La Presse Anarchiste

Uruguay : La destruction d’une communauté

Un peu agrip­pé à la col­line, regar­dant vers le Rio de la Pla­ta qui à cet endroit a la cou­leur de la mer, Mon­te­vi­deo fut un refuge d’in­nom­brables pros­crits de l’I­ta­lie ou de l’Es­pagne. Quand le fas­cisme s’empara de l’Eu­rope, il y avait encore Mon­te­vi­deo pour rece­voir les exilés.

Aujourd’­hui le che­min est en sens inverse. Une féroce dic­ta­ture mili­taire — comme en Argen­tine, comme au Chi­li, comme au Bré­sil — per­sé­cute, tor­ture, assas­sine celui qui ne se plie pas à sa volon­té sou­mise à l’im­pé­ria­lisme yan­kee. Condam­nés à l’os­tra­cisme, exi­lés, fugi­tifs, les mili­tants anar­chistes s’en­tre­mêlent à la foule d’é­mi­grants qui cherchent un port où pou­voir recom­men­cer et continuer.

Vieille tra­di­tion de lutte que celle de l’U­ru­guay. La Ière Inter­na­tio­nale naquit anti­au­to­ri­taire et « bakou­ni­niste » à Mon­te­vi­deo [[Le 25 juin 1875 fut fon­dée la Fédé­ra­tion Régio­nale Uru­guayenne, sec­tion de l’A.I.T. Donc, après la scis­sion du Congrès de La Haye, elle adhère à l’A.I.T. anti­au­to­ri­taire. Elle fut accep­tée en tant que sec­tion de l’In­ter­na­tio­nale au Congrès de Veviers (août 1876). Une bro­chure de la F.R.U. publiée en 1878 contient ses sta­tuts. Elle fut rédi­gée par Renaud-Rey­naud, typo­graphe, ex-com­mu­nard, exi­lé.]] et l’a­nar­chisme fut le moteur de la lutte ouvrière et révo­lu­tion­naire depuis le pre­mier quart de siècle jus­qu’à se trou­ver à la base de la lutte clan­des­tine actuelle.

Et là-bas, à Mon­te­vi­deo, dans la ville et dans l’his­toire, au milieu des tra­vailleurs, fai­sant par­tie du « sombre peuple des dra­peaux noirs », vécut, gran­dit et fut assas­si­née la Com­mu­nau­té du Sud.

Qu’est-ce que c’est, qu’est-ce qu’elle tut la Com­mu­nau­té du Sud ? Elle est née vers 1955 entre les mains d’un groupe de jeunes mili­tants anar­chistes. Après plus de 20 ans de vie, elle a été un pôle de struc­tu­ra­tion du mou­ve­ment anar­chiste uru­guayen. Tout au long de ces années plu­sieurs chan­ge­ments se sont suc­cé­dés et de nom­breux cama­rades, hommes et femmes, y sont pas­sés, y ont lais­sé cer­taines choses et empor­té d’autres. Mais les prin­cipes demeu­rèrent : la vie en com­mun, inté­grale, com­mu­nau­taire dans la pro­duc­tion et la consom­ma­tion. et la volon­té mili­tante orien­tée vers le milieu social uruguayen.

La com­mu­nau­té était com­po­sée par une qua­ran­taine de per­sonnes, adultes et enfants. Tous les adultes tra­vaillaient dans l’im­pri­me­rie qui appar­te­nait à la Com­mu­nau­té et qui fut une des plus impor­tantes de Mon­te­vi­deo. Toutes les déci­sions se pre­naient par des accords mutuels et il n’exis­tait pas d’or­ga­nismes direc­tifs, mais sim­ple­ment des groupes de tra­vail qui s’en­tre­la­çaient en fonc­tion des mul­tiples acti­vi­tés de la com­mu­nau­té. Les ser­vices étaient com­muns et tout le monde tra­vaillait à tour de rôle dans la cui­sine, la buan­de­rie, la garde d’en­fants, etc. À par­tir d’une cer­taine époque, les enfants quit­taient le noyau d’ha­bi­ta­tion des parents à l’âge sco­laire et s’in­té­graient dans un groupe d’âge avec des locaux, des acti­vi­tés et des déci­sions à eux.

