VII.Utilisation des faits.
Il s’agit précisément de tirer quelques leçons des faits que nous avons rapidement examinés. Première constatation sur les tradition :
- Une tradition est d’autant plus forte qu’elle est seule et exempte de contradiction ;
- Une tradition est d’autant plus avantageuse qu’elle concorde avec les nécessités instinctives et biologiques de l’individu ;
- Les plus fortes traditions ont été bouleversées par l’esprit d’imitation ;
- La tradition est d’autant plus durable qu’elle conserve l’acquis objectif du passé et s’assimile les conquêtes et les découvertes de l’esprit humain.
Ces quatre observations sont autant d’axiomes qui nous mènent aux développements suivants :
1. Nécessité de simplifier, d’unifier les traditions, d’en éliminer les contradictions qui déroutent la logique et la droiture de l’esprit.
On ne peut soumettre les humains à des traditions qui se déchirent, se détruisent, s’opposent en des efforts perdus pour l’amélioration de leur sort et ruinent en même temps l’unité de coordination. D’où la nécessité d’exclure de la tradition tout ce qui n’est pas démontrable objectivement, tout ce qui est mysticisme, superstition, crédulité, mensonge, affirmation gratuite, morale agressive et conquérante.
On objectera qu’une tradition unique risque fort de devenir tyrannique et qu’il est plus souhaitable d’en avoir cent qu’une seule. À notre époque, oui, car les traditions nuisibles sont contrebalancées par les bonnes, et c’est grâce à cette diversité que la pensée peut encore s’exprimer plus ou moins librement. Mais il ne faut pas confondre liberté de penser et d’agir à sa guise avec existence simultanée de traditions libertaires et liberticides. N’oublions pas que le fait pour le peuple de reconnaître à l’individu le droit de s’appartenir indique déjà une forte […] morale, et il s’agit de savoir s’il vaut mieux une seule tradition fraternelle sur la terre, ou s’il est préférable de voir s’éterniser les conflits qui déchirent les humains entre eux. Vaut-il mieux un désir unanime de paix, d’entr’aide et de liberté, ou préférons-nous assaisonner ce désir de mille fureurs fanatiques mettant les continents à feu et à sang ?
On a quelquefois comparé la société avec le corps humain ou des milliards de cellules, très différentes entre elles, vivent pourtant en parfaite harmonie. Or, cet exemple confirme cette nécessité d’unité, car toutes ces cellules sont issues d’une seule qui leur donne sa formule chimique, ses rythmes, son système d’équilibre. Et la mort est peut-être due à la fin de cette unité, de cet équilibre.
Ce qui a fait le succès des religions théologiques ou laïques, ce qui les a fait durer, c’est précisément le besoin de coordination des humains, la nécessité d’unification pour grouper les efforts et les volontés disparates des individus. Avec tous leurs crimes et malgré leur incapacité à créer la fraternité, ces moyens se sont maintenus jusqu’à nos jours parce qu’ils représentaient une des formes possibles d’unification, et non pas seulement une évasion vers l’éternité. D’autres rêves, d’autres mystiques, d’autres illusions auraient tout aussi bien satisfait le besoin d’absolu des humains, en admettant qu’il soit prouvé que l’absence totale de tradition mystique et une éducation objective ne déracinent pas complètement cette soif de survie et d’éternité.
2. Recherche des conditions biologiques avantageuses. Nous savons que l’homme s’est soumis à toutes les bizarreries sociales, mais nous savons également qu’elles n’étaient pas toutes avantageuses pour lui. On peut même dire que les nécessités qui le torturèrent le plus furent rarement satisfaites par les traditions enfantines qui le guidaient vers des fantômes de bonheur. Ni la sécurité, ni l’abondance pour tous les peuples n’ont été réalisées jusqu’ici.
