La Presse Anarchiste

Du haut de mon mirador

Depuis un récent numé­ro des « Nou­velles Lit­té­raires », M. Jean Ros­tand nous expose que la bio­lo­gie laisse net­te­ment entre­voir cer­taine appli­ca­tions dont les suites pour­raient se mon­trer consi­dé­rables tant pour l’Homme que pour la Socié­té. Et il nous les détaille : « déter­mi­na­tion volon­taire du sexe, géné­ra­tion sans père, déve­lop­pe­ment du fœtus en bocal, abo­li­tion de la vieillesse, pro­lon­ga­tion de la vie, per­fec­tion­ne­ment de notre espèce et même créa­tion d’une espèce surhumaine. »

Nous, nous vou­lons bien qu’on fabrique des sur­hommes en série, des sur­hommes au cer­veau énorme dépas­sant en capa­ci­té intel­lec­tuelle « les meilleurs de leurs congé­nères enfan­tés par le hasard ». Seule­ment, nous nous méfions et non sans rai­son, et nous nous deman­dons si, en fait de rai­son­na­bi­li­té, de socia­bi­li­té, de sen­si­bi­li­té, de com­pré­hen­si­bi­li­té de « leurs frères infé­rieurs », les dits êtres supé­rieurs vau­dront mieux que les échan­tillons de sur­hommes ― bien sûr infé­rieurs ― qui ont pas­sé sur la pla­nète, y semant la dévas­ta­tion et la souf­france. Un peu moins de capa­ci­té intel­lec­tuelle, un peu plus de bon­té, de géné­ro­si­té, de pitié, d’es­prit conci­liant, de volon­té d’en­tente fra­ter­nelle, voi­là, avouons-le hum­ble­ment, qui ferait bien mieux notre affaire.

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Dans le grand jour­nal anglais « The Lan­cet », un doc­teur hol­lan­dais, éva­dé de son pays et qui durant l’oc­cu­pa­tion, a visi­té, à tra­vers mille dan­gers, les Pays-Bas, la Bel­gique, la France, dénon­çait il y a quelques temps, l’é­tat d’es­prit anor­mal engen­dré dans ces pays par l’oc­cu­pa­tion pro­lon­gée qu’ils ont subie ― et cela vaut pour tous les pays se trou­vant dans le même cas. Il en résulte une psy­chose par­ti­cu­lière qui fait regar­der comme chose ordi­naire les meurtres, la déla­tion, la dis­si­mu­la­tion, le mar­ché noir, la bes­tia­li­té et toutes sortes de per­ver­sions morales. Les cinq der­nières années ont créé en Europe un cli­mat de névro­pa­thie ou de psy­cho­pa­thie, une « men­ta­li­té infan­tile » qui se mani­feste de trois façons prin­ci­pales : 1° para­ly­sie men­tale géné­rale. 2° sus­pi­cion intense. 3° agres­si­vi­té accrue. Peu importe l’in­ten­si­té de la résis­tance à la domi­na­tion nazie. On a incons­ciem­ment l’at­ti­tude et les concep­tions des domi­na­teurs : « c’est la loi de la vie, ce que l’on com­bat on l’ab­sorbe également. »

Incon­tes­ta­ble­ment, l’in­ten­tion du Doc­teur hol­lan­dais ten­dait à ce que les « auto­ri­tés libé­ra­trices » ne portent pas un juge­ment trop hâtif sur le com­por­te­ment des « libé­rés » dont, en majo­ri­té, les actes sont le résul­tat d’une réac­tion sans équi­libre contre un pas­sé encore vivant en leur mémoire. Mais jamais les consé­quences d’une guerre n’ont ame­né un sem­blable résul­tat, du moins à l’é­poque contem­po­raine. Rai­son de plus pour que s’af­firme notre hor­reur de la guerre, de toutes les guerre.

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Par ailleurs, « The Bal­ti­more Sun » nous apprend qu’en Amé­rique quelques 2 300 000 hommes et femmes ont été décla­rés inaptes au ser­vice armé à cause de désordres « men­taux et émo­tion­nels » soit 18 % de l’ef­fec­tif appe­lé (sur ce nombre figurent 476 000 com­bat­tants ren­voyés dans leurs foyers). Or, durant la pre­mière guerre mon­diale, 1914 — 1918, il n’y avait eu que 3 % d’i­naptes et de congé­diés. Ces chiffres en disent long sur les carac­té­ris­tiques de ces cinq années de guerre : folie de des­truc­tion, exces­sive rapi­di­té de mou­ve­ment, sou­dai­ne­té et impré­vi­si­bi­li­té des attaques, tem­pé­ra­tures extrêmes, absence abso­lue de sécu­ri­té, deuil, absence pro­lon­gée de nou­velles d’êtres chers, récits hor­ri­fiants. Tout cela prouve qu’à l’en­contre des dires de cer­tains bons apôtres, l’é­tat de vio­lence orga­ni­sée n’est pas natu­rel à l’homme. Tout être sain et nor­mal, quel qu’il soit, aspire à vivre d’une exis­tence autre que celle où il se sent mena­cé à chaque ins­tant d’être réduit en bouillie ou estro­pié pour le reste de ses jours. Et ce qu’il apprend à ce sujet ne vaut pas mieux pour son équi­libre mental.

