La Presse Anarchiste

Rapport du Comité fédéral jurassien

Compagnons,

La lutte ardente qu’au­rait à sou­te­nir notre Fédé­ra­tion juras­sienne, lutte que nous pres­sen­tions tous au Congrès juras­sien tenu à Son­vil­lier le 12 novembre der­nier, n’a pas tar­dé à se mani­fes­ter dans ses divers carac­tères et dans toute sa fureur. Lutte impla­cable de la réac­tion bour­geoise contre le socia­lisme révo­lu­tion­naire, mais revê­tant chez nous un carac­tère d’hy­po­cri­sie qu’on ne lui connaît plus dans les autres pays.

Presque par­tout, dans les pays monar­chiques, la réac­tion a elle-même arra­ché son masque et se montre aujourd’­hui fran­che­ment l’en­ne­mie irré­con­ci­liable des ten­dances nou­velles des classes ouvrières. Après la chute de la Com­mune de Paris, le signal paraît avoir été don­né dans toute l’Eu­rope et tous les gou­ver­ne­ments semblent vou­loir riva­li­ser de zèle pour anéan­tir l’In­ter­na­tio­nale. Et cepen­dant, mal­gré toutes les per­sé­cu­tions, l’In­ter­na­tio­nale, si elle souffre, vit tou­jours, et sa grande idée éman­ci­pa­trice pénètre de plus en plus la conscience des peuples.

En Suisse, à part quelques com­plai­sances de gou­ver­nants à gou­ver­nants, nous n’a­vons pas à nous plaindre des pour­suites légales, mais notre bour­geoi­sie ne s’en montre pas moins l’a­char­née enne­mie de notre Asso­cia­tion, et pour la com­battre elle a recours à tous les moyens que met à sa dis­po­si­tion sa puis­sance éco­no­mique : inti­mi­da­tion, per­sé­cu­tions, calom­nies, hypo­cri­sie et men­songes. Tout récem­ment, lors de l’a­gi­ta­tion révi­sion­niste, nous avons pu assis­ter à un curieux spec­tacle ; à entendre les libé­raux et bour­geois de toutes les nuances, le bien-être moral et maté­riel du peuple devait être le résul­tat de la nou­velle Consti­tu­tion fédé­rale. Or, étu­dions la vie de ces prô­neurs des liber­tés popu­laires, cher­chons-les dans leurs manu­fac­tures, leurs ate­liers, leurs chan­tiers ; là, le tri­bun popu­laire est rem­pla­cé par l’ar­ro­gant, ambi­tieux, vani­teux, rapace capi­ta­liste, et celui qui, à l’as­sem­blée popu­laire, votait pour l’é­lar­gis­se­ment des droits du peuple, signe­ra l’ins­tant d’a­près une pièce condam­nant l’ac­tion des socié­tés ouvrières.

Telle est notre bourgeoisie.

La lutte, non moins impla­cable, dont a à souf­frir notre Fédé­ra­tion juras­sienne, c’est la lutte enga­gée dans toute l’In­ter­na­tio­nale entre le socia­lisme auto­ri­taire et le socia­lisme anti-auto­ri­taire ou fédé­ra­liste. Toute illu­sion serait désor­mais funeste, si la lumière ne se fai­sait com­plè­te­ment sur ce point impor­tant de notre his­toire contem­po­raine. Déga­gée de toute haine per­son­nelle, la crise actuelle dans le sein de l’In­ter­na­tio­nale pré­sente tous les carac­tères d’une guerre de prin­cipes, de laquelle dépen­dra pour une période plus ou moins longue, l’a­ve­nir de l’As­so­cia­tion. — C’est le prin­cipe auto­ri­taire appli­qué au socia­lisme, et le prin­cipe d’au­to­no­mie et de libre fédé­ra­tion, qui sont en jeu, non seule­ment au point, de vue de l’or­ga­ni­sa­tion préa­lable du pro­lé­ta­riat, mais encore en vue de toute son action poli­tique. L’É­tat du peuple (Volkss­taat) et la Com­mune libre sont deve­nus les deux expres­sions pra­tiques de ces deux principes.

La Fédé­ra­tion juras­sienne (alors une des moi­tiés de la Fédé­ra­tion romande) déjà avant la Révo­lu­tion du 18 mars, avait adop­té comme pro­gramme pra­tique la libre orga­ni­sa­tion des tra­vailleurs par eux-mêmes dans les Com­munes libres, et la libre fédé­ra­tion, sur des bases inter­na­tio­nales, de ces Com­munes, et comme moyen de réa­li­sa­tion elle ne recon­nut que l’ac­tion fran­che­ment révo­lu­tion­naire, en dehors de tout com­pro­mis avec la bourgeoisie.

