La Presse Anarchiste

L’enseignement libertaire des révolutions hongroises

Il a été suf­fi­sam­ment par­lé des évè­ne­ments de Hon­grie de ces der­niers mois ― si nous les repre­nons ici, c’est pare que dans l’his­toire révo­lu­tion­naire hon­groise, il y a des faits assez mal connus qui peuvent nous aider à mieux com­prendre les der­niers évè­ne­ments. D’autre part, la radio de Buda­pest a, à plu­sieurs reprises, condam­né cer­tains aspects anar­chistes de la révo­lu­tion, rele­vés éga­le­ment par la presse, qui men­tionne aus­si la pré­sence du dra­peau noir sur les chars des insur­gés à côté du dra­peau national. 

Chaque révo­lu­tion apporte une leçon, marque une étape dans l’é­vo­lu­tion de l’hu­ma­ni­té. Nous essaie­rons ici de déga­ger celle que nous donnent les insur­gés de Hon­grie, sans bien sûr par­ti­ci­per à cette écœu­rante exploi­ta­tion des mar­tyrs dont nous sommes témoins. 

La vio­lence de la répres­sion est un fait qui n’est pas pour nous sur­prendre. Nous n’a­vons pas atten­du 1956 pour savoir ce qu’est une répres­sion moderne, ce que sont l’Ar­mée, l’É­tat, le tota­li­ta­risme et l’im­pé­ria­lisme en géné­ral, et en par­ti­cu­lier bol­che­viste. Le lan­gage et l’at­ti­tude des Khroucht­chev, Serov, Kadar, Fajon, etc. ne voyant dans tous ceux qui se dressent contre eux et leur sys­tème que fas­cistes, espions amé­ri­cains, offi­ciers hor­thystes c’est celui de Lénine ne voyant par­mi les ouvriers et marins de Krons­tadt que gardes blancs, espions fran­çais et offi­ciers tsa­ristes. C’est celui de Trots­ky aux pro­lé­taires de Krons­tadt : « Je vous abat­trai comme des per­drix » ou aux par­ti­sans de Makh­no « les ratis­ser avec un balai de fer ». Et c’est à juste titre que l’Huma­ni­té du 7 novembre res­sor­tait un texte de Lénine avec les plus plats des men­songes sur Krons­tadt. La Prav­da du 18 décembre reprend contre Kar­delj les thèmes de 1921, dans les­quels la ges­tion des usines par les ouvriers était trai­tée de dévia­tion anar­chiste syn­di­ca­liste. C’est tou­jours l’emploi sur une échelle d’É­tat des moyens de Marx employés dans la 1re Inter­na­tio­nale contre Bakou­nine : dupli­ci­té et calom­nies. D’autres en font les frais aujourd’hui : 

[(… « Le men­songe et la calom­nie ont été à tra­vers toute l’his­toire de l’hu­ma­ni­té, les ins­tru­ments d’une poli­tique injuste, d’une poli­tique dont le but est tou­jours l’as­su­jet­tis­se­ment et l’ex­ploi­ta­tion des autres peuples, l’é­ta­blis­se­ment sur eux d’une domination. »)]
[/(Djilas : « Lénine et les rap­ports entre états socia­listes » p.15)/]

Nous savons bien que tous ces intel­lec­tuels à qui il faut du « sang à la Une » pour réagir à l’op­pres­sion qui frappe les autres ren­tre­ront dans l’eu­pho­rie des fronts popu­laires et oublie­rons ces mas­sacres dès que l’encre et le sang auront séché. 

Un prolétariat expérimenté ?

Tant de com­men­ta­teurs mar­xistes ont essayé de repré­sen­ter la Hon­grie comme un pays sous-déve­lop­pé avec un pro­lé­ta­riat qui en est encore à ses pre­miers vagis­se­ments désor­don­nés. La Hon­grie comp­tait en 1956, 1 600 000 ouvriers syn­di­qués (dont 300 000 ouvriers agri­coles) ce qui est quand même beau­coup, sur­tout pour un pays de 9 mil­lions d’ha­bi­tants. Et en 1919 déjà 1 421 000 tra­vailleurs se trou­vaient dans les syn­di­cats. Avant même la révo­lu­tion, en 1918, leur nombre était de 721 000.

Et non seule­ment le pro­lé­ta­riat hon­grois n’est pas un phé­no­mène nou­veau en 1956, mais ce pro­lé­ta­riat est celui qui immé­dia­te­ment après le pro­lé­ta­riat russe a vécu le plus inten­sé­ment l’ex­pé­rience de la révo­lu­tion sociale. Car en 1919 quand les vieux pro­lé­ta­riats « expé­ri­men­tés » ne bou­geaient pas (Angle­terre) ou peu (France) c’est lui qui mon­trait la voie aux classes ouvrières alle­mandes et ita­liennes pour s’emparer des usines et prendre en main toute l’or­ga­ni­sa­tion éco­no­mique et sociale. 

Ce n’est pas la faute de cette classe ouvrière hon­groise pré­ten­due arrié­rée si la révo­lu­tion de 1919 ne fut pas euro­péenne. Il est un autre pro­lé­ta­riat qui fut à l’a­vant-garde du com­bat contre le capi­ta­lisme, c’est celui d’Es­pagne. Or, pour faire pas­ser ces deux pays pour arrié­rés, il faut d’une part mécon­naître l’im­por­tante indus­trie hon­groise ou cata­lane, et d’autre part ne rien com­prendre à la révo­lu­tion paysanne. 

Bien sûr, aux sta­tis­ti­ciens qui ne font que le décompte des hauts four­neaux, la Hon­grie ou l’Es­pagne peuvent paraître sans impor­tance indus­trielle. Or le déve­lop­pe­ment de ces deux pays ne date pas plus de Sta­line que de Fran­co. Dès le début de ce siècle, les usines tex­tiles, métal­lur­giques, ali­men­taires, fer­ro­viaires étaient dis­per­sées dans de nom­breuses régions de Hon­grie par exemple et Buda­pest était déjà une métro­pole comme Bar­ce­lone de plus de 1 mil­lion d’ha­bi­tants. L’in­dus­trie hon­groie a subi des trans­for­ma­tions qua­li­ta­tives depuis 1945, mais quan­ti­ta­ti­ve­ment la classe ouvrière n’a pas été créée, ni même aug­men­tée, dans des pro­por­tions radi­cales. Il n’y a pas eu en 7 ou 8 ans trans­plan­ta­tion sou­daine de pay­sans vers un foi­son­ne­ment de villes. La Hon­grie n’é­tait pas le labo­ra­toire sibérien. 