Il doit être aisé de trouver, au siècle de la surproduction, les conditions matérielles pour la réalisation de l’abondance et de la sécurité pour tous
3. Passons à l’imitation. Nous avons vu que la tradition a d’autant plus de force qu’elle ne se détruit pas elle-même pas ses contradictions. Or, toutes celles que nous avons rapidement envisagées ici nous démontrent qu’elles n’échappent point à cette destruction. Présentement, c’est un véritable chaos : on chante la beauté du travail, on le loue de mille façons et on exploite en même temps le travailleur ; on lui dispute l’air, l’espace, la nourriture, sa sécurité, le repos des vieux jours. On vante l’honnêteté, la probité et seuls sont honorés, considérés, ceux à qui la ruse, l’absence de sens moral, l’hypocrite crapulerie, permettent de triompher des honnêtes gens et de s’enrichir de l’effort des autres. On célèbre la vertu, l’amour du beau, du bien et du vrai et on voit un monde qui ment, dupe, trompe, vole trahit, dissimule sa pensée, se rue à l’assaut des privilèges, des avantages, des bénéfices, des richesses qui s’édifient au détriment des malchanceux, des guignards, des éternels sacrifiés.
On exige le respect de la parole donnée et les États renient leur signature, ruinent le préteur confiant, désorganisent le paix qu’ils ont promise, créent la confusion et le désordre dans une administration organisée précisément pour supprimer le désordre et la confusion. On monte en épingle l’unité et tous les partis cherchent à s’écraser mutuellement : paysans contre citadins, producteurs contre consommateurs, ouvriers contre bourgeois tandis que libéraux, démocrates à toutes les sauces, radicaux, républicains, socialistes confus et communistes sinueux, dansent dans l’ombre la danse du scalp et attendant les règlements de compte au grand jour. Un chef nazi tonitrue son grand amour pour son peuple, son immense désir et sa volonté inébranlable de lui assurer une inégalable félicité dans une paix millénaire et il le lance tout entier, hommes, femmes, enfants et vieillards, dans un enfer de feu et d’acier où le meilleur de sa race s’effondre et disparaît.
Des nations clamant la liberté, la civilisation, le progrès, l’humanité et elles oppriment, torturent, massacrent de pauvres peuplades inoffensives qui n’ont que le tort de ne pas avoir le moyen d’écraser leurs bourreaux. Ces nations, appuyées par une Bible remplie d’atrocités, ou sur un long passé de piraterie, veulent moraliser et organiser le monde et aucune d’elles n’a pu donner, pendant seulement un siècle, l’exemple de la sagesse, de l’équité entre tous ses citoyens et ses voisins.
Des pays surpeuplés, à l’étroit sur leur territoire, réclament de l’espace vital, tout en poussant frénétiquement leurs citoyens à la surpopulation. Signe évident d’imbécillité et de désirs criminels de conquêtes guerrières.
Quant au libéralisme et à la libre concurrence, nous ne connaissons guère que l’accaparement des matières premières et des produits indispensables, les trusts, les monopoles, les barrières douanières, les subventions, les boycottages, les marchés internationaux, les traités secrets, les tripotages de toutes sortes assurant le triomphe du fort et l’écrasement du faible.
Inutile de s’étendre longuement sur les contradictions des religions prêchant l’amour du prochain et l’oubli des offenses tout en bénissant les armées et laissant les fidèles se trucider mutuellement au nom du divin, sans même essayer de lancer la grande, l’unique parole vainement attendue : « Tu ne tueras point ».
Enfin, suprême contradiction, on rend les peuples responsables des gouvernements qui les mènent et les gouvernements s’organisent de telle sorte qu’aucun peuple ne peut s’opposer à son propre gouvernement, et, que les résistants sont immédiatement supprimés. « Désobéissez », crient aux pilotes étrangers les nationaux qui emprisonnent férocement chez eux les désobéissants. L’amour de la patrie et de la nation est une vertu chez nous et une tare chez le voisin, vocifèrent les patriotards de tous les pays.
Comment veut-on que ces principes imités par les individus, les groupes, les nations, créent une entente quelconque, une harmonie durable ? Le monde est comme une grande maison de fous où chacun, sans s’occuper du voisin, exécute gravement une drôlerie plus ou moins dramatique. Et le plus malheureux c’est que ces fous se copient les uns les autres.
Le grand principe de l’imitation devrait inspirer tous les réformateurs sociaux. Faire ou ne pas faire à autrui ce que l’on veut ou ne veut pus qu’il vous fisse. Proposer, édicter. créer, réaliser des formes de vies sociales qui ne soient pas des exemples funestes, par leur imitation, mais concourent à enrichir l’humanité, telle doit être la base de la tradition future des humains.
