La Presse Anarchiste

Entre nous

[(Il y a un cer­tain nombre de ques­tions et de pro­blèmes que je vou­drais sou­le­ver devant les cama­rades. Ce sont les éter­nelles ques­tions de prin­cipes et de tac­tiques, qui néces­sitent actuel­le­ment, d’a­près moi, une nou­velle mise au point. Ce même pro­blème a pré­oc­cu­pé en réa­li­té de nom­breux cama­rades depuis plu­sieurs années ― mais il est deve­nu encore plus actuel dernièrement.

… « Nous pen­sons que la réa­li­sa­tion d’un pro­gramme suf­fi­sam­ment sérieux et d’une orga­ni­sa­tion seront impos­sibles sans une liqui­da­tion préa­lable des hési­ta­tions et des incer­ti­tudes théo­riques. D’un autre côté, même un « pro­gramme » ou une « orga­ni­sa­tion », une fois créés mal­gré les hési­ta­tions théo­riques, n’en­traî­ne­ront pas la liqui­da­tion de ces der­nières. Contre la mala­die cau­sale ― hési­ta­tions théo­riques et idéo­lo­giques ― il faut les médi­ca­ments cor­res­pon­dants : un tra­vail théo­rique appro­fon­di sur cer­tains pro­blèmes et leur éclair­cis­se­ment com­plet. La gué­ri­son de la mala­die cau­sale entraî­ne­ra la gué­ri­son de ses consé­quences (la désor­ga­ni­sa­tion) ― mais non vice-versa »…)] 

[/​Réponse à la plate-forme d’Ar­chi­nov ― Voline et les cama­rades russes, Paris, 1927./] 

Cette hési­ta­tion existe encore. Dans nos rangs, il y a des confu­sions non seule­ment dans la ter­mi­no­lo­gie, mais aus­si dans les concep­tions et les inter­pré­ta­tions. À l’ex­té­rieur, notre voix en tant que force sociale est absente, tan­dis que les masses des oppri­més et des exploi­tés déçus par toutes sortes de « solu­tions » ou d’« expé­riences sociales » cherchent de nou­velles voies pour l’avenir. 

Il faut avoir la force de faire cette étude col­lec­tive de notre conscience révo­lu­tion­naire, de notre rôle et de notre tache devant ces oppri­més en révolte, et aus­si de notre fidé­li­té aux prin­cipes anarchistes. 

Il faut trou­ver le moyen de le faire. Mais où ? Dans la grande (

C’est un fait que depuis des années on répète les mornes for­mules, tou­jours plus super­fi­ciel­le­ment, et d’une manière sclé­ro­sée ; on n’ose pas tou­cher à cer­tains tabous et on sté­ri­lise les quelques véri­tés du siècle der­nier ; on arrive tou­jours en retard et tou­jours à côté des pro­blèmes essen­tiels. Ce n’est pas encore le pire quand on sort de ce soi-disant « clas­si­cisme », on entre dans une mau­vaise imi­ta­tion des « grands par­tis ouvriers et révo­lu­tion­naires ». Ici, les limites entre nous et les autres deviennent floues, pour un suc­cès immé­diat on accepte la déma­go­gie, la lutte poli­tique les élec­tions, tout. Pour gagner quelques mili­tants, on est prêt à aban­don­ner non seule­ment notre nom mais aus­si notre phy­sio­no­mie idéo­lo­gique, le fédé­ra­lisme est vite rem­pla­cé par un cen­tra­lisme dyna­mique. Ou bien, l’ex­pé­rience néfaste d’une orga­ni­sa­tion pareille pousse d’autres cama­rades à nier toute orga­ni­sa­tion anar­chiste l’i­den­ti­fiant à un par­ti. Et on tourne en rond. 

Sur le plan mon­dial, beau­coup de cama­rades sont trop fas­ci­nés par la « réa­li­té » des deux forces prin­ci­pales. Et on bas­cule, soit accep­tant la démo­cra­tie comme un moindre mal (les cama­rades qui connaissent un peu trop le bol­che­visme), soit cher­chant des contacts avec les Mar­xistes (comme force révo­lu­tion­naire). Les autres, fati­gués de son­ner le grand réveil, se réfu­gient dans une atti­tude d’in­com­pris. Alors que les peuples des colo­nies clas­siques, que ceux des colo­nies de Mos­cou, sortent avec les poi­trines nues devant les chars, les mitrailleuses ou les héli­co­ptères. La vie nous donne chaque jour des leçons de la force iné­luc­table des mil­liers de gens qui tournent le dos au pas­sé, refusent la réa­li­té, et les mains ten­dues en avant, cherchent la liber­té sociale et éco­no­mique, la digni­té humaine et un nou­vel ordre dans le monde. Mais où est notre voie ? 

