La Presse Anarchiste

Le labyrinthe Irlandais

En 1969 – 70 l’Ir­lande du Nord s’est divi­sée en une mino­ri­té « catho­lique » (répu­bli­caine) oppri­mée, sans aucun droit civil, et une majo­ri­té « pro­tes­tante » (loya­liste) qui contrô­lait vrai­ment tous les aspects de la vie quo­ti­dienne et se consi­dé­rait comme par­tie inté­grante de la Grande-Bretagne.

À cette époque un mou­ve­ment pour les droits civils s’est déve­lop­pé, pour obte­nir des petites réformes sur le plan des loge­ments, des pos­si­bi­li­tés d’emplois et des élec­tions. Les mee­tings et les marches se mul­ti­plièrent à un tel point que les bandes de loya­listes et la police para-mili­taire (B. Spe­cials) com­men­cèrent à les atta­quer sys­té­ma­ti­que­ment. De ce fait, la mino­ri­té répu­bli­caine était constam­ment atta­quée. Se bat­tant comme ils pou­vaient mais sans aucun fusil pour se défendre, les catho­liques se tour­nèrent vers l’I­RA pour se protéger.

Mais à ce moment-là l’I­RA était presque inexis­tante en tant qu’or­ga­ni­sa­tion. Ce n’é­tait que les restes de la vieille orga­ni­sa­tion répu­bli­caine-natio­na­liste qui n’a­vait tou­jours pas ache­vé sa vic­toire en 60 ans, bien que sa cam­pagne mili­taire contre les bri­tan­niques ait pro­vo­qué le par­tage de l’Ir­lande et l’é­ta­blis­se­ment du Gou­ver­ne­ment Répu­bli­cain dans le Sud. Les « cam­pagnes de fron­tières » des années 50 l’a­vaient affai­blie, elle avait per­du tout appui, le nombre de ses adhé­rents avait dimi­nué et elle était presque entiè­re­ment domi­née par les mar­xistes de style sta­li­nien. La domi­na­tion com­mu­niste avait ache­vé la rup­ture avec l’an­cienne poli­tique acti­viste-mili­taire. Donc quand la mino­ri­té catho­lique du Nord se tour­na vers l’I­RA, celle-ci n’é­tait ni dis­po­sée ni capable de répon­dra à cet appel. Ce refus de venir en aide à la com­mu­nau­té atta­quée ren­for­ça la frus­tra­tion res­sen­tie par les natio­na­listes ortho­doxes ayant à sup­por­ter une direc­tion « mar­xiste » et enflam­ma les jeunes (acti­vistes) membres qui vou­laient un retour aux acti­vi­tés mili­taires Cette dis­sen­sion interne qui était aigui­sée par la situa­tion déses­pé­rée des ghet­tos catho­liques entraî­na la scis­sion de l’or­ga­ni­sa­tion : « IRA offi­cielle » (le groupe domi­né par les com­mu­nistes, oppo­sé à l’ac­ti­visme) et l’« IRA pro­vi­soire » (com­po­sée d’ul­tra-natio­na­listes et des jeunes élé­ments qui vou­laient mul­ti­plier les actions « militaires »).

Pen­dant toute la période de troubles et de com­bats de rues dans les villes du Nord le Gou­ver­ne­ment Répu­bli­cain du Sud joua le rôle hypo­crite de « l’a­vo­cat du diable ». Bien que le gou­ver­ne­ment bri­tan­nique contrô­lait la poli­tique du Nord la plu­part des capi­taux bri­tan­niques étaient inves­tis (et le sont tou­jours) dans la Répu­blique du Sud.

La situa­tion s’ag­gra­va quand les troupes bri­tan­niques furent envoyées en Irlande du Nord pour « rame­ner la paix ». Bien qu’au début les catho­liques leur firent bon accueil, il appa­rut très vite que rien n’é­tait chan­gé. La pré­sence des troupes étran­gères était exac­te­ment l’ex­cuse dont avaient besoin ceux qui allaient for­mer l’I­RA pro­vi­soire pour jus­ti­fier leur exis­tence en tant qu’or­ga­ni­sa­tion indé­pen­dante. Para­doxa­le­ment la force de l’I­RA-pro­vi­soire découle direc­te­ment de la pré­sence conti­nue des troupes étran­gères d’oc­cu­pa­tion. C’est main­te­nant la seule jus­ti­fi­ca­tion des Pro­vi­soires pour la posi­tion qu’ils ont dans le Nord.

L’IRA Provisoire :

Aucun groupe n’a été aus­si mal repré­sen­té en Europe que les Pro­vi­soires. Beau­coup de cama­rades hors d’Ir­lande les croient « révo­lu­tion­naires ». Rien n’est plus faux ! Quand les Pro­vi­soires acce­ptèrent de défendre la Com­mu­nau­té contre les loya­listes ils le firent à une condi­tion : si vous vou­lez notre pro­tec­tion vous ferez ce que nous dirons ! Dans ce sens les Pro­vi­soires ne s’ins­pirent pas de la tra­di­tion révo­lu­tion­naire mais de celle des gang­sters de Chi­ca­go ! Le but à long terme des lea­ders Pro­vi­soires est de s’emparer du contrôle de l’É­tat et de s’ins­tal­ler eux-mêmes au gou­ver­ne­ment. Le com­bat pour les pro­vi­soires n’est pas un com­bat révo­lu­tion­naire pour chan­ger la nature de la socié­té mais une guerre natio­na­liste ayant pour unique but de contrô­ler le Nord. En termes idéo­lo­giques l’I­RA pro­vi­soire est ultra-nationaliste.