4. Je crois inutile d’insister sur l’utilité de conserver tout l’acquis du passé, tout en évoluant vers l’avenir. Cela ne se réalisera que par une tradition orientée vers l’individualisme, élevant les enfants pour eux-mêmes et non pour le groupe, pour la cité, pour dieu ou pour l’humanité. En enseignant que chacun n’a de droit que sur soi-même et ne peut disposer des autres, pas plus de leurs efforts que de leurs personnes, la tradition créera le respect de la vie, ce qui vaudra mieux que tous les armements, tous les traités, toutes les garanties pour assurer la paix. Et cette souplesse dans l’articulation sociale lui assurera une éternelle jeunesse pour un maximum de réalisation, tandis que les traditions basées sur des croyances rigides extérieurs à l’individu ne peuvent que s’opposer à son évolution continue.
La deuxième grande constatation est la suivante : Le développement des relations intercontinentales ont éliminé l’ignorance des causes de misère, des migrations, des invasions, des guerres qui surprenaient si fort les anciennes civilisations. Si les anciens ne pouvaient prévenir et éviter les guerres pour les raisons que nous avons examinées, on ne peut affirmer pareille chose actuellement.
La guerre dont nous sortons était évitable. Si la fédération européenne avait existé, les barrières douanières supprimées, la circulation des matières et des produits assurée, l’unité de l’effort étalonnée sur l’heure de travail, au lieu de l’être sur une fausse monnaie si l’entente internationale s’était établie sur l’équilibre à réaliser entre les populations et les subsistances sur une base néomalthusienne évitant la surpopulation ; si, au siècle du machinisme à outrance et de la surproductiun. on avait établi l’abondance en toutes choses, les horreurs de cette honteuse boucherie nous auraient été épargnées.
Va-t-on affirmer que cela est impossible à réaliser, qu’une action commune ne pourra s’effectuer pour propager ces quelques idées simples et avantageuses pour tous ?
Enfin, troisième et dernière constatation : l’unité semble se dessiner par le triomphe de la technique supprimant les cloisonnements, les frontières, les routines, les préjugés ; créant l’abondance et l’administration impersonnelle des biens et des choses matérielles. Le chef tabou tend à disparaître ; les privilèges, comme les droits héréditaires et sacrés, se fondront dans une organisation pratique et accessible à tous par la simplicité de son fonctionnement et l’éducation rationnelle de tous les citoyens. Ainsi disparaîtront ces élites rusées. insolentes et criminelles qui au cours de dix mille ans d’histoire, se sont efforcées — en changeant de masque, de programmes et d’étendards — de duper et d’exploiter les travailleurs. La mystique capitaliste, le honteux marchandage de l’offre et de la demande, disparaîtront devant la mesure de l’effort, devant l’unité d’échange du travail établi sur le temps, seul capital véritable du producteur, seule mesure équitable du travail. La théorie de l’abondance rendra dérisoires les échelles de salaires et l’heure du terrassiers vaudra une heure d’ingénieur, ou de directeur d’usine, ou de savant, car la machine équilibrera les chances et égalisera les efforts pour les productions collectives.
Notre société faussement spiritualiste a fait faillite, n’a pu empêcher la misère, la guerre et ses cruautés. Un autre ordre moins prétentieux, moins brailleur d’idéalisme, mais plus pratique, plus rationnel, plus terre à terre, assurera le bien-être aux humains.
Quant au stimulant nécessaire pour engager les futurs citoyens sur le chemin de la vertu, il faudra le trouver non pas dans des récompenses matérielles et sordides, figurées jusqu’à présent par de l’or, des châteaux, des meubles de prix, des parcs immenses, un luxe asiatique et un train de vie pharaonique, mais beaucoup plus spirituellement dans l’élévation, la distinction. L’admiration, les avantages moraux et intellectuels qu’une société vraiment morale devrait accorder à ceux que la nature a favorisés de ses dons exceptionnels. Cela serait beaucoup plus moral et plus hiérarchique encore que ne le désirent les amateurs de l’ordre naturel, car, s’il est facile à un parvenu de singer avec son or les grands qu’il envie, il lui sera interdit pour toujours d’égaler un Socrate. un Aristote, un Rembrand ou un Diderot.
La seule hiérarchie acceptable est celle de l’intelligence et du coeur. Seule la basse mentalité des jouisseurs a pu mettre au sommet de la pyramide sociale les plus méprisables des meneurs d’hommes. Nous récoltons les fruits de cette belle sagesse.
(La fin au prochain fascicule),
Ixigrec