Idéo­lo­gi­que­ment, la Com­mu­nau­té a essayé de déve­lop­per une pen­sée propre enra­ci­née dans l’ex­pé­rience quo­ti­dienne et basée sur l’es­sai et l’er­reur. Expé­rience affec­tive dure, avec une dépense émo­tion­nelle éle­vée mais sou­te­nue par la pas­sion mili­tante de l’u­to­pie, le seul réa­lisme de celui qui veut vrai­ment le chan­ge­ment social.

Cette pen­sée, ce pro­jet, qui mène à la cri­tique radi­cale de la famille, consi­dère la com­mu­nau­té en tant que cel­lule de base de la socié­té socia­liste en même temps qu’ins­tru­ment de trans­for­ma­tion sociale. Du point de vue du pro­ces­sus his­to­rique, la créa­tion d’un mou­ve­ment com­bat­tant est une néces­si­té non seule­ment au niveau idéo­lo­gique et poli­tique, mais aus­si au niveau de la pro­duc­tion et de la consom­ma­tion et sur­tout au niveau de la divi­sion du tra­vail. « Tout déve­lop­pe­ment social est à la base une chaîne de déci­sions (…) La révo­lu­tion est la consé­quence inévi­table du déve­lop­pe­ment his­to­rique des années pré­cé­dentes. Un chaî­non déter­mine la phy­sio­no­mie du chaî­non suivant. »

Dans une bro­chure publiée en 1969, le rôle de la Com­mu­nau­té était défi­ni ain­si : « La com­mu­nau­té peut conti­nuer à exis­ter et à évo­luer à l’in­té­rieur du cercle capi­ta­liste seule­ment comme une forme com­ba­tive de vie qui se voit et se consi­dère à elle-même, par­ti­ci­pant quo­ti­dien­ne­ment à la grande lutte qui se livre dans notre géné­ra­tion, dans notre pays, en Amé­rique Latine et dans le monde entier, lutte pour les trans­for­ma­tions révo­lu­tion­naires de l’é­co­no­mie, la socié­té et la culture (…) Aucun mur défen­sif ne sépare la com­mu­nau­té de son entou­rage. Celui-ci pénètre par des mil­liers de che­mins visibles et invi­sibles. Le poste est vul­né­rable du point de vue cultu­rel et social. Il est expo­sé à une constante agres­sion poli­tique qui essaie d’al­té­rer la sécu­ri­té de son exis­tence, d’a­moin­drir sa valeur à ses propres yeux et de mettre en doute sa mission » (…)

« Ses rap­ports de pro­duc­tion avec l’ex­té­rieur sont capi­ta­listes et menacent constam­ment de faire irrup­tion, dégui­sés en tra­vail sala­rié ou en égoïsmes col­lec­tifs pour étran­gler ain­si son conte­nu social ». Pour vaincre dans ce milieu la Com­mu­nau­té doit faire face au sys­tème et le com­battre, « diri­gée par sa concep­tion pion­nière liber­taire et socia­liste dans tous les aspects de la vie (…) La Com­mu­nau­té n’est pas une com­mune d’a­bon­dance, qui existe en tant que par­tie du sys­tème socia­liste glo­bal, mais comme une com­mune pion­nière com­bat­tante, qui devance le pro­ces­sus géné­ral et défriche le che­min « en tant que par­tie d’un mou­ve­ment com­ba­tif dont le dra­peau est la liber­té et le socia­lisme révolutionnaire ».

Les mili­tants anar­chistes qui com­po­saient la Com­mu­nau­té du Sud fai­saient par­tie de la Fédé­ra­tion Anar­chiste Uru­guayenne en tant que Groupe Liber­taire du Sud, jus­qu’à la scis­sion sur­ve­nue au début des années 60. Après ils ont fait par­tie des groupes d’Ac­tion Liber­taire (G.A.L.). En même temps leur acti­vi­té était fon­da­men­ta­le­ment cen­trée sur le quar­tier, sur l’or­ga­ni­sa­tion et l’a­ni­ma­tion locale. Der­niè­re­ment, peu avant l’exil, ils consti­tuaient une Fédé­ra­tion de Coopé­ra­tives de Loge­ment d’Aide Mutuelle.

Étant don­né que leur outil de tra­vail était l’im­pri­me­rie, une grande par­tie de leur acti­vi­té était déter­mi­née sur cette base-là, et ce fut aus­si ce qui don­na lieu aux pre­mières perquisitions.

En 1968 se for­ma le groupe édi­teur « Action Directe » qui publia par­mi d’autres : « La révolte étu­diante », « Formes et ten­dances de l’a­nar­chisme », « Révo­lu­tion n’est pas dic­ta­ture » de Lui­gi Fab­bri, etc.