Paysans attardés ?

C’est un tra­di­tion­nel sché­ma mar­xiste que d’op­po­ser aux vieux pro­lé­ta­riats indus­triels édu­qués par l’His­toire, les masses fraî­che­ment débar­quées de cam­pa­gnards sans matu­ri­té ni esprit com­ba­tif. Sché­ma que démontent fon­ciè­re­ment les plus grandes révo­lu­tions de ce siècle : Mexique, Ukraine, Espagne (pour ne pas par­ler de la Chine) où les masses pay­sannes four­nirent presque tou­jours plus qu’une avant-garde, la sub­stance même de la lutte. Ce n’est pas parce que ces révo­lu­tions ont poli­ti­que­ment échoué comme ont échoué d’ailleurs toutes les révo­lu­tions urbaines que le pay­san doit être consi­dé­ré comme inca­pable de mener une révo­lu­tion. Encore moins les ouvriers d’o­ri­gine pay­sanne doivent-ils être consi­dé­rés comme un poids mort par rap­port aux ouvriers cita­dins de vieille souche. L’é­taient-ils dans les soviets de Rus­sie de 1905 et 1917 ? Cette méfiance pour les tra­vailleurs de la terre peut sans doute s’ex­pli­quer, pour le mar­xisme, phé­no­mène urbain lié à la nais­sance d’une bureau­cra­tie indus­trielle et qui ensuite essaye « d’en­ca­drer » les cam­pagnes, de les mili­ta­ri­ser (Trots­ky), de les trans­for­mer en usines (Kroucht­chev). Mais elle n’a rien à voir avec l’a­nar­chisme qui tient son ori­gine autant des champs que des usines : en Anda­lou­sie comme en Ara­gon, en Ukraine comme en Bul­ga­rie et comme en Hon­grie, le mou­ve­ment anar­chiste est lié à l’é­man­ci­pa­tion pay­sanne. Et sou­vent les pay­sans déra­ci­nés appor­tèrent dans les fau­bourgs de Bar­ce­lone et de Buda­pest non un alour­dis­se­ment mais un ferment nou­veau, plus radi­cal, de notre com­bat en ville. 

L’intelligentsia

Dans le sché­ma mar­xiste, une autre couche de la popu­la­tion est oubliée et a un rôle subor­don­né et secon­daire, ce sont les intel­lec­tuels, les écri­vains, les étu­diants. Ils sont consi­dé­rés comme des employés et des fidèles exé­cu­teurs des plans et des direc­tives du par­ti, mais nul­le­ment comme de vrais créa­teurs. Cette opi­nion n’est pas abs­traite : on voit ce qu’elle donne dans les États Sovié­tiques ― « des âmes mortes », d’a­près la confes­sion même de Chob­khov ― des car­rié­ristes, des pan­tins qui sont capables de chan­ger mille fois de rai­son­ne­ment et d’a­voir tou­jours raison… 

Mal­gré l’in­ter­pré­ta­tion mar­xiste de l’his­toire, on ne peut pas nier le rôle impor­tant joué en Rus­sie. tsa­riste par l’« intel­li­gent­sia », les écri­vains, les poètes, les critiques.

On ne peut pas nier non plus le rôle joué par les écri­vains hon­grois dans la pré­pa­ra­tion de l’es­prit de révolte. Nous n’a­vons pas ici la pré­ten­tion d’ex­pli­quer ce phé­no­mène, mais c’est un fait que les écri­vains, non seule­ment comme indi­vi­dus, mais aus­si dans l’U­nion des Écri­vains ont acquis une juste répu­ta­tion de combattants. 

… « Certes, on nous avait trom­pés, mais cela ne dimi­nue pas le poids de notre res­pon­sa­bi­li­té per­son­nelle… C’est de cette crise-là qu’est née l’u­ni­té morale des écri­vains sur la base d’un enga­ge­ment solen­nel de ne jamais plus men­tir, de ne jamais ser­vir l’in­hu­main. De dire la véri­té… Brus­que­ment nous avons pris conscience d’a­voir ser­vi des concep­tions poli­tiques cri­mi­nelles, d’a­voir été les ins­tru­ments de la calom­nie et du mensonge »… 

[/(Otto Major, dans Iro­dal­mi Ujsàg, 29 sep­tembre 1956)/] 

… « Oui, nous exi­geons la liber­té totale de la lit­té­ra­ture, la liber­té la plus com­plète, la plus illi­mi­tée qui puisse se conce­voir entre hommes vivant en socié­té civi­li­sée… L’é­cri­vain doit être libre (tout comme chaque citoyen d’ailleurs) de dire la véri­té sans res­tric­tions aucunes. » 

[/(Idem, 8. IX. 1956)./] 

… « Nous- croyions édi­fier le socia­lisme, alors qu’on nous enfer­mait der­rière des murs de pri­son impré­gnés de sang et de mensonge.
… La révo­lu­tion a vain­cu mais si nous ne lui lais­sons pas le temps de reprendre des forces, elle peut encore être ter­ras­sée. Cer­tains, dont c’est l’in­té­rêt, peuvent aus­si cher­cher à l’escamoter »…
[/​
(Idem, le 2 novembre, juste avant la 2e inter­ven­tion sovié­tique, par Tibor Déry)./] 

Et voi­là l’o­pi­nion de F. Fejtö : « La plu­part d’entre eux avaient une for­ma­tion mar­xiste impré­gnée de culture occi­den­tale ; si leur carte de par­ti et leurs convic­tions étaient com­mu­nistes, leur tem­pé­ra­ment artis­tique était per­son­na­liste, anar­chi­sant, leur men­ta­li­té ana­ly­tique et cri­tique ». (La Tra­gé­die hon­groise, p. 230) 

