La Presse Anarchiste

Le « boire » et le « rire »

hanryner.jpg Le Boire et le Rire ― la science et la liber­té ― sont les deux grandes aspi­ra­tions humaines. On ne consent pas, même par hypo­thèse, à sacri­fier l’une à l’autre. Je suis obli­gé à un effort pour sen­tir que le rire n’est pas indis­pen­sable. Ah ! Le trem­ble­ment et la méfiance de soi avec les­quels on se pro­met qu’au choc de la néces­si­té on sau­rait éprou­ver un inébran­lable héroïsme… Je les éprouve quand j’af­firme que, pri­vé du boire, je res­te­rais un homme, et un homme heu­reux. Beau­coup sont effrayés jus­qu’à l’ir­ri­ta­tion par la seule pen­sée du choix. S’exal­tant, ils le déclarent impos­sible et voi­ci que d’un nœud indis­so­luble, ils pré­tendent lier les deux joies supé­rieurs. Avec la fré­mis­sante sin­cé­ri­té de la peur, ils affirment, les uns, que boire est la seule façon d’ar­ri­ver à rire, les autres, que le grand prix du rire, c’est qu’il conduit à boire. Depuis qu’il y a une phi­lo­so­phie, com­bien ont vou­lu tirer leur règle de vie de la science ou de la méta­phy­sique. Mais, depuis Kant, com­bien s’ef­forcent de bâtir le palais de la connais­sance sur les bases de la rai­son pratique.

Avec un sou­rire sans malice, je loue ceux-ci comme ceux-là. Leurs ten­ta­tives mul­ti­pliées rem­plissent tout l’ho­ri­zon phi­lo­so­phique de grands bruits d’é­crou­le­ment. Mais ils s’en­cou­ragent à recom­men­cer en chan­tant un concept méta­phy­sique qui a le genre de véri­té que je demande aux concepts de cet ordre : la beau­té émou­vante d’un bai­ser entre le sujet et l’ob­jet. De l’homme à l’u­ni­vers, ils jettent sur l’in­son­dable abîme, un pont de lumière qui tremble. Son fré­mis­se­ment me trompe-t-il quand il affirme entre moi et l’en­semble des choses un lien puis­sant et magni­fique ? Il pro­clame aus­si, le noble chant de la clar­té, entre l’u­ni­vers et n’im­porte quel de ses élé­ments, des rap­ports d’a­mour et l’at­ti­rance d’un joyeux ver­tige. « Ce qui est en haut est comme ce qui est en bas ; ce qui est en bas est comme ce qui est en haut ». Ah ! La vaste syn­thèse, et poé­tique à mer­veille. Mais on ne sau­rait la déter­mi­ner d’une façon posi­tive et c’est par un amou­reux men­songe que j’af­firme quoi que ce soit sur le détail de ces rap­ports et sur leur mode. L’un des deux termes, ― l’u­ni­vers objec­tif ― se dis­sipe, ombre vaine, sous l’ef­fort de mes bras ; ou peut-être mes bras sont faits d’une brume qui ne sai­si­ra point la soli­di­té exté­rieure. Tout ce que je sais, c’est que du dehors, je ne sais rien. Mon esprit ne sort pas de mon esprit et les choses n’entrent pas en lui. Je ne connaî­trai jamais que l’u­ni­vers sub­jec­tif, moi-même. Toute com­pa­rai­son entre le macro­cosme et le micro­cosme appar­tient à la méta­phy­sique et, si elle a un mérite, ce mérite est d’ordre poé­tique. En dehors du domaine de la connais­sance posi­tive, alchi­mie, astro­lo­gie, morale, sont des cha­pitres de la méta­phy­sique. Rêves flot­tants ou lour­deurs rui­neuses. Joies et ivresses de l’in­tel­li­gence qu’il faut aimer pour elles-mêmes, sur quoi il ne faut rien appuyer et qu’il ne faut point mêler aux recherches vitales. Le mora­liste qui les prend au sérieux fait l’al­chi­mie du bon­heur. Le bon­heur, je ne veux pas en rêver seule­ment, je veux boire son puis­sant élixir ; il faut que j’en fasse la chimie.

Entre les phé­no­mènes chi­miques et le phé­no­mène uni­ver­sel ou l’u­ni­ver­selle sub­stance, je ne puis sup­po­ser des rap­ports moins étroits qu’entre les gestes humains et le même uni­vers. Les sciences posi­tives ont erré tant qu’elles ont vou­lu, d’une ambi­tion trop vaste, expri­mer le lien mer­veilleux : elles ont com­men­cé à se consti­tuer le jour où elles ont renon­cé à de telles pré­ten­tions. Leur exemple m’ins­truit. Je me détourne de l’al­chi­mie du bon­heur, de celle qu’on nomme morale, vers l’humble chi­mie que quelques anciens appe­lèrent sagesse.

Cher­cher dans la méta­phy­sique la règle de sa vie, c’est deman­der au mirage l’eau dont on a soif. C’est mode­ler la vie sur le rêve et trans­for­mer la conduite humaine en je ne sis quel hagard som­nam­bu­lisme. C’est vou­loir ordon­ner et maçon­ner les pierres de l’a­bri indis­pen­sable sur le vague flot­te­ment du nuage.

L’er­reur de Kant n’est pas moindre. Quelle folie de pauvre au déses­poir que d’al­ler affir­mer ses dési­rs et ses aspi­ra­tions comme des réa­li­tés. Et quel appau­vris­se­ment du rêve quand nous avons pro­je­té notre ombre sur le mys­tère et que nous n’y voyons plus autre chose ; quand nous avons trans­for­mé l’in­fi­ni en un homme infi­ni. Peut-être trou­ve­rai-je en moi quelque roc inébran­lé. Je m’in­ter­di­rai de construire au des­sus avec des blocs de nuage et de poé­sie ; ou du moins, si par­fois je me réjouis à ce jeu, je n’af­fir­me­rai jamais que la mai­son rêvée par­ti­cipe de la soli­di­té du rocher.

Boire, oui, toutes les fois que nous le pou­vons. C’est le grand luxe humain.

Mais rire et mépri­ser les for­tuits, tou­jours. C’est la grande néces­si­té humaine. C’est la marque même de l’homme. Ce n’est pas au boire et à ses chances incer­taines que nous deman­de­rons l’in­dis­pen­sable rire.

Han Ryner (le sub­jec­ti­visme)

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