Mais toute cette acti­vi­té ne pou­vait pas durer. L’U­ru­guay en crise connaît une forte agi­ta­tion popu­laire ouvrière et étu­diante et la lutte armée urbaine se déve­loppe. Le peuple accen­tue sa pres­sion. Pour les classes riches et pour l’im­pé­ria­lisme le dan­ger est grand ; avant la révo­lu­tion, la contre-révo­lu­tion pré­ven­tive. La socié­té libé­rale, comme toutes les struc­tures de pou­voir, d’ex­ploi­ta­tion et de hié­rar­chie, montre les baïon­nettes quand les voiles qui la cachaient tombent.

L’a­char­ne­ment contre la Com­mu­nau­té date de 1969. En dehors des per­qui­si­tions et des périodes de clô­ture de l’a­te­lier — ce qui leur empê­chait de sub­sis­ter éco­no­mi­que­ment — la police et l’ar­mée prennent l’ha­bi­tude de pas­ser fré­quem­ment par le loge­ment de la Com­mu­nau­té. Acti­vi­té par ailleurs géné­ra­li­sée à toute la popu­la­tion uru­guayenne. Mais dans le cas de la Com­mu­nau­té avec une insis­tance par­ti­cu­lière car elle a tou­jours eu une action publique et cette action est incom­pa­tible avec le nou­veau sys­tème mili­taire en place.

Le noyau d’ha­bi­ta­tion était dans un assez grand ter­rain avec arbres et pota­ger et trois bâti­ments com­pre­nant les chambres, plus une salle d’ac­ti­vi­tés com­munes. Ils subirent six per­qui­si­tions en 1971, quatre en 1972, deux en 1974, en 75 deux pour cher­cher des gens et puis une autre après laquelle les mili­taires embar­quèrent tous les adultes hommes et femmes, lais­sant sur le ter­rain seule­ment les enfants et un vieux cama­rade de plus de quatre-vingts ans. Leur déten­tion dura plu­sieurs semaines. Cer­taines per­qui­si­tions ont été, outre la répres­sion et la bru­ta­li­té qu’elles signi­fient, spec­ta­cu­laires : plus de 100 sol­dats en uni­forme de com­bat, camou­flés, qui encerclent les lieux et avancent ram­pant dans l’herbe ; camions avec mitraillettes, lumières, haut-par­leurs, bref, tout l’appareil.

En plus de ceci, pério­di­que­ment ils embar­quaient un, deux, trois cama­rades en pri­son ou dans les camps de l’ar­mée. Tous ont subi des sévices : debout, les bras levés et les jambes écar­tées jus­qu’à l’é­pui­se­ment, jus­qu’à ce que le corps roule par terre, ne pou­vant plus se sup­por­ter ; les yeux ban­dés, des coups, cer­tains ont pas­sé jus­qu’à 35 jours dans le noir, plu­sieurs jours sans man­ger. Mais évi­dem­ment quand on vit dans de pareilles condi­tions on réserve le nom de tor­ture pour d’autres manoeuvres : « gégéne », « sous-marin » « sous-marin sec », simu­lacre d’exé­cu­tion, « tré­teau », « pau de ara­ra » [[« Sous-marin » : sub­mer­sion de la tête dans l’eau (par­fois avec des excré­ments) jus­qu’à la semi-asphyxie. « Sous-marin sec » : semi-asphyxie pro­duite par un sac en plas­tique qui enve­loppe la tête. « Tré­teau » : la vic­time est assise avec les jambes écar­tées sur un tré­teau. « au de ara­ra » : sus­pen­sion de la vic­time à une barre avec les mains liées aux chevilles.]].

Trois mili­tants de la Com­mu­nau­té ont été sau­va­ge­ment tor­tu­rés. D’autres cama­rades liés à la Com­mu­nau­té ou qui y ont vécu un cer­tain temps sont entrés dans la clan­des­ti­ni­té et ont subi divers sorts.

L’a­char­ne­ment fut constant jus­qu’à ce qu’en 1976 les menaces devinrent insis­tantes et les auto­ri­tés mili­taires leur firent savoir que leur exis­tence en tant que com­mu­nau­té ne serait pas tolé­rée dans le nou­vel Uruguay.