Où faut-il com­men­cer nos dis­cus­sions ? Avant tout sur le carac­tère social de notre mou­ve­ment. L’in­di­vi­du est, et res­te­ra, la cel­lule vivante de l’or­ga­nisme social, mais trop sou­vent on se réclame d’an­ti-auto­ri­ta­risme… que parce qu’on n’ad­met que sa propre auto­ri­té. Ensuite, si aujourd’­hui nous ne sommes pas capables de réa­li­ser une orga­ni­sa­tion fédé­ra­liste et libre entre nous, com­ment pou­vons-nous pré­tendre que notre socié­té de demain sera fédé­ra­liste et libre ? Il y a encore tant de ques­tions : la pos­si­bi­li­té d’une révo­lu­tion, l’ex­pé­rience quo­ti­dienne de luttes, l’ex­pé­rience de tant de révoltes encore mal étu­diées, l’exis­tence de plu­sieurs décla­ra­tions qui se réclament de l’a­nar­chisme, etc. 

Ces remarques ne veulent pas être le signe d’un nihi­lisme pes­si­miste, ni de sté­riles cri­tiques. Pour beau­coup de gens, l’a­nar­chisme consiste en dis­cus­sions intel­lec­tuelles ou en « jeux de peaux rouges » ― pour nous, les prin­cipes anar­chistes ont une valeur, ils jouent et conti­nue­ront à jouer un rôle dans les luttes sociales. C’est pour­quoi nous lan­çons plu­tôt des appels et des cris d’a­larme pour le redres­se­ment de notre mou­ve­ment. Dans ce domaine, N.et R. peut jouer un rôle non négli­geable en tant que cahier d’é­tudes socia­listes. Il dépend de nous tous qu’il se dégage de ces pages quelque chose de posi­tif et de construc­tif. Si nous arri­vons à tra­cer nos limites entre, d’une part, la bour­geoi­sie pro­gres­siste, et de l’autre le mar­xisme, si nous aidons la ten­dance sociale, révo­lu­tion­naire et orga­ni­sa­tion­nelle dans le mou­ve­ment anar­chiste, N. et R. aura été utile. 

Nous rap­por­te­rons ici quelques lignes de Bakou­nine qui illus­trent notre pen­sée, mal­gré quelques cama­rades qui pré­tendent « n’a­voir pas besoin de nurses » ou qui sans connaître nos clas­siques sont prêts à les aban­don­ner. S’il y a cer­taines choses à déve­lop­per, à ajou­ter, ou à cor­ri­ger dans les thèses des clas­siques, ils res­tent une base suf­fi­sam­ment large et valable. 

[(… « Il n’y a aucun doute que si nous ne for­mu­lions pas net­te­ment le carac­tère réel de nos prin­cipes, le nombre de nos adhé­rents pour­rait vite deve­nir consi­dé­rable, nous pour­rions en ce cas, accep­ter dans nos rangs, comme on nous le pro­pose, des mili­taires et des prêtres, et pour­quoi pas des poli­ciers. Mais comme on dit : qui trop embrasse mal étreint, nous achè­te­rons ces adhé­rents au prix de notre sui­cide idéo­lo­gique et nous devien­drons les pires des plai­san­tins dans la masse des phra­seurs et des hypo­crites qui empoi­sonnent main­te­nant l’o­pi­nion publique en Europe. De l’autre côté, il est évident que si nous pro­cla­mons à haute voix nos prin­cipes, le nombre de nos membres sera très limi­té. Mais, en fin de compte, ce seront des adhé­rents sin­cères sur qui nous pour­rons sûre­ment comp­ter, et notre tra­vail de pro­pa­gande, un tra­vail sérieux, sin­cère, édu­ca­tif, pour­ra assai­nir mora­le­ment notre public.… Les erreurs de St Simon et Fou­rier se résument ainsi : 

1° Ils ont cru sin­cè­re­ment que par une pro­pa­gande paci­fiste et par la force de leurs convic­tions ils arri­ve­raient à convaincre les riches a un tel degré que les riches eux-mêmes don­ne­raient le super­flu de leurs richesses. 

2° Ils ont ima­gi­né qu’on pour­rait théo­ri­que­ment construire a prio­ri le para­dis social dans lequel l’hu­ma­ni­té se cal­me­ra pour l’é­ter­ni­té. Ils n’ont pas com­pris que, mal­gré qu’il est pour nous pos­sible de pré­voir les grands prin­cipes du futur déve­lop­pe­ment de l’hu­ma­ni­té, la réa­li­sa­tion pra­tique de ces prin­cipes devra au moins être réser­vée à l’ex­pé­rience future… »)] [/(Fédéralisme, Socia­lisme et anti­théo­lo­gisme, Bakou­nine, tome 3, pp. 123 – 138 du texte russe).
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Théo 

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