La lutte millénaire en Hongrie contre l’État et son Église

Dès l’an 1000 l’É­tat hon­grois était en même temps que le pro­tec­teur de la pro­prié­té des féo­daux et du cler­gé, le plus gros pro­prié­taire, par lui-même, le prin­ci­pal adver­saire des tra­vailleurs. Tout au long de l’his­toire les sou­lè­ve­ments se mul­ti­plièrent oppo­sant les pay­sans (1041,1437…), les mineurs (1525), les gens des villes (1222) à l’É­tat et à ses deux ser­vi­teurs : l’É­glise catho­lique et la noblesse mili­taire, qui d’ailleurs étaient en grande par­tie impor­té d’Al­le­magne. Le peuple se révol­ta contre l’en­tre­prise éta­tiste ecclé­sias­tique des croi­sades (1514). Ces sou­lè­ve­ments contre l’ordre catho­lique s’ap­puyèrent sur une oppo­si­tion latente s’ex­pri­mant par des mou­ve­ments réfor­ma­teurs anti­clé­ri­caux d’ins­pi­ra­tion païenne (XIe s.), Bogou­miles (XIIe), Hus­sit (XVe), anti tri­ni­taire et achriste (XVIe) et Naza­réenne jus­qu’au XXe. Tou­jours la puis­sance poli­tique et sociale reçut sa jus­ti­fi­ca­tion de l’É­pis­co­pat et du cler­gé. Cet État hon­grois néces­sai­re­ment impé­ria­liste comme tout État s’op­po­sa non seule­ment au peuple magyar, mais aux peuples voi­sins slo­vaques, croates, serbes, rou­mains, ukrai­niens (et la der­nière pous­sée impé­ria­liste n’a recu­lé qu’en 1945). Et pour­tant chaque fois qu’il fut mena­cé par un impé­ria­lisme plus puis­sant la seule res­source fut de faire appel aux pay­sans et de leur pro­mettre la terre et la liber­té : contre les Turcs au XVe comme contre les Autri­chiens et la Contre Réforme Catho­lique au XVII et XVIIIe. Sous tous les régimes, celui révo­lu­tion­naire et libé­ral de 1848, celui du com­pro­mis de 1867 avec l’Au­triche, comme celui de Hor­thy de 1919 à 1945, l’É­tat Hon­grois se défen­dit avec achar­ne­ment contre le par­tage des terres et essaya de détour­ner l’at­ten­tion de l’É­glise et de la Noblesse en exci­tant un natio­na­lisme magyar contre les peuples oppri­més slaves et rou­mains. Et tou­jours les Évêques et les Magnats conser­vaient leurs pro­prié­tés gigan­tesques et leur toute-puis­sance. C’est avec les défaites consé­cu­tives aux 2 guerres mon­diales que l’É­tat hon­grois dû, céder. Deux fois répé­tant et ampli­fiant l’ex­pé­rience de 1848, les pay­sans d’eux-mêmes s’emparèrent des terres qu’ils culti­vaient pour les autres. La répu­blique des Conseils prit la tête du mou­ve­ment. La res­tau­ra­tion hor­thyste à la dif­fé­rence de 1848 ne put reprendre tout et les lois de 1920 – 24 lais­sèrent aux pay­sans 570.000 ha pris. Et en 1945 – 49 d’autres lois aban­don­nèrent le reste : 1857900 ha. Pour les mêmes rai­sons (parce que les pay­sans s’en empa­raient) et dans le même but (dévier le mou­ve­ment en créant une classe de petits pro­prié­taires à courte vue, tri­bu­taires de l’É­tat, inca­pables de moder­ni­ser l’a­gri­cul­ture et divi­sant le paysannat).

L’anarchisme en Hongrie et la tradition des conseils

Le mou­ve­ment agraire hon­grois fut gran­de­ment mar­qué par les idées liber­taires. L’a­nar­chisme trou­va un ter­rain favo­rable par­mi cette masse pay­sanne aux prises depuis des temps immé­mo­riaux avec les grands sei­gneurs épis­co­paux et laïcs (comme en Espagne) et sur­tout par­mi les adver­saires les plus décla­rés de l’op­pres­sion : les pay­sans éga­li­taires et com­mu­nau­taires de ces sectes anti­éta­tistes et anti­clé­ri­cales sur­vi­vant à tra­vers des siècles de per­sé­cu­tions. C’é­taient en Hon­grie les Naza­réens, héri­tiers de la tra­di­tion liber­taire bogo­mile et parents des Dou­kho­bores orien­taux comme de cer­tains ana­bap­tistes occi­den­taux. Un souffle nou­veau à la fin du XIXe siècle leur fut insuf­flé par l’a­nar­chisme de Tol­stoï. Naza­réens et tol­stoïens se retrou­vèrent à toutes les étapes de l’or­ga­ni­sa­tion pay­sanne : syn­di­cats pay­sans et grèves de mois­son­neurs, en 1897 comme en 1905. En 1918 – 19 ils furent les plus déci­dés pro­pa­ga­teurs de la révo­lu­tion dans les cam­pagnes. Les cou­rants occi­den­taux de l’a­nar­chisme-com­mu­nisme (Csiz­ma­dia), l’in­fluence de Kro­pot­kine (E. Bat­thya­ni), le syn­di­ca­lisme liber­taire (Ervin Sza­bo) gagnèrent à leur tour la Hon­grie. Les orga­ni­sa­tions de masse d’ins­pi­ra­tion liber­taire et la presse anar­chiste se mani­fes­tèrent dans la lutte de classe avec tant de vigueur et d’ef­fi­ca­ci­té que l’É­tat hon­grois dût voter lui aus­si ses « lois scé­lé­rates » en 1898. (contre l’Al­liance Pay­sanne de E. Var­ko­nyi orga­ni­sa­teur des grèves de 1897 avec le tol­stoïen Schmidt). En 1907, l’a­nar­chiste Csiz­ma­dia, auteur de cette Mar­seillaise des tra­vailleurs, chant des révo­lu­tions de 1918 – 19 et de 1956, se trou­vait à la tête de syn­di­cats grou­pant 75.000 sala­riés agri­coles (300.000 dans les syn­di­cats offi­ciels de 1955). Depuis 1900 les cercles gnos­tiques orga­ni­sés par E. Schmidt s’é­taient mul­ti­pliés par­mi les Naza­réens et déve­lop­paient une impla­cable hos­ti­li­té à l’É­glise et au régime social qu’elle incarne. Et après la défaite de 1919 c’est dans ces cercles que se regrou­pèrent illé­ga­le­ment les libertaires. 

L’ac­tion anar­chiste agraire s’ac­com­pa­gna d’une action ouvrière ; les deux se pro­lon­geant par la lutte anti­mi­li­ta­riste dans l’ar­mée, la marine et les arse­naux. Cette der­nière action culmi­na avec les muti­ne­ries des marins dal­mates et des ouvriers des bares de Pula et de Koror, en 1918, contre les­quelles Hor­thy gagna ses plus hauts grades en février mais qui furent fina­le­ment vic­to­rieuses en octobre et où s’é­taient signa­lés les anar­chistes hon­grois (Orvin, Cser­ny, etc.).

Les anar­chistes hon­grois avaient fon­dé, sur les conclu­sions du Congrès anar­chiste inter­na­tio­nal d’Am­ster­dam, 1907, cette même année, l’u­nion des socia­listes révolutionnaires. 