C’est cette atti­tude qui valut à notre Fédé­ra­tion d’être la pre­mière en butte aux attaques pas­sion­nées des hommes atta­chés au socia­lisme autoritaire.

Depuis le Congrès de Son­vil­lier, où nous eûmes l’au­dace de mettre en doute l’in­failli­bi­li­té du Conseil géné­ral, notre Fédé­ra­tion et ses plus dignes repré­sen­tants ne cessent d’être outra­geu­se­ment et d’une manière misé­rable, calom­niés par le Conseil géné­ral et ses agents de tous les pays. Cette guerre sourde, intes­tine, a pris un tel carac­tère d’a­ni­mo­si­té, que toute conci­lia­tion semble deve­nue impos­sible, et que, dans l’in­té­rêt même de la cause ouvrière, nous ne devons plus cher­cher qu’à obte­nir du Congrès géné­ral jus­tice contre nos calomniateurs.

Tout homme ayant quelque peu de sens pra­tique convien­dra qu’une pareille situa­tion n’est pas faite pour coopé­rer à la pros­pé­ri­té d’une Association.

Néan­moins la Fédé­ra­tion juras­sienne s’est accrue, depuis le Congrès de Son­vil­lier, de 3 nou­velles Sec­tions, Por­ren­truy, Fleu­rier et Lau­sanne ; et de nom­breux groupes en France, n’ayant pu consti­tuer une fédé­ra­tion fran­çaise, nous ont envoyé leur adhésion.

Le fait le plus mar­quant qui carac­té­rise l’his­toire du mou­ve­ment ouvrier dans notre contrée, fait qui devait natu­rel­le­ment se rat­ta­cher aus­si à l’his­toire par­ti­cu­lière de notre Fédé­ra­tion juras­sienne, c’est l’a­gi­ta­tion qui s’est mani­fes­tée dans l’in­dus­trie hor­lo­gère en faveur de la consti­tu­tion des socié­tés de métier et de l’aug­men­ta­tion des salaires.

Déjà au Congrès de Son­vil­lier, nous vous ren­dions atten­tifs à ce mou­ve­ment nais­sant ; depuis il est deve­nu si géné­ral qu’on peut sans crainte affir­mer qu’il a pro­duit une grave crise dans notre contrée. En effet, le mou­ve­ment ouvrier ne s’é­tait jamais jus­qu’à pré­sent affir­mé d’une manière si géné­rale et si posi­tive, la bour­geoi­sie de nos contrées ne s’é­tait pas habi­tuée à la lutte entre le Tra­vail. et le Capi­tal, elle était endor­mie sur un amas de pré­ju­gés sociaux ; sitôt que les symp­tômes d’a­gi­ta­tion se géné­ra­lisent, nous voyons se pro­duire la coa­li­tion de tout ce qui dans notre indus­trie se rat­tache au pri­vi­lège. Tout récem­ment cette coa­li­tion a pris un carac­tère mena­çant pour les socié­tés ouvrières, si celles-ci ne savent pas, par une atti­tude digne, ferme, éner­gique, contre­ba­lan­cer les funestes consé­quences que peut avoir le pacte rétro­grade conclu à la confé­rence des fabri­cants à Sonceboz.

Si nous en jugeons par l’es­prit qui règne dans la classe ouvrière, les socié­tés ne se lais­se­ront pas inti­mi­der ; au contraire elles pour­sui­vront leur œuvre d’or­ga­ni­sa­tion et on peut pré­voir le moment où, l’in­dif­fé­rence ayant dis­pa­ru du sein de la classe ouvrière, celle-ci, puis­sam­ment orga­ni­sée, pour­ra se garan­tir contre les pré­ten­tions des fabri­cants et pour­suivre avan­ta­geu­se­ment son œuvre d’a­mé­lio­ra­tion et d’affranchissement.

Nous n’a­vons cepen­dant pas à nous faire illu­sion ; ce mou­ve­ment n’a pas encore conquis le carac­tère d’in­ter­na­tio­na­li­té que, sans aucun doute, nous dési­rions tous, mais il marque un sérieux et géné­ral réveil dans nos popu­la­tions ouvrières.

Nous saluons donc l’a­gi­ta­tion ouvrière qui se mani­feste dans notre indus­trie, comme un fruit de la pro­pa­gande faite par les membres de la Fédé­ra­tion juras­sienne au sein des Socié­tés ouvrières dont ils font presque tous partie.

