La Presse Anarchiste

Haute école (6)

« Éva­sion » : un mot qui en dit long sur la condi­tion humaine.

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Je suis, par affi­ni­té, frère de cet homme dont la curio­si­té est la pas­sion domi­nante. Pas une curio­si­té banale. Non, Trans­cen­dante et uni­ver­selle. Sur­tout la curio­si­té de l’exis­tence : regar­der vivre l’a­ni­mal humain. Par exemple, scru­ter les visages, extraire une âme de der­rière le masque. Plon­ger le regard dans une fenêtre béante et voir, dans un éclair, toute une vie. Ima­gi­ner peut-être. Déduire aus­si. Aller plus loin encore. Désha­biller. Mettre à nu. Décou­vrir la vie profonde.

Curio­si­té, haute inqui­si­tion, pas­sion suprême.

— O —

Un visage vaut un paysage.

— O —

Il me plai­rait de cau­ser lon­gue­ment avec toi, ô putain pro­fes­sion­nelle. À écou­ter ta voix sans émo­tions, ta voix d’ou­vrier racon­tant les aven­tures tech­niques de ton métier, ma curio­si­té pour­rait s’a­breu­ver de sin­gu­lières révé­la­tions sur ce que tu as eu l’oc­ca­sion de voir et de subir.

Les quelques pape­lards mon­nayés que tu exiges de celui qui veut s’of­frir un quart d’heure durant l’u­sage de ta pauvre car­casse ne consti­tuent pas un prix pro­hi­bi­tif. Mais ce n’est pas là ce que je désire.

Afin de créer le cli­mat qui favo­ri­se­rait le dévi­dage de tes sou­ve­nirs, non seule­ment je devrais acquit­ter le coût de la passe, mais je serais obli­gé de faire, à contre-cœur, ce que les clients sont si avides d’accomplir.

Or ma pas­sion d’en­quê­teur recule devant cette mal­plai­sante néces­si­té : je ne bois pas dans le verre de tout le monde.

Ces confi­dences que j’ai­me­rais recueillir de ta bouche demeu­re­ront donc dans le secret de ta conscience.

Quel dommage !

Je devrais m’en tenir à de rares confes­sions de mâles sans ver­gogne, à des bribes de drames clan­des­tins que m’ap­porte le hasard, à de brèves allu­sions cueillies dans les livres, ― ces aveux, ces témoi­gnages d’é­cri­vains qui sont des hommes comme les autres. Et c’est sur ces maté­riaux que devra tra­vailler mon intuition.

— O —

Toi aus­si, femme hon­nête, femme mariée, femme d’un seul homme, tu aurais bien des choses à dire…

Moins variées peut-être, mais sans doute plus dramatiques.

Hélas ! Pour d’autres rai­sons, tu es pour moi aus­si her­mé­tique que ta soeur déchue.

— O —

Il faut être étu­diant à cent ans comme on l’é­tait à vingt.

— O —

Une heure de musique ou de poé­sie, une contro­verse bien conduite, un mee­ting où un lea­der emballe une foule, une ran­don­née à tra­vers un salon de pein­ture, le livre d’un scien­tiste qui ouvre des pers­pec­tives sur le mys­tère de l’u­ni­vers, même la dégus­ta­tion d’un repas simple de végé­ta­rien mais flat­tant le palais, sont d’é­qui­va­lentes réjouis­sances d’art qui toutes concourent à com­po­ser une sym­pho­nie de la vie, d’une vie inter­pré­tée, recréée par soi-même.

Un verre de bon vin donne en un moment comme une fusion de la sen­sa­tion, du sen­ti­ment et de la pensée.

Et le phal­lus, organe d’un sixième sens, n’est pas plus indigne de par­ti­ci­per à cette œuvre que les organes des cinq autres : une nuit de volup­té sexuelle peut être aus­si, par­fois, une fête esthétique.