La soli­da­ri­té et le sou­tien du quar­tier fut tou­jours très impor­tant ; plu­sieurs fois un cama­rade recher­ché a pu se sau­ver, trou­vant vête­ments et refuge chez des voi­sins. La police com­men­ça alors à arrê­ter tous ceux qui entraient en contact avec les gens de la Com­mu­nau­té. L’i­so­le­ment devint très dur. Pen­dant une des périodes les plus dif­fi­ciles ils ont eu la satis­fac­tion de voir que les gens du quar­tier s’or­ga­ni­saient et envoyaient un « délé­gué » qui a bien vou­lu cou­rir le risque d’é­ta­blir un contact, appor­tant des ali­ments et de l’aide pour les enfants. À cette époque, plus d’une fois ils ont dû détruire les livres et les vendre comme papier pour pou­voir manger.

Fin 1975 arri­va en Europe une lettre de la Com­mu­nau­té dans laquelle les cama­rades disaient : « comme consé­quence de ce que nous avons souf­fert et des menaces directes et expli­cites que nous subis­sons, nous avons déci­dé que le vieux groupe par­ti­rait pour le Pérou (…). Les empri­son­ne­ments suc­ces­sifs, les pertes éco­no­miques et de tous ordres qui en sont la consé­quence, la peur mani­feste des enfants et de cer­tains adultes, tout ceci a déter­mi­né la prise de cette déci­sion. Mais les dif­fi­cul­tés pour la mener à bout sont énormes car nous man­quons de recours. Nous n’a­vons plus de tra­vail, mais nous ne pou­vons pas vendre les machines. De même avec le ter­rain. Et pour aug­men­ter notre angoisse, les visites indé­si­rables se répètent. Il est même dif­fi­cile de dor­mir, car les sur­prises arrivent la nuit. Cer­tains cama­rades sont déjà par­tis vers Bue­nos Aires, comme pre­mière escale. Et la semaine der­nière tout un groupe qui vivait ensemble (7 cama­rades, hommes et femmes) a été arrê­té et on ne sait plus rien d’eux ». Ceci, en décembre 1975.

Ces 7 cama­rades ont été mal­me­nés et tor­tu­rés en Argen­tine, ils ont pas­sé plus d’un an en pri­son sans condam­na­tion judi­ciaire et, en ce mois de février 1977, les pre­miers qui ont réus­si à par­tir grâce à Amnes­ty Inter­na­tio­nal viennent d’ar­ri­ver en Suède où ont déjà reçu asile une par­tie des enfants de la Communauté.

Le groupe qui arri­va au Pérou — une dizaine — se trou­va devant le coup d’É­tat et le dur­cis­se­ment du régime mili­taire péru­vien. Sans asile et avec un séjour pré­caire ils ont été som­més de quit­ter le pays début mars.

Deux autres cama­rades avec leurs enfants ont réus­si à venir en Europe il y a quelques mois.

Vers la moi­tié de l’an­née der­nière fut com­men­cée une cam­pagne pour ramas­ser des fonds à l’in­té­rieur du mou­ve­ment anar­chiste inter­na­tio­nal, cam­pagne qui a dû se faire de per­sonne à per­sonne, sans publi­ci­té, puisque les cama­rades qui res­taient en Uru­guay, cer­tains en liber­té pro­vi­soire, ris­quaient de ne pou­voir sortir.

Dans toute l’A­mé­rique Latine il n’y a pas de place, aujourd’­hui, pour la Com­mu­nau­té du Sud ; il n’y a pas assez de place pour les héber­ger, les mili­taires prennent toute la place.

Comme tant d’autres cama­rades uru­guayens assas­si­nés, tor­tu­rés, dis­pa­rus, condam­nés à de longues peines de pri­son, ou clan­des­tins ou exi­lés, les mili­tants de la Com­mu­nau­té sont le témoi­gnage, la cla­meur d’une pro­fonde et dou­lou­reuse réa­li­té : la vio­lence et la répres­sion sont pla­né­taires, comme l’É­tat. Tant que la socié­té de classes, hié­rar­chique, existe, tant qu’existent l’ex­ploi­ta­tion et la domi­na­tion, la pro­prié­té pri­vée et l’É­tat, la socié­té démo­cra­tique et repré­sen­ta­tive est un men­songe et le libé­ra­lisme poli­tique une mystification.

Bien enra­ci­nés dans leur terre ou per­sé­cu­tés et pros­crits, pour tous les hommes il n’y a qu’une seule réa­li­té : la rai­son d’É­tat et un seul espoir : la lutte pour la révo­lu­tion sociale.

Syrs

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