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Dans les camps de concen­tra­tion nazis et par­ti­cu­liè­re­ment à Buchen­wald, se trou­vaient inter­nés tous les membres d’une secte pro­tes­tante dénom­mée « les Témoins de Jého­vah » ou « Étu­diants de la Bible ». Refu­sant de pro­non­cer le fameux « Heil Hit­ler », refu­sant de por­ter les armes, ils furent pour­sui­vis, tra­qués, per­sé­cu­tés, matra­qués par la Ges­ta­po et fina­le­ment inter­nés. Le comble fut mis à leur trai­te­ment lors­qu’ils s’abs­tinrent de par­ti­ci­per à la « contri­bu­tion de la laine » (Wolls­pende) en faveur des troupes alle­mandes du front orien­tal. D’ailleurs, on les accu­sait de par­ler avec les juifs, de faire connaître au dehors les atro­ci­tés qui se per­pé­tuaient à Buchen­wald. On les envoya tra­vailler dans les car­rières, on les dépouilla de tous leurs vête­ments de des­sous, on les fit tra­vailler en plein air, par un froid rigou­reux, jus­qu’à la tom­bée de la nuit. Aucun ne céda. Il en res­tait 200 envi­ron quand les troupes amé­ri­caines arri­vèrent. Les membres de cette secte croient que nous vivons les der­niers jours de la pla­nète. La fin du monde, à les en croire, a com­men­cé en 1914 !

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Or, a cause de leur obs­ti­na­tion à refu­ser le ser­vice mili­taire et à col­por­ter des tracts flé­tris­sant la guerre, ces « Témoins de Jého­vah » pas­saient pour pro-nazis en Angle­terre, où 1162 d’entre eux furent pour­sui­vis pour infrac­tion à diverses lois consé­cu­tives à l’é­tat de guerre. En Aus­tra­lie, on les soup­çon­nait d’es­pion­nage. Au Cana­da, on décla­ra illé­gale leur asso­cia­tion. Aux États-Unis, leur refus de saluer la ban­nière étoi­lée irri­ta maintes fois le peuple contre eux, irri­ta­tion qu’ac­com­pa­gnèrent sou­vent des actes de vio­lence. En Hon­grie, les par­ti­sans de l’axe les firent condam­ner à des peines de tra­vaux for­cés, sous pré­texte de sym­pa­thie avec les « plouto-démocrates ».

Tout en reje­tant les gou­ver­ne­ments poli­tiques et les consi­dé­rant comme chose mau­vaise en soi, les « Témoins de Jého­vah » admettent volon­tiers le gou­ver­ne­ment d’une théo­cra­tie de « saints ». Si nous nous sommes éten­dus sur leur cas, c’est pour mon­trer que lors­qu’ils se trouvent en pré­sence d’in­di­vi­dua­li­tés déci­dés à mettre en pra­tique leurs convic­tions anti-éta­tistes, dic­ta­tures et démo­cra­ties réagissent de même façon.

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Nous avons en main un numé­ro de « Liber­ty » remon­tant au 22 juillet 1882. À cette époque, le gou­ver­ne­ment des États-Unis, le Congrès, la Cour suprême de jus­tice s’a­char­naient contre les Mor­mons. Ben­ja­min R. Tucker était, bien enten­du, adver­saire du Mor­mo­nisme en tant que doc­trine reli­gieuse, mais il défen­dait le droit pour les femmes mor­mones de par­ti­ci­per à des mariages poly­games, d’é­pou­ser un homme mari de plu­sieurs femmes, même si en le fai­sant, elles croyaient assu­rer leur salut éter­nel. Dès lors, cela va de soi, qu’elles n’y étaient pas contraintes. Per­sonne, écri­vait Tucker, n’a jamais mis en doute la sin­cé­ri­té et la pure­té des mœurs des femmes Mor­mones. Si le Congrès veut enga­ger la lutte contre l’im­pu­re­té, la sen­sua­li­té, le vice mas­cu­lin ou fémi­nin, qu’a-t-il besoin de s’en prendre à l’U­tah ? New-York four­mille de riches ban­quiers et de mar­chands for­tu­nés les­quels, à côté de leur ménage légal, entre­tiennent secrè­te­ment plu­sieurs ménages extra-légaux. Pour­quoi inter­ve­nir dans la morale pri­vée des habi­tants d’un cer­tain État, alors qu’on laisse vivre à leur guise, sous ce rap­port, les res­sor­tis­sants des autres États de la Fédé­ra­tion amé­ri­caine ? Tucker ne voyait que men­songe éhon­té et mau­vaise foi poli­tique dans la pieuse offen­sive déclen­chée contre les Mor­mons, dont le seul tort était de vivre leur doc­trine au grand jour. À quoi bon garan­tir dans la Consti­tu­tion le droit au libre exer­cice de toute reli­gion, si c’est pour exclure de ce droit une caté­go­rie de citoyens dont, pour leur mal­heur, la reli­gion déplaît à l’hy­po­cri­sie puri­taine ? La liber­té natu­relle, conti­nuait Tucker, embrasse toutes les liber­tés de l’homme : morale, sociale, reli­gieuse, indus­trielle , com­mer­ciale, poli­tique, et toutes les autres, dès lors que l’exer­cice de l’une ou l’autre de ces liber­tés ne com­porte pas empiè­te­ment sur l’exer­cice de l’é­gale liber­té d’au­trui. Et cette concep­tion de la liber­té implique indé­pen­dance à l’é­gard des lois des Congrès ou des déci­sions des Cours suprêmes de justice.

