À nos Concitoyens,
Tout récemment, à la suite d’une réunion qui eut lieu à Sonceboz le 7 avril dernier, Messieurs les fabricants d’horlogerie ont publié une déclaration condamnant d’une manière absolue toute initiative collective de la part des ouvriers.
À la suite de cette déclaration, les Comités des différentes sociétés ouvrières du Val-de-St-Imier provoquèrent une assemblée populaire ouvrière, qui prit la résolution d’exprimer publiquement l’opinion des sociétés ouvrières sur la crise que traverse actuellement notre industrie horlogère. Dans un moment de prospérité pareille à celle dont nous jouissons maintenant, il peut paraître curieux de parler de crise. Cependant, nous croyons ne pas nous tromper, en affirmant que réellement l’industrie horlogère traverse la crise la plus grave qu’elle ait subie. Cette crise, produite par l’organisation et le développement des sociétés ouvrières, mérite l’attention sérieuse de tous ceux qui s’intéressent au bien-être de nos populations. — C’est le manque de connaissance de la situation actuelle qui est faite à notre industrie, qui produit tant de mauvais jugements sur les demandes d’améliorations faites par les ouvriers.
Nous déclarons tout d’abord que nous ne méconnaissons nullement les dangers qui peuvent résulter pour notre industrie de la crise actuelle. Ces dangers, s’ils doivent devenir des faits, seront nécessairement les effets de la cause. Si nous voulons donc chercher une légitimité quelconque à la situation actuelle, c’est donc à la cause que nous devons remonter, et dans le débat actuel, la cause ce sont les sociétés ouvrières. Prenons les faits.
Nous n’avons pas à insister longtemps sur ces faits, qui sont trop rapprochés de nous pour que chacun ne les ait pas présents à la mémoire. Durant la grande crise que traversa, à partir de 1859 et pendant plusieurs années consécutives, l’industrie horlogère, les salaires baissèrent considérablement.
L’offre du travail surpassait la demande, les ouvriers se présentaient dans les comptoirs, beaucoup avaient des familles souffrantes, le besoin se faisait sentir, il fallait travailler au prix offert par les fabricants ou souffrir ; l’organisation ouvrière était nulle ou tout au moins si peu développée qu’aucune digue ne pouvait être opposée à la baisse générale. La fameuse liberté individuelle était pratiquée largement, le dénuement, la misère, pénétraient peu à peu dans les familles ouvrières. — Les fabricants, par contre , s’ils faisaient moins d’affaires et réalisaient moins de bénéfices, n’en continuaient pas moins de prospérer et de s’enrichir. Il est vrai que voyant les ouvriers souffrir, ils s’habituaient insensiblement à une douce domination qui est devenue, pour l’époque actuelle, une maladie morale pour eux.
Tel est le bilan général de cette époque de notre histoire.
Déjà à cette époque, et comme étant le fruit naturel du malaise général, se réveillait dans nos contrées la pensée ouvrière. Les dures expériences faisaient naître chez les ouvriers de salutaires réflexions. Chacun sentait bien qu’une organisation ouvrière sérieuse eût pu être un remède puissant à toutes les fâcheuses conséquences de la crise. Cette pensée, ce sentiment général commencèrent à se traduire en faits, et dès lors surgirent dans différentes branches de notre industrie des sociétés ouvrières de résistance. Ces sociétés, durant ces derniers temps surtout, prirent un développement considérable, et profitant de la situation exceptionnelle faite à la classe ouvrière par la reprise des affaires, complétèrent leur organisation intérieure et la fortifièrent au moyen de la Fédération.
Or nous le demandons à toute personne de bonne foi :
Peut-on faire un crime aux ouvriers de s’organiser alors que les fabricants eux-mêmes se coalisent contre les ouvriers ? Peut-on également leur faire un crime de songer à améliorer leur position, soit par une augmentation des salaires ou une réduction des heures de travail, alors qu’il est bien constaté que chaque industriel, chaque commerçant ne manque jamais une occasion d’augmenter la somme de ses bénéfices ? Malheureusement, malgré toutes nos institutions républicaines, tous ceux qui jettent la pierre aux sociétés ouvrières en sont encore à considérer la classe ouvrière comme une espèce inférieure, n’ayant droit aux jouissances de la vie que d’une manière limitée d’après la conception et les intérêts des élus.
C’est ainsi qu’aujourd’hui, parmi les adversaires des intérêts collectifs des ouvriers, personne ne songe à reprocher aux fabricants leur conduite durant la grande crise, tandis qu’on reproche avec une forte dose de fiel aux ouvriers de profiter de la situation actuelle pour relever les salaires.
Sans doute le parlementarisme joue un rôle bien secondaire dans les réclamations ouvrières, et nous désirons, pour l’honneur et le salut des sociétés ouvrières, qu’elles restent toujours préservées de la corruption du parlementarisme ; mais puisque nous sommes attaqués sur ce point, nous nous permettrons de demander à Messieurs les fabricants quelles formalités ils employaient jadis pour aviser les ouvriers qu’ils avaient à subir une crise ?
Si les fabricants s’inspiraient de leur propre histoire, ils seraient plus modérés dans leurs accusations contre les ouvriers, de même que si au lieu de chercher des mots à effet ils étudiaient les faits, ils comprendraient que la fameuse liberté individuelle foulée aux pieds par les sociétés ouvrières, n’est au fond qu’une escobarderie au moyen de laquelle on veut tromper le peuple.
Quelle est la liberté individuelle de l’ouvrier, vis-à-vis du fabricant, alors que leur position réciproque est celle-ci : l’ouvrier, n’ayant comme moyen d’existence que son travail, qu’il doit vendre à celui qui veut bien l’acheter ; — le fabricant disposant d’un capital, au moyen duquel il peut accaparer toutes les forces productives dont il peut avoir besoin. Ce ne peut plus être un contrat librement consenti qui détermine les rapports économiques de ces deux personnes, mais la force des choses qui met à la disposition du fabricant toute la personnalité de l’ouvrier. Telle est la réalité.
Lorsque les ouvriers au moyen de l’association, s’unissent pour sauvegarder leurs intérêts communs, ils ne font rien autre chose que de sauvegarder leur liberté contre l’arbitraire et la domination du patronat. Ils font mieux encore, sans se douter de toute l’importance historique de ce fait : ils introduisent, dans les faits sociaux, un facteur non moins respectable que la Liberté — la pratique de la Solidarité humaine. C’est cet élément nouveau qui fera toute la puissance de la classe ouvrière, mais qui soulèvera aussi toutes les haines des privilégiés.
An fond du manifeste des fabricants, se trouve précisément une déclaration de guerre formelle à solidarité ouvrière. — Nous avons cru de notre devoir d’adresser à nos concitoyens ces quelques lignes, pour contribuer à bien caractériser la position actuelle. Nous pensons, en outre, que cet acte de notre part peut avoir quelque utilité ; il contribuera peut-être à faire tomber bien des fâcheuses préventions.
Que Messieurs les fabricants désormais, au lieu de s’unir pour contribuer au bien-être général de nos populations industrielles, mettent toute leur gloire, tout leur honneur, à paralyser, à détruire l’action des sociétés ouvrières, nous leur laisserons toute la responsabilité de leurs actes, et tous ceux qui dans la classe ouvrière sont pénétrés du sentiment de leurs droits, continueront le travail d’organisation et d’amélioration avec la pleine conscience de faire acte de bons citoyens !
Au nom de l’assemblée populaire du 7 avril 1872 : Le rapporteur, Charles Chopard