Leur influence fut déci­sive dans le cercle Gali­lée (auquel F. Fej­to, dans la Tra­gé­die hon­groise, ne fait qu’une allu­sion ambi­guë, p. 227) grou­pant comme le cercle Petö­fi en 1956 les intel­lec­tuels et uni­ver­si­taires d’a­vant-garde. C’est par­mi les « Gali­léens » que se for­ma le pre­mier embryon du Par­ti Com­mu­niste hon­grois, com­po­sé à l’o­ri­gine d’a­nar­chistes plus que de mar­xistes. L’in­fluence anar­chiste sur le com­mu­nisme hon­grois don­na à celui-ci en 1919 un aspect doc­tri­nal fort dif­fé­rent du bol­che­visme russe. Oppo­sés à l’É­ta­ti­sa­tion, les anar­chistes firent pré­va­loir dans la doc­trine et dans les faits une forme de socia­li­sa­tion des moyens de pro­duc­tion plus liber­taire : la com­mu­na­li­sa­tion et une forme de démo­cra­tie ouvrière plus pro­fonde et plus construc­tive ; celle des Conseils (Soviets) et non celle du Parti. 

Le non-confor­misme à l’é­gard du léni­nisme du com­mu­nisme hon­grois mar­qua, pour long­temps les futurs com­mu­nistes qu’al­laient être une anar­chiste comme l’es­thète Lukacs et un mar­xiste comme l’é­co­no­miste Var­ga par exemple. Le carac­tère anti-auto­ri­taire du mou­ve­ment ouvrier et pay­san ne fut pas défi­gu­ré aus­si rapi­de­ment et réso­lu­ment qu’en Rus­sie et les tra­vailleurs purent prou­ver au moins à deux reprises en 1919 comme en 1956 que des formes d’au­to-orga­ni­sa­tion fon­dées sur les Conseils étaient non seule­ment vivaces mais infi­ni­ment plus socia­listes que n’im­porte quel État. 

L’of­fen­sive contre le régime capi­ta­liste hon­grois com­men­çait dès 1918 sur l’ins­ti­ga­tion des anar­chistes par la grève des loyers et à la cam­pagne par la des­truc­tion des actes nota­riés. Les sociaux-démo­crates se firent les avo­cats des pro­prié­taires sauf les néo-com­mu­nistes qui joints aux anars for­mèrent le PC. Cette grève ouvrait la voie à l’ex­pro­pria­tion et à la com­mu­na­li­sa­tion des habi­ta­tions qui accom­pa­gna la grève révo­lu­tion­naire où les ouvriers s’emparèrent des usines et les pay­sans des terres. Com­mu­na­li­sa­tion des habi­ta­tions, des maga­sins, des usines, des terres, gérées par des conseils (soviets) d’ex­ploi­ta­tion tel est le fon­de­ment de cette révo­lu­tion qui de mars à août 1919 reste un exemple pour le monde. 

Les conseils et com­munes révo­lu­tion­naires s’é­taient reliés les uns aux autres et par des Conseils locaux et régio­naux ayant abou­ti à consti­tuer un organe cen­tral (le Congrès Natio­nal des Conseils et le Conseil Cen­tral exé­cu­tif, les com­mis­sa­riats, etc.) se pesa pour les anar­chistes la ques­tion de la par­ti­ci­pa­tion au nou­veau pou­voir. Comme au cours de la révo­lu­tion espa­gnole la scis­sion s’en­sui­vit entre par­ti­ci­pa­tion­nistes et non-par­ti­ci­pa­tion­nistes. Ces der­niers quit­tèrent le PC et fon­dèrent l’U­nion Anar­chiste qui res­ta la seule orga­ni­sa­tion poli­tique auto­nome face au PC (deve­nu Par­ti Socia­liste Uni­fié par l’ad­jonc­tion des Socia­listes de gauche puis Union des Com­mu­nistes par adhé­sion à l’i­déo­lo­gie des Conseils). Par­mi les par­ti­ci­pa­tion­nistes, l’a­nar­chiste Sza­muel­ly secon­dé par l’a­nar­chiste Cor­vin, se vit pla­cé à la tête de la répres­sion des menées contre-révo­lu­tion­naires et devint le Djerd­jins­ky hon­grois, l’a­nar­chiste et Gali­léen Lukacs res­ta à l’ins­truc­tion publique et le tol­stoïen Hau­brich com­man­dant des troupes de Buda­pest ; seul l’a­nar­chiste Csiz­ma­dia finit par quit­ter le poste de com­mis­saire à l’a­gri­cul­ture après tou­te­fois avoir fait adop­ter le point de vue liber­taire en ce qui concerne l’or­ga­ni­sa­tion agraire. 

Contrai­re­ment au léni­nisme ins­ti­ga­teur du par­tage des terres et de toute pro­prié­té et de l’au­to­ri­sa­tion du louer la main d’œuvre qui crée une moyenne pro­prié­té (kou­laks) accom­pa­gnée d’une pro­lé­ta­ri­sa­tion des pay­sans pauvres, le com­mu­nisme hon­grois fit pré­va­loir une exploi­ta­tion col­lec­tive dans le cadre com­mu­nal géré par les conseils syn­di­caux pay­sans. Aus­si éloi­gnée de la pro­prié­té pri­vée que de l’é­ta­ti­sa­tion, cette solu­tion entraî­na les pay­sans sur une voie qui ne menait à la créa­tion ni d’une bour­geoi­sie fon­cière ni d’une bureau­cra­tie d’é­tat, mais à une auto orga­ni­sa­tion du pay­san­nat capable de le mettre sur un pied d’en­traide et de rap­ports éga­li­taires avec le pro­lé­ta­riat urbain lui-même orga­nise en corps. 

Par contre sur le plan indus­triel le mar­xiste Var­ga cru devoir décla­rer les ouvriers non encore mûrs pour « le véri­table com­mu­nisme fra­ter­nel et liber­taire » et se fit l’ar­ti­san d’un com­mu­nisme auto­ri­taire fon­dé sur le tra­vail aux pièces, les méthodes coer­ci­tives, et des com­mis­saires nommés. 