À cause de leur rétho­rique révo­lu­tion­naire « anti-impé­ria­liste » beau­coup de gens ont rejoint les Pro­vi­soires en dehors d’un authen­tique désir de com­battre pour un chan­ge­ment social dans une optique révo­lu­tion­naire c’est sim­ple­ment parce que les pro­vi­soires sont les mieux équi­pés et les plus actifs des groupes irlan­dais. Cer­tains se disent « auto­nomes » et croient qu’il est pos­sible de mener un com­bat révo­lu­tion­naire de l’in­té­rieur de l’or­ga­ni­sa­tion. Ils se trompent eux-mêmes car pour le moment leurs chefs leur per­mettent de pen­ser qu’ils suivent la tra­di­tion de Che Gue­va­ra et Ulrike Mein­hof, mais quand fina­le­ment l’ar­mée bri­tan­nique se reti­re­ra ils seront obli­gés de ren­trer dans le rang et d’ac­cep­ter les ordres de leurs chefs.

La nature des Pro­vi­soires est plus claire si l’on regarde leur récente cam­pagne en Angle­terre. La carac­té­ris­tique essen­tielle des guerres natio­nales est que la vio­lence n’est pas dis­cri­mi­na­toire. Alors que les révo­lu­tion­naires choi­sissent comme cibles la classe diri­geante, sa machine répres­sive (police, armée, etc) et ses ins­ti­tu­tions, les gou­ver­ne­ments pré­fèrent tuer les civils de la classe ouvrière. Presque toutes les cibles choi­sies par l’I­RA Pro­vi­soire en Angle­terre ont été civiles (pubs, maga­sins, cafés…).

L’IRA Officielle et autres :

Lors de la scis­sion de l’I­RA tous ceux qui vou­laient déve­lop­per l’ac­ti­visme ne se sont pas joints aux Pro­vi­soires. Bien que, comme je l’ai dit, cer­tains se joi­gnirent à eux en espé­rant une occa­sion pour com­battre en révo­lu­tion­naires, beau­coup d’autres, qui se consi­dé­raient comme « révo­lu­tion­naires socia­listes », sont res­tés dans l’I­RA Offi­cielle parce qu’ils étaient en désac­cord avec l’o­rien­ta­tion ultra-natio­na­liste des Pro­vi­soires. Noël et Marie Mur­ray étaient de ceux-là. Les Mur­ray, comme d’autres, vou­laient voir les Offi­ciels adop­ter un pro­gramme plus révo­lu­tion­naire et plus acti­viste et essayer de tra­vailler à par­tir de cette posi­tion dans l’or­ga­ni­sa­tion. Effec­ti­ve­ment, pous­sée par les évé­ne­ments, l’I­RA Offi­cielle a déve­lop­pé les tac­tiques de gué­rilla pen­dant les années 72 – 73 en Irlande du Nord. Mais c’é­tait dû au fait que la situa­tion était confuse et que quelques groupes de jeunes à Bel­fast ont été pen­dant une brève période vir­tuel­le­ment auto­nomes et capables de mener une cam­pagne d’at­ten­tats à la bombe contre les sol­dats bri­tan­niques et une série d’at­taques de banques réus­sies. Cette période de renou­veau acti­viste prit fin quand la plu­part des groupes furent dis­sé­mi­nés (cama­rades tués ou bles­sés) et arrê­tés, et le ralen­tis­se­ment du com­bat per­mit à l’or­ga­ni­sa­tion de reprendre le contrôle sur ceux qui res­taient encore actifs.

Les Mur­ray, néan­moins. ne prirent pas part à ce déve­lop­pe­ment dans le Nord étant don­né qu’ils tra­vaillaient dans le Sud. et dans l’in­ter­valle devinrent anarchistes.

Dans le Sud, un groupe d’ac­ti­vistes (dont les Mur­ray) se sépare de l’I­RA Offi­cielle et fonde « SAOR EIRE » (« Jeune Irlande »). Ils mènent de nom­breuses actions dont des attaques de banques. Là aus­si les arres­ta­tions mirent fin aux acti­vi­tés du groupe.

Les Mur­ray, avec d’autres cama­rades anar­chistes (dont cer­tains avaient éga­le­ment fait par­tie de l’I­RA Offi­cielle) com­men­cèrent à orga­ni­ser un groupe anar­chiste à Dublin agis­sant publi­que­ment et se pré­pa­rant à publier le pre­mier jour­nal anar­chiste de Dublin, « NEW EARTH ».