— O —

Devant la volup­té pure­ment intel­lec­tuelle, cepen­dant, les autres volup­tés, si aimables qu’elles soient par elles-mêmes, atteignent un degré moins éle­vé dans le sen­ti­ment de la satis­fac­tion. Les volup­tés phy­siques sont épui­santes et pré­caires : la volup­té de pen­ser est durable, constante et léni­fiante. L’é­tin­celle de la pen­sée neuve sur­gis­sant au milieu ou à la fin d’un rai­son­ne­ment, ou ini­tiale devant un fait, est une illu­mi­na­tion pour le cer­veau gri­sé. Et, comme les étapes, au long de la route d’une évo­lu­tion per­son­nelle, se révèlent des intel­li­gences sœurs, des pen­sées pro­fon­dé­ment amies. Ce sont là de grandes fêtes de l’es­prit qui durent, douces comme l’a­mi­tié, et qui unissent le coeur à l’intelligence.

— O —

Savoir goû­ter tout spec­tacle et en extraire une joie, même lors­qu’il nous est four­ni par des gens qui n’a­gissent pas comme nous le sou­hai­te­rions, ― ce plai­sir est le pri­vi­lège du grand curieux qui sait penser.

— O —

Même avec la romance popu­laire on peut éprou­ver un fris­son d’art, ― de l’art qui n’est pas autre chose que de l’es­sence de vie, de la vie conden­sée grâce au talent, par­fois au génie d’un artiste obs­cur, mécon­nu, élu de l’exis­tence capable de la sen­tir inten­sé­ment et originalement.

Est-il chan­son plus belle, plus pro­fon­dé­ment émou­vante qu’Au temps des cerises ?

— O —

On a bien médit de l’orgue de Bar­ba­rie, mais George Gis­sing s’y délec­tait. Cet humble ins­tru­ment met­tait toute sa sen­si­bi­li­té en branle.

— O —

Avoue ce que tu aimes, même si c’est répu­té vul­gaire par les snobs.

Ain­si ne seras-tu pas snob toi-même.

— O —

Heu­reux celui qui a acquis le pou­voir de poé­ti­ser toutes choses pour lui-même : la vie lui pro­digue joies et consolations.

— O —

Est-il bien cer­tain qu’il faille que les choses soient accom­plies pour que l’on en jouisse ?

Bien sou­vent, sinon tou­jours, l’é­vo­ca­tion, l’i­mage men­tale d’actes pure­ment ima­gi­naires offre un charme supé­rieur à la réalité.

Être au moins le pilote de son rêve si l’on ne peut être inté­gra­le­ment celui de sa vie.

— O —

Si tu veux contem­pler de toi, vivant, et lais­ser après ton pas­sage d’un néant à l’autre une sta­tue intacte, ne soit pas homme d’ac­tion, mais homme de pensée.

La pen­sée élève, l’ac­tion abaisse.

Et puis… action ? ― Pour­quoi ne l’ap­pel­le­rais-je pas agitation ?

— O —

Quand je médis de l’ac­tion, ce n’est pas toi que j’en­vi­sage, chère action intel­lec­tuelle, puisque tu n’existes que par la pensée.

L’ac­tion intel­lec­tuelle n’a que des rap­ports très loin­tains avec ce qu’on entend com­mu­né­ment pas « action ».

— O —

O Intel­li­gence, assure-moi jus­qu’à la fin ma pen­sée quotidienne !

— O —

Tu ricanes de ce jeune écri­vain ― assez naïf, je te l’ac­corde ― et je sais ce que tu penses. Il a vingt ans et tu te dis : « Écri­ra-t-il la même chose vers la cinquantaine ?»

Et cet autre qui a atteint le demi-siècle, tu ricanes encore en disant : « S’il a écrit quand il avait vingt ans, disait-il la même chose ?»

Il faut sou­hai­ter pour l’un et pour l’autre que la réponse soit : « Non, mon ami, cer­tai­ne­ment non. »

— O —

Les contra­dic­tions d’un écri­vain à tra­vers le temps ne sont plus des contra­dic­tions au sens péjo­ra­tif de ce terme. Ce sont les étapes d’une pen­sée qui se forme, se cor­rige, s’a­mende dans sa marche vers une syn­thèse qui sera réa­li­sée le jour de la mort du penseur.

— O —

Tu as pon­du un épais trai­té de phi­lo­so­phie, ô pro­fes­seur, mais un simple fait divers a sus­ci­té en moi plus de pen­sée, et de plus fine qua­li­té, que ne l’a fait ton pesant bouquin.

— O —

LE BÉOTIEN. ― Est-ce que vrai­