La lutte au sein de la Com­mune des Conseils Hon­grois entre les deux concep­tions col­lec­ti­vistes, l’une liber­taire, anar­cho-syn­di­ca­liste, coopé­ra­tive, tol­stoïenne, etc., l’autre auto­ri­taire éta­tiste, mar­xiste, annon­çait entiè­re­ment les débats de la révo­lu­tion espa­gnole. Et comme elle, la révo­lu­tion hon­groise fut écra­sée par le capi­ta­lisme inter­na­tio­nal (en l’es­pèce l’ar­mée fran­çaise de Fran­chet d’Es­pe­rey) aidé par les san­glantes pitre­ries diplo­ma­tiques et mili­taires des chefs « révo­lu­tion­naires » (Bela Kun, Böhm…) et l’i­nac­tion du pro­lé­ta­riat européen. 

Sur les ruines de la révo­lu­tion s’ins­tal­la ain­si le règne de l’É­glise, des mili­taires, des gros pro­prié­taires et des indus­triels jus­qu’à la même royau­té sans roi mais avec un sabre. Plus solide cepen­dant que le régime fran­quiste celui de Hor­thy put pen­dant 25 ans se payer le luxe d’un sys­tème par­le­men­taire avec plu­sieurs par­tis, crises minis­té­rielles et chefs de gou­ver­ne­ment dont beau­coup n’é­taient guère plus auto­ri­taires qu’un quel­conque Mol­let. Ce n’est qu’en 1944, les troupes hit­lé­riennes ayant occu­pé le pays, que s’ins­talle le fas­cisme des croix fléchées. 

La lutte des classes en régime marxiste

1945 : un impé­ria­lisme chas­sa l’autre, les Russes rem­placent les Alle­mands, ils ame­nèrent leurs propres quis­lings. La contre-révo­lu­tion sta­li­nienne a pour pre­mier but d’an­ni­hi­ler tout mou­ve­ment du pro­lé­ta­riat. Le col­lec­ti­visme agraire reste pros­crit, les indus­triels sont réin­té­grés dans leurs bureaux, les par­tis bour­geois ins­tal­lés au pouvoir.

La lutte prin­ci­pale se livre entre l’É­glise qui depuis 1000 ans opprime le pays et la nou­velle Église, le PC impor­té de Rus­sie. Bien qu’in­fi­ni­ment plus faible en nombre, celui-ci déloge sa rivale de tous les postes d’É­tat. C’est le type même de ces révo­lu­tions par en haut. Bien­tôt l’É­tat chré­tien fon­dé sur l’É­glise, l’Ar­mée, la Police, le Capi­tal pri­vé, la grande pro­prié­té impro­duc­tive, le sala­riat indus­triel et agri­cole, la petite pro­prié­té impro­duc­tive, le capi­tal inter­na­tio­nal, la faim et la peur ont fait place à un État mar­xiste fon­dé sur le Par­ti, l’Ar­mée, la Police, le Capi­tal d’É­tat, les fermes d’É­tat, le sala­riat indus­triel et agri­cole, la petite pro­prié­té impro­duc­tive, le Com­mu­nisme inter­na­tio­nal, la faim et la peur. Pour conso­li­der la com­mu­nau­té de grands pro­cès d’exor­cisme bien dans la tra­di­tion, frappent les héré­tiques. Le monde s’a­vance d’un même pas vers le Paradis. 

Le per­son­nel de l’É­tat s’est légè­re­ment renou­ve­lé, épu­ré, les membres de la petite caste diri­geante ont chan­gé mais la caste est tou­jours là à la même place, comme toute la hié­rar­chie dans la même dis­ci­pline mili­taire de dévoue­ront à l’É­tat. Les « élé­ments fas­cistes » sont dans l’ap­pa­reil nour­ris d’o­béis­sance, de com­man­de­ment, d’am­bi­tion, de domi­na­tion, d’au­to­ri­té, d’or­gueil, de patrio­tisme, d’in­té­rêts supé­rieurs, de rai­son d’É­tat, de secret d’É­tat, d’i­gno­rance d’État. 

Leur fai­blesse est qu’ils sont trop peu à man­ger le fro­mage d’É­tat, qu’ils doivent en lais­ser le meilleur à la puis­sance tuté­laire russe et que ça se voit. Mal­gré l’es­sor de la pro­duc­tion le gas­pillage dû à l’i­ner­tie bureau­cra­tique arrive à dépas­ser celui qui était dû à la concur­rence capi­ta­liste. Le gâchis est encore plus criant, car il n’y a pas corps, ces classes, ces forces inter­mé­diaires entre le pou­voir et le peuple que la bour­geoi­sie a mis tant de temps à créer comme autant de cous­sins, d’a­mor­tis­seurs. Le régime est faible car il n’a pas lais­sé place à la cri­tique et que sa savante hié­rar­chie sociale ne cause pas une divi­sion gran­dis­sante entre les « diri­geants » (Kroucht­chev a tou­jours ce mot à la bouche), cette classe qui se fond à l’É­tat, et le peuple, le pay­san­nat, la classe ouvrière et l’intelligentsia. 

La force révo­lu­tion­naire en 1956 a mon­tré com­ment les tra­vailleurs pou­vaient recou­rir contre l’É­tat à des formes de lutte tota­le­ment a‑étatiques renou­ve­lées de 1919 et que face à la grève géné­rale insur­rec­tion­nelle le Pou­voir est vidé de toute sub­stance et ne résiste pas à l’at­taque. Avec la des­truc­tion du Pou­voir d’É­tat, les tra­vailleurs ont immé­dia­te­ment prou­vé leur conscience sociale et leur com­pé­tence éco­no­mique en pre­nant en main la pro­duc­tion. L’i­na­ni­té tech­nique, la noci­vi­té en fait d’or­ga­ni­sa­tion des par­tis poli­tiques est une fois de plus démon­trée. Le régime des Conseils rem­place l’É­tat alors que tout par­ti poli­tique vise néces­sai­re­ment à défendre ou à res­tau­rer l’État.

Le par­ti est créé en fonc­tion du pou­voir et tend natu­rel­le­ment à se l’ap­pro­prier, à le mono­po­li­ser, à le déve­lop­per : après 1917 en Rus­sie le par­ti s’est pro­gres­si­ve­ment appro­prié l’É­tat et a dépos­sé­dé les Soviets de toute action. En Espagne à par­tir de 1937, le même pro­ces­sus recom­mence, État et Soviet sont incom­pa­tibles et s’ex­cluent. Aujourd’­hui heu­reu­se­ment aucun par­ti n’é­tait du côté de la révo­lu­tion. L’É­tat hon­grois dis­pa­rut, mais l’É­tat russe était là. Cet État suze­rain et sur­tout l’Ar­mée qui y joue un rôle poli­tique de tout pre­mier plan ne pou­vait tolé­rer une brèche dans le dis­po­si­tif stra­té­gique défen­sif et offen­sif du gla­cis. Mais les impé­ra­tifs de l’im­pé­ria­lisme russe ne sont pas seule­ment mili­taires mais aus­si économiques. 