La plu­part des membres du groupe ont été arrê­tés et accu­sés des actions de soli­da­ri­té inter­na­tio­nale pour pro­tes­ter contre l’exé­cu­tion de Puig Antich et l’ar­res­ta­tion et les condi­tions de déten­tion des membres de la RAF. Des attaques de banques ont été éga­le­ment attri­buées au groupe NEW EARTH. Trois de ces cama­rades sont encore en pri­son : Des­mond Keane, Colum­ba Long­more, Robert Cullen. La police a éga­le­ment sai­si du maté­riel réuni pour la publi­ca­tion du jour­nal du groupe.

Il est dif­fi­cile de par­ler d’un mou­ve­ment anar­chiste en Irlande parce que, en véri­té, il n’y en a pas. Dans le pas­sé, quand quel­qu’un deve­nait révo­lu­tion­naire, socia­liste ou anar­chiste, il émi­grait en Angle­terre ou en Amé­rique. L’His­toire irlan­daise est natio­na­liste et répu­bli­caine, il n’y a pas d’a­nar­chisme et très peu de socia­lisme. Sans tra­di­tion his­to­rique les anar­chistes en Irlande sont très iso­lés. Mais la répres­sion contre les anar­chistes dans le Sud et les dif­fi­cul­tés qu’ils ren­contrent dans le Nord sont autant d’obs­tacles au déve­lop­pe­ment d’un mou­ve­ment révo­lu­tion­naire liber­taire en Irlande. Mais l’exemple de cama­rades comme les Mur­ray a beau­coup contri­bué à mon­trer qu’il est pos­sible de lut­ter contre l’op­pres­sion en dehors de l’I­RA Pro­vi­soire, de même que l’ac­ti­visme révo­lu­tion­naire liber­taire, grâce à eux, a acquis de l’in­fluence dans toute l’Irlande.

Je dois aus­si men­tion­ner deux autres groupes. L’un « Peo­ple’s Demo­cra­cy » (démo­cra­tie du peuple) est un groupe d’é­tu­diants de Bel­fast de l’U­ni­ver­si­té de la Reine. Au début ce groupe com­pre­nait de nom­breux anar­chistes et avait adop­té une atti­tude liber­taire. Mais actuel­le­ment il est deve­nu entiè­re­ment mar­xiste et ne se dédie qu’à la pro­pa­gande légale. Il a per­du la plu­part de l’ap­pui qu’il avait ini­tia­le­ment et ses membres se sont consi­dé­ra­ble­ment réduits.

L’autre appa­rut après une autre scis­sion dans l’I­RA Offi­cielle en 1974. Se récla­mant du Mar­xisme Révo­lu­tion­naire (et com­pre­nant quelques Trots­kystes ain­si que, au début, le sou­tien de Ber­na­dette Dev­lin) et qui s’ap­pelle « Irish Repu­bli­can Socia­list Par­ty ». Pen­dant les pre­miers mois de son exis­tence, la ten­sion était telle avec l’I­RA Offi­cielle que cette période a été mar­quée par de véri­tables batailles, des assas­si­nats et des coups de feu entre ces deux groupes. Le I.R.S.P. n’a pour ain­si dire pas par­ti­ci­pé aux com­bats de rues dans le nord, se concen­trant sur d’autres acti­vi­tés, ils ont orga­ni­sé de nom­breux vols (sur­tout dans le Sud) et ont été sau­va­ge­ment répri­més par le Gou­ver­ne­ment de l’Ir­lande du Sud. Comme les Mur­ray, de nom­breux membres de l’I.R.S.P. ont été tor­tu­rés par la police du Sud.

Il a été récem­ment déci­dé lors d’un grand mee­ting à Dublin que l’I­RA Offi­cielle n’existe plus. L’Or­ga­ni­sa­tion s’ap­pelle main­te­nant « Sinn Fein-the wor­kers’ Par­ty » et va essayer de se pré­sen­ter aux élec­tions offi­cielles dans le Sud dans l’es­poir de par­ti­ci­per à un gou­ver­ne­ment « démo­cra­tique » ! C’est le résul­tat de l’in­fluence com­mu­niste (main­te­nant totale) sur la direc­tion de l’or­ga­ni­sa­tion. Le débat sur l’u­ti­li­sa­tion des tac­tiques « mili­taires » est main­te­nant clos. Les com­mu­nistes pro­clament ouver­te­ment avoir extir­pé les élé­ments « cri­mi­nels et mili­taires » de l’organisation.

En conclu­sion on peut dire que seule la classe ouvrière peut appor­ter un réel chan­ge­ment en Irlande. Pour le moment elle est rete­nue par l’I­RA et les groupes loya­listes (qua­si-fas­cistes). Ce qu’il faut main­te­nant c’est un mou­ve­ment de résis­tance auto­nome, avec une pers­pec­tive liber­taire révo­lu­tion­naire pour jouer le rôle des Pro­vi­soires (pro­té­ger la Com­mu­nau­té contre les attaques et pour résis­ter à l’ar­mée bri­tan­nique et à l’ar­mée du gou­ver­ne­ment dans le Sud) afin que les gens puissent enfin prendre en main leur propre destin.

La Presse Anarchiste