Un fait qui devait néces­sai­re­ment venir à l’en­contre de la pro­pa­gande de nos prin­cipes socia­listes, c’est l’a­gi­ta­tion à laquelle nous avons assis­té et pro­duite par révi­sion de la Consti­tu­tion fédé­rale suisse. Nous n’a­vons pas à ana­ly­ser ici quels sont les avan­tages et désa­van­tages, pour l’a­ve­nir du peuple, du nou­veau pro­jet de Consti­tu­tion ; nous avons sim­ple­ment à consta­ter que la masse des ouvriers suisses s’est lais­sé entraî­ner dans ce mou­ve­ment, et qu’elle y sera entraî­née aus­si long­temps qu’elle n’au­ra pas sa concep­tion poli­tique, éco­no­mique ou autre­ment dit socia­liste-révo­lu­tion­naire à elle. — La Bour­geoi­sie libé­rale de toutes les nuances a su par­fai­te­ment exploi­ter l’i­gno­rance, en matière sociale, du peuple suisse ; selon ses inté­rêts, elle a su sur­ex­ci­ter les pas­sions popu­laires soit au nom du fédé­ra­lisme can­to­na­liste, soit au nom de l’É­tat cen­tra­li­sé. Pour les classes ouvrières le dan­ger est plus dans l’a­ve­nir que dans le pas­sé. Mal­gré le rejet de la nou­velle Consti­tu­tion, nous devons nous attendre à une nou­velle agi­ta­tion en faveur d’une nou­velle révi­sion fédé­rale. La guerre civile sera peut-être la consé­quence déplo­rable de cette cam­pagne, et cette guerre civile, si elle devait mal­heu­reu­se­ment se pro­duire, serait d’au­tant plus funeste, que ce serait natu­rel­le­ment le peuple tra­vailleur qui en sup­por­te­rait toutes les ter­ribles consé­quences, sans aucun pro­fit réel pour sa propre cause. Qu’im­porte à l’ou­vrier l’É­tat can­to­nal ou l’É­tat cen­tral. Tant que la Bour­geoi­sie domi­ne­ra éco­no­mi­que­ment le Peuple, elle sera son maître aus­si poli­ti­que­ment et l’un et l’autre État seront la sau­ve­garde légale de ses pri­vi­lèges. Le seul pro­blème poli­tique, duquel puissent sérieu­se­ment s’oc­cu­per les ouvriers, c’est la décen­tra­li­sa­tion abso­lue, non pas en faveur des Can­tons, mais en faveur des Com­munes libres recons­ti­tuant de bas en haut la Fédé­ra­tion, non pas des États can­to­naux, mais des Communes.

C’est cette nou­velle concep­tion poli­tique que nous devons faire péné­trer au sein du peuple suisse, si nous ne vou­lons pas que des guerres civiles, sans autre pro­fit que celui des exploi­teurs, ensan­glantent la Suisse et para­lysent l’ac­tion éman­ci­pa­trice du Prolétariat.

Tou­jours l’I­déal, nous dira-t-on, et jamais la pra­tique immé­diate. Superbe pra­tique, poli­tique, répon­drons-nous, que celle qui consiste à oppo­ser en deux camps enne­mis les popu­la­tions labo­rieuses de la Suisse romande et de la Suisse allemande !

Notre pra­tique, à nous, peut être plus large, plus féconde que celle de m’im­porte quel pra­ti­cien poli­tique, si nous savons lui don­ner toute sa signi­fi­ca­tion his­to­rique : c’est la conso­li­da­tion, le déve­lop­pe­ment des socié­tés de métiers, des fédé­ra­tions ouvrières, consti­tuant ain­si, par le seul fait de leur libre orga­ni­sa­tion, en dehors de toute tutelle auto­ri­taire ou bour­geoise, un monde nou­veau, en oppo­si­tion radi­cale d’in­té­rêts et de ten­dances avec la vieille socié­té. La consé­quence indis­cu­table de cette tac­tique, c’est le pro­grès rapide de la concep­tion et de l’i­ni­tia­tive révo­lu­tion­naire au sein des peuples. C’est l’ac­tion rapide de la Révo­lu­tion popu­laire sub­sti­tuée à l’ac­tion lente de la Réforme légale. C’est le vieux prin­cipe auto­ri­taire tué par la Liberté.

Telle est la mis­sion qui nous incombe fata­le­ment, de par le déve­lop­pe­ment des faits poli­tiques et éco­no­miques, si nous vou­lons res­ter fidèles à notre drapeau.

Le Congrès du Locle sau­ra cer­tai­ne­ment main­te­nir la Fédé­ra­tion juras­sienne dans la voie que lui dicte le devoir, la digni­té, l’hon­neur et aus­si le sens pratique.

Vive l’Internationale !

Vive la Com­mune libre !

Vive la Révo­lu­tion sociale !

Au nom du Comi­té fédé­ral juras­sien, Le secré­taire-cor­res­pon­dant, Adhé­mar Schiwtz­gué­bel, Son­vil­lier, le 17 mai 1872. 

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