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Le monde des « inter­lin­guistes » n’a pas appris sans émo­tion la mort de deux hommes qui ont accom­pli de grands efforts pour la dif­fu­sion de l’i­dée de la langue auxi­liaire ou inter­na­tio­nale : le danois Otto Jes­per­sen et le sué­dois P. Ahl­berg. Jes­per­sen était un lin­guiste remar­quable, qui fut membre de la Délé­ga­tion pour l’a­dop­tion de la langue inter­na­tio­nale et se fit connaître comme cham­pion de l’i­do pen­dant de nom­breuses années. En 1928, il lan­ça un nou­vel idiome de sa propre inven­tion, le Novial, qui n’eut pas le suc­cès qu’il espé­rait. Quant à Ahl­berg, dis­pa­ru l’an­née der­nière à 79 ans, il s’é­tait ral­lié à l’i­do après avoir été le pre­mier pro­pa­gan­diste de l’es­pé­ran­to en Suede, ce qui l’a­vait ame­né en 1908 à trans­for­mer en « Mon­do » la revue « Espe­ran­tis­ten ». Pen­dant 20 ans, Mon­do fut l’or­gane offi­ciel de l’i­do, puis en 1928, Ahl­berg sui­vit Jes­per­sen et une fois encore chan­gea le titre de sa revue, qu’il dénom­ma « Nova­liste ». Ahl­berg était un géant à la longue barbe, tra­vailleur enthou­siaste, type du pion­nier infa­ti­gable qui n’é­pargne ni son temps, ni sa peine, ni les sacri­fices matériels.

Dans l’or­gane occi­den­tal « Liber­ta », nous notons une article de G. Bohin, rela­tif à la néces­si­té d’in­tro­duire un plus grand nombre de racines slaves dans le voca­bu­laire des langues inter­na­tio­nale, étant don­né l’im­por­tance prise par le groupe lin­guis­tique slave. Il y a long­temps qu’on a récla­mé ici l’in­tro­duc­tion dans le dit voca­bu­laire, non seule­ment des racines slaves, mais encore des racines proche, moyen et extra orien­tales (arabe, turc, indous­ta­ni, chi­nois, japo­nais, malais, etc…) et même afri­caines. Sans doute, la tâche n’est pas aisée, mais il importe de la ten­ter si on ne veut pas que les langues inter­na­tio­nales ne le soient que de nom et s’obs­tinent à conser­ver un aspect latino-occidental. 

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L’af­faire René Gérin aura-t-elle trou­vé une solu­tion rai­son­nable quand paraî­tront ces lignes ? Nous le sou­hai­tons, car, en véri­té, on reste stu­pé­fait devant cette condam­na­tion à huit années de tra­vaux for­cés, quand on la com­pare à l’in­dul­gence dont jouissent cer­tains col­la­bo­ra­teurs, pour de vrai ceux-là. René Gérin n’a pas été un pour­voyeur de bagnes hit­lé­riens, il n’a pas encou­ra­gé les départs mas­sifs de la soi-disant relève ou du S.T.O., comme le fait remar­quer un pério­dique ami. Il n’a fait fusiller qui que ce soit. Mais nous savons que Gérin n’a pas été condam­né comme chro­ni­queur lit­té­raire de l’Œuvre (et l’o­pi­nion qu’il a pu émettre sur tel ou tel ouvrage relève du droit de libre expres­sion de la pen­sée, tant exal­tée par les démo­cra­ties). Non, il a été condam­né parce que paci­fiste, parce qu’ob­jec­teur de conscience empri­son­né sous Dala­dier (ayant per­du de ce fait sa chaire de pro­fes­seur soit dit en passant).

Même s’il s’est trom­pé dans ses appré­cia­tions ou ses juge­ments, il ne faut pas, comme on le dit ailleurs, que « le paci­fiste Gérin paye pour les pro­fi­teurs de la guerre, pour les ban­quiers, pour les amis des chefs mili­taires alle­mands, ces hommes d’af­faires qui construi­sirent le mur de l’At­lan­tique et ven­dirent des arme­ments, mais qu’il n’est nul­le­ment ques­tion d’inquiéter ».

Qui Cé

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