tr­er aucune dans le cours de l’his­toire qui, je l’avoue, se soit con­sti­tuée en société pure­ment anar­chique, car toutes se trou­vaient alors dans leur péri­ode de lutte entre des élé­ments divers non encore asso­ciés ; mais ce qu’il sera facile de con­stater, c’est que cha­cune de ces sociétés par­tielles, non encore fon­dues en un ensem­ble har­monique, fut d’au­tant plus prospère, d’au­tant plus créa­trice, qu’elle était plus libre, que la valeur per­son­nelle de l’in­di­vidu y était le mieux recon­nue. Depuis les âges préhis­toriques où nos sociétés naquirent aux arts, aux sci­ences, à l’in­dus­trie, sans que des annales écrites aient pu nous en apporter la mémoire, toutes les grandes péri­odes de la vie des nations ont été celles où les hommes, agités par les révo­lu­tions, eurent le moins à souf­frir de la longue et pesante étreinte d’un gou­verne­ment réguli­er. Les deux grandes péri­odes de l’hu­man­ité par le mou­ve­ment des décou­vertes, par l’ef­flo­res­cence de la pen­sée, par la beauté de l’art furent des épo­ques trou­blées, des âges de « périlleuse lib­erté ». L’or­dre rég­nait dans l’im­mense empire des Mèdes et des Pers­es, mais rien de grand n’en sor­tit, tan­dis que la Grèce répub­li­caine, sans cesse agitée, ébran­lée par de con­tin­uelles sec­ouss­es, a fait naître les ini­ti­a­teurs de tout ce que nous avons de haut et de noble dans la civil­i­sa­tion mod­erne : il nous est impos­si­ble de penser, d’éla­bor­er une oeu­vre quel­conque sans que notre esprit ne se reporte aus­sitôt vers ces Hel­lènes libres qui furent nos devanciers et qui sont encore nos mod­èles. Deux mille années plus tard, après des tyran­nies, après des temps som­bres d’op­pres­sion qui ne sem­blaient devoir jamais finir, l’I­tal­ie, les Flan­dres, l’Alle­magne, toute l’Eu­rope des com­mu­niers s’es­saya de nou­veau à repren­dre haleine ; des révo­lu­tions innom­brables sec­ouèrent le monde : Fer­rari ne comp­ta pas moins de sept mille sec­ouss­es locales pour la seule Ital­ie ; mais aus­si le feu de la pen­sée libre se mit à flam­ber et l’hu­man­ité à refleurir : avec les Raphaël, les Vin­ci, les Michel-Ange, elle se sen­tit jeune pour la deux­ième fois. Puis vient le grand siè­cle de l’En­cy­clopédie avec les révo­lu­tions mon­di­ales qui s’en­suivirent et la procla­ma­tion des Droits de l’Homme. Or, essayez, si vous le pou­vez, d’énumér­er tous les pro­grès qui se sont accom­plis depuis cette grande sec­ousse de l’hu­man­ité. On peut vrai­ment se deman­der si pen­dant ce dernier siè­cle ne s’est pas con­cen­trée plus de la moitié de l’his­toire. Le nom­bre des hommes s’est accru de plus d’un demi-mil­liard : le com­merce a plus que décu­plé, l’in­dus­trie s’est comme trans­fig­urée, et l’art de mod­i­fi­er les pro­duits naturels s’est mer­veilleuse­ment enrichi ; des sci­ences nou­velles ont fait leur appari­tion, et, quoi qu’on en dise, une troisième péri­ode de l’art a com­mencé ; le social­isme con­scient et mon­di­al est né dans son ampleur. Au moins se sent-on vivre dans le siè­cle des grands prob­lèmes et des grandes luttes. Rem­placez par la pen­sée les cent années issues de la philoso­phie du dix-huitième siè­cle, rem­placez-les par une péri­ode sans his­toire où 300 mil­lions de paci­fiques Chi­nois eussent vécu sous la tutelle d’un « Père du Peu­ple », d’un tri­bunal des rites et de man­darins tous dûment diplômés. Loin de vivre comme nous l’avons fait, nous nous seri­ons gradu­elle­ment rap­prochés de l’in­er­tie et de la mort. Si Galilée, encore tenu dans les pris­ons de l’In­qui­si­tion, ne put que mur­mur­er sour­de­ment : « Pour­tant elle se meut ! » nous pou­vons main­tenant, grâce aux révo­lu­tions, grâce aux vio­lences de la pen­sée libre, nous pou­vons le crier sur les toits, ou les places publiques : « Le monde se meut et il con­tin­uera de se mouvoir ! »

(À suiv­re)

Élisée Reclus


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