Le colonialisme économique et les rapports entre les « États socialistes »

On a par­lé de tout, aus­si bien dans la presse bour­geoise que « com­mu­niste », sauf du côté éco­no­mique de l’« affaire hon­groise » (cer­taine presse « anar » n’a pas fait mieux, le mot éco­no­mie étant comme tout le monde… liber­taire le sait, fort sus­pect de dévia­tions contre « la liber­té »). Pour­tant, les rap­ports éco­no­miques entre les démo­cra­ties popu­laires et l’URSS obéissent aux condi­tions tout à fait iden­tiques à celles du mar­ché capi­ta­liste mon­dial. Les consé­quences de ces rap­ports sont donc les mêmes qu’entre pays capi­ta­listes. Dans l’é­ta­blis­se­ment du taux de pro­fit mon­dial moyen, la loi de la valeur conduit à l’ex­ploi­ta­tion des états sous-déve­lop­pés par les états plus puis­sants et plus évo­lués. Ce n’est pas seule­ment le tra­vail qui est exploi­té par le capi­tal mais éga­le­ment cer­taines branches arrié­rées de la pro­duc­tion sont exploi­tées par cer­taines branches plus évo­luées. De même dans l’é­co­no­mie mon­diale qui est capi­ta­liste les États, exploi­teurs en soi, sont divi­sés quand même en deux groupes d’É­tats, ceux qui se placent au des­sus de la moyenne grâce à leur déve­lop­pe­ment éco­no­mique et tech­no­lo­gique, et ceux qui, plus arrié­rés, sont exploi­tés et main­te­nu fer­me­ment dans cette situa­tion inférieure.

La Hon­grie, comme les autres « démo­cra­ties popu­laires » est regar­dée avant tout par l’URSS comme un pays four­nis­seur de matières pre­mières. À l’in­té­rieur du pré­ten­du bloc socia­liste il y a donc un pays plus déve­lop­pé et plus puis­sant que les autres qui laisse à ceux-ci le rôle que la France, les USA ou l’An­gle­terre laissent aux autres pays de leurs propres zones franc, dol­lar ou ster­ling, dans leurs Empires fon­dés sur le vieux pacte colo­nial. C’est, pour ces der­niers, une situa­tion iden­tique à celle qu’oc­cupe à l’é­gard de ses concur­rents un indus­triel ne dis­po­sant que des moyens de pro­duc­tion limi­tés ou arriérés. 

« Le pays favo­ri­sé reçoit plus de tra­vail, en échange de moins de tra­vail » (Marx, le Capital)

La Hon­grie exporte prin­ci­pa­le­ment des pro­duits agri­coles et semi-fabri­qués éla­bo­rés au stade infé­rieur et importe des pro­duits d’un stade supé­rieur de fabrication. 

En effet, on s’a­per­çoit que, comme le PC you­go­slave s’en aper­çut avec Dji­las, « Lénine n’a pas pu pré­voir jusque dans les petits détails toutes les formes concrètes que pren­draient les rap­ports entre états socia­listes. » Et le même Dji­las notait qu’« il tombe sous le sens que lorsque les com­mu­nistes sont au pou­voir dans divers pays, il est risible de pré­tendre que les États qu’ils dirigent sont égaux en droits si les par­tis (ouvriers) gou­ver­nants ne sont pas eux-mêmes égaux en droits. L’É­ga­li­té de droit des États et des peuples dans le socia­lisme se tra­duit pré­ci­sé­ment et peut se tra­duire uni­que­ment par le fait que les par­tis au pou­voir sont égaux d’un État à l’autre, que, par exemple, le par­ti gou­ver­nant d’un État ― sur la base des inté­rêts du mou­ve­ment dans son ensemble ― décide libre­ment et indé­pen­dam­ment, comme dit Lénine, sa posi­tion quant aux rap­ports de son pays avec les autres pays » (Lénine et les rap­ports entre États socia­listes, p.60).

Le mythe de cette éga­li­té est suf­fi­sam­ment démen­ti aujourd’­hui, entre Par­tis et États hon­grois et russe. Il serait fal­la­cieux de croire que l’Ar­mée dite rouge soit moins apte qu’une autre à effec­tuer la répres­sion comme toute armée elle est faite pour cela : tirer sur le peuple, que ce peuple soit étran­ger est une rai­son de plus. Les déser­tions mas­sives (sur­tout par­mi les divi­sions ukrai­niennes issues d’une région limi­trophe de la Hon­grie et ayant l’ex­pé­rience de la résis­tance à l’op­pres­sion russe) ne dif­fé­ren­cient nul­le­ment l’Ar­mée inter­ven­tion­niste de celle de Fran­chet d’Es­pe­rey quand les déser­tions de fran­çais, séné­ga­lais, rou­mains se mul­ti­pliaient ain­si que les muti­ne­ries des You­go­slaves. Attri­buer à l’Ar­mée russe une ver­tu révo­lu­tion­naire ori­gi­nale, c’est mécon­naître le phé­no­mène géné­ral de l’Ar­mée ― corps répres­sif par des­ti­na­tion, rem­part de l’É­tat et pré­fi­gu­ra­tion uni­ver­selle du tota­li­ta­risme ― c’est tom­ber dans le féti­chisme de vieux sym­boles démo­né­ti­sés depuis plus d’un quart de siècle. L’Ar­mée russe en 1956, comme l’Ar­mée fran­çaise en 1919, est une machine à tuer et à dépor­ter les Hon­grois. C’est tou­jours la Sainte-Alliance des États contre les peuples. En 1956 au nom d’une clause secrète du Pacte de Var­so­vie entre l’É­tat hon­grois et l’É­tat russe, en 1919 au nom de l’En­tente, en 1848 au nom des accords de Var­so­vie entre l’É­tat des Habs­bourgs et l’É­tat russe. Les trois révo­lu­tions hon­groises ont été étouf­fées dans leurs limites natio­nales. Le 10 décembre 1956 une radio des tra­vailleurs insur­gés appe­lait à la grève géné­rale de soli­da­ri­té les tra­vailleurs du monde. Cet appel ne semble à notre connais­sance avoir été enten­du (outre les déma­gogues des syn­di­cats dits libres) que par les ouvriers polo­nais et en par­ti­cu­lier ceux des anciennes usines Sta­line foyer de l’in­sur­rec­tion de Poz­nan en juin 1956 à qui le gou­ver­ne­ment Gomul­ka dépê­cha des émis­saires spé­ciaux pour les rai­son­ner et les faire renon­cer à leur menace de grève. 

« Le pro­lé­ta­riat fran­çais et le pro­lé­ta­riat anglais ne feront rien en faveur du pro­lé­ta­riat espa­gnol. Il est inutile de nous faire des illu­sions. Il serait mal­hon­nête de nous en faire. », écri­vait Ber­ne­ri dans Guerre de Classes (p.23) avec rai­son ― mal­heu­reu­se­ment. L’é­chec de la révo­lu­tion sociale n’est pas dans la limite des capa­ci­tés créa­trices du pro­lé­ta­riat mais dans celle de sa soli­da­ri­té effec­tive ― para­ly­sée par les struc­tures éta­tiques. Sur la force de l’ar­mée russe, ce ne sont pas seule­ment Khroucht­chev et Tito qui ont intro­ni­sé Kadar comme ils avaient intro­ni­sé Gerö mais bien tous les gou­ver­ne­ments de l’O­NU qui pré­fèrent un gou­ver­ne­ment fan­toche que d’a­voir en face d’eux « per­sonne ». « Par qui pour­rait-on rem­pla­cer les envoyés de M. Kadar ? » deman­dait l’é­di­to­ria­liste du Monde (7 décembre). Évi­dem­ment, on voit mal des envoyés des États de l’O­NU adres­ser la parole aux conseils ouvriers.

Où est l’Internationale ?

L’é­chec de la troi­sième révo­lu­tion hon­groise est celui de toute révo­lu­tion iso­lée par son cadre natio­nal. L’Eu­rope est par­ta­gée entre deux Sainte-Alliance des États, deux impé­ria­lismes ayant leurs « chasses gar­dées » défi­nies par l’O­TAN et le Pacte de Var­so­vie où dans les deux cas les « classes secrètes » anti­ré­vo­lu­tion­naires et anti-ouvrières sont les classes prin­ci­pales. Cette orga­ni­sa­tion pré­ven­tive et répres­sive rend auto­ma­ti­que­ment caduc tout essai de révo­lu­tion dans un seul pays et pose la néces­si­té d’une révo­lu­tion inter­na­tio­nale. Car, jus­qu’i­ci, seule la répres­sion est inter­na­tio­nale et immé­diate en face du manque total de coor­di­na­tion des mou­ve­ments ouvriers. Les ouvriers hon­grois font aujourd’­hui les frais de cette dés­union comme ils l’a­vaient déjà fait en 1920 avec l’é­chec du boy­cott inter­na­tio­nal du régime Hor­thy par les syn­di­cats des autres pays.

Et pour­tant dès qui des cra­que­ments ont paru ébran­ler les États ― capi­ta­listes comme sta­li­niens ― les fron­tières n’ont pu empê­cher tout à fait la soli­da­ri­té des peuples. Rap­pe­lons-nous 1848, 1918 et 1945. Mais rap­pe­lons-nous aussi :

- 1953 : mort de Sta­line. Période de Beria. Insur­rec­tion du 17 juin à Ber­lin-Est gagnant toute l’Al­le­magne orien­tale puis la Tché­co­slo­va­quie (Plsen, Brno… ) et au-delà. Coup de force de l’ar­mée contre la police : Beria arrê­té ― révolte des tra­vailleurs du Grand-Nord (Vokhouia, Igar­ka…) Pre­mier gou­ver­ne­ment Nagy.
– 1956 : Rap­port Khroucht­chev. Désta­li­ni­sa­tion. Insur­rec­tion de Poz­nan. Échecs des coups de force sta­li­niens de Rako­si au début juillet en Hon­grie et du groupe de Nato­lin en octobre en Pologne― gou­ver­ne­ment Gomul­ka ― révo­lu­tion hongroise. 

Chaque fois que les cir­cons­tances les favo­risent les peuples mani­festent leur oppo­si­tion au même sys­tème oppres­sif du capi­ta­lisme d’État. 

Chaque fois les tra­vailleurs se lèvent contre la classe bureau­cra­tique et tentent de s’or­ga­ni­ser pour venir à bout du nou­veau sys­tème pla­ni­fié d’exploitation.

La planification base du socialisme

La méthode cen­trale de lutte est la lutte contre le capi­ta­lisme d’É­tat et le capi­ta­lisme pri­vé c’est celle des conseils des soviets de tra­vailleurs pre­nant en main la défense armée comme la pro­duc­tion et la dis­tri­bu­tion. Le sys­tème des conseils se fédé­rant est celui que décrivent les théo­ri­ciens anar­chistes et que natu­rel­le­ment uti­lisent les tra­vailleurs à maintes reprises : citons à nou­veau la riche expé­rience d’Es­pagne où le pro­lé­ta­riat des usines et des champs a pous­sé le plus avant l’ex­pé­rience déjà entre­prise par les tra­vailleurs russes en 1905 et après 1917I et 1918 et vers laquelle les tra­vailleurs hon­grois se sont d’eux-mêmes diri­gés à nou­veau en 1956, comme y tendent éga­le­ment les tra­vailleurs polonais. 

Les bases du socia­lisme ne sont pas plus dans une struc­ture éco­no­mique mar­xiste que bour­geoise, mais dans les classes ouvrières et pay­sannes elles même. Le capi­ta­lisme d’É­tat est-il plus proche du socia­lisme que le capi­ta­lisme pri­vé ? pas néces­sai­re­ment, et en tout cas, le tota­li­ta­risme ne rap­proche pas du com­mu­nisme véri­table. Dans les États du type mar­xiste, le grand capi­tal pri­vé est détruit, ce n’est qu’une condi­tion néga­tive du socia­lisme. La condi­tion posi­tive essen­tielle est que les tra­vailleurs gèrent la pro­duc­tion et pro­cèdent à une dis­tri­bu­tion éga­li­taire. Cette condi­tion les tra­vailleurs d’eux-mêmes chaque fois l’é­ta­blissent et chaque fois l’É­tat les chasse de la ges­tion pour s’ap­pro­prier la plus-value, le pro­fit, les béné­fices d’une répar­ti­tion et d’une orien­ta­tion des dépenses à son avan­tage. Il est bien enten­du que tout régime socia­liste sup­pose l’a­bo­li­tion de l’é­co­no­mie concur­ren­tielle pri­vée et son rem­pla­ce­ment par un sys­tème de pré­vi­sion de la consom­ma­tion, de coor­di­na­tion de la répar­ti­tion et de pla­ni­fi­ca­tion de la pro­duc­tion des biens. Ce qui ne veut pas dire que tout sys­tème de pla­ni­fi­ca­tion soit un pas vers le socia­lisme. Ce qui est impor­tant ce n’est pas l’exis­tence d’or­ga­nismes pla­ni­fi­ca­teurs, c’est de savoir pour qui ils tra­vaillent. Or, spon­ta­né­ment les tra­vailleurs insur­gés en régime capi­ta­liste comme en régime sta­li­nien orga­nisent une pro­duc­tion pla­ni­fiée selon les besoins : voi­ci la base du socia­lisme. Alors qu’un appa­reil pla­ni­fi­ca­teur peut être aus­si bien mis aus­si bien au ser­vice d’une bureau­cra­tie que d’une bour­geoi­sie tra­di­tion­nelle, par exemple en cas de grande crise, de guerre, on passe de l’é­co­no­mie diri­gée à une éco­no­mie pla­ni­fiée de fait ou fas­ciste, et que de toute façon il tend tou­jours à ren­for­cer les pri­vi­lèges et à accroître la part de la classe diri­geante par l’en­tre­mise de l’É­tat, ce qui est le contraire du socialisme.

Évolution vers les Conseils ou vers l’État ?

La réa­li­té est que toutes les réformes entre­prises tant en Rus­sie depuis le XXe congrès qu’en You­go­sla­vie titiste depuis des années et qu’en Pologne gomul­kiste mènent à un effa­ce­ment pro­gres­sif et à la dis­so­lu­tion du par­ti dans l’É­tat. Et le bou­khan­nien Nagy ne pou­vait sou­hai­ter autre chose.

Rap­pe­lons-nous que les ouvriers hon­grois de 1919 avaient pris le che­min inverse celui de fondre le PC deve­nu Union des Ouvriers Com­mu­nistes dans l’en­semble de leur classe orga­ni­sée en conseils. Ce qui est exac­te­ment le contraire que de créer un corps social sépa­ré du peuple et assi­mi­lé à l’État. 

En You­go­sla­vie titiste un che­min paral­lèle fut pris mais en appa­rence seule­ment pour mieux dis­si­mu­ler la réa­li­té éta­tiste : La Ligue des Com­mu­nistes (ancien PC) a été enve­lop­pée dans l’As­so­cia­tion Socia­liste du Peuple (ancien Front Popu­laire). Les conseils pro­duc­teurs ont été res­tau­rés d’ans tous les éta­blis­se­ments (sauf les « 3 domaines réser­vés » : Affaires étran­gères, armée, police) mais l’É­tat reste tout puissant.
Quant à l’é­vo­lu­tion annon­cée vers les conseils en Pologne, il est à craindre qu’elle ne soit pro­gres­si­ve­ment frei­née comme en Rus­sie du temps de Lénine, comme dans toute l’Eu­rope occu­pée depuis 1945 par les Amé­ri­cains ou les Russes.

Les conseils ouvriers ne peuvent croître qu’aux dépens de l’É­tat., leur triomphe signi­fie révo­lu­tion, régime a‑étatique. Tout par­ti poli­tique au contraire vise à agir au des­sus des conseils, à se pas­ser d’eux, à consti­tuer l’É­tat. Or la révo­lu­tion sup­pose la libre expres­sion des opi­nions des tra­vailleurs, le plu­ra­lisme de leurs ten­dances, donc la riva­li­té de leurs partis.

L’organisation anarchiste

Quelle peut être la fonc­tion de l’or­ga­ni­sa­tion anar­chiste spé­ci­fique en ces circonstances ?

Elle ne peut tendre, comme les par­tis, à l’exer­cice du pou­voir et au mono­pole politique.

Elle peut pré­pa­rer la phase d’as­saut révo­lu­tion­naire seule ou avec d’autres mou­ve­ments d’avant-garde.

Elle doit par­ti­ci­per en même temps qu’à la des­truc­tion de l’ordre ancien à l’é­di­fi­ca­tion d’un régime liber­taire et fédé­ra­liste fon­dé sur les conseils, les com­munes et les syn­di­cats révo­lu­tion­naires. Mais sa mis­sion ori­gi­nale reste de tou­jours mettre en garde les tra­vailleurs contre toute renais­sance d’une classe diri­geante, et sur­tout elle-même de ne pas se déta­cher du pro­lé­ta­riat pour diri­ger l’é­co­no­mie ou la défense ni per­mettre qu’au­cune autre ten­dance ne le fasse. 

Or il ne faut pas se cacher qu’au cours de la révo­lu­tion hon­groise de 1919 comme au cours de la révo­lu­tion espa­gnole les anar­chistes en fait se divi­sèrent à mesure qu’ap­pa­rut sur le pro­lé­ta­riat un embryon d’É­tat, l’a­morce d’une classe diri­geante. Une par­tie des anar­chistes avan­cèrent à côté des mar­xistes (en Hon­grie au sein du PC deve­nu Union des Ouvriers Com­mu­nistes) tan­dis qu’une autre s’en sépa­rait (en Hon­grie, l’U­nion Anar­chiste) et dénon­çaient la créa­tion d’un nou­veau pou­voir poli­tique, d’une nou­velle armée, d’une nou­velle armée, d’une ter­reur pesant sur les travailleurs.

Et pour­tant l’a­vons-nous répé­té que : par­ti­ci­pa­tion ou non-par­ti­ci­pa­tion au pou­voir est une ques­tion oiseuse pour les anar­chistes même en période révo­lu­tion­naire ! Le vrai dilemme est celui de la pos­si­bi­li­té ou non d’une socié­té sans État, sans classe diri­geante avec tous les pro­blèmes d’or­ga­ni­sa­tion éco­no­mique et tech­nique et de matu­ri­té psychologique.
Il s’a­git non d’un vœu, d’une espé­rance, d’une croyance mais d’une dis­po­si­tion humaine ou non, et de cir­cons­tances à sai­sir per­met­tant sa réalisation.

Paul Rol­land

Bibliographie

- A. Dau­phin-Meu­nier : La Com­mune hon­groise et les anar­chistes, Paris 1926.
– M. Dji­las : Lénine et les rap­ports entre États socia­listes, Paris, 1949.
– F. Fej­to : Les démo­crates popu­laires, Paris, 1952. ; La tra­gé­die hon­groise, Paris, 1956.
– Ter­sen : His­toire de la Hon­grie, Paris, 1955.
– Socia­lisme ou Bar­ba­rie Nº 20, France-Obser­va­teur jus­qu’au Nº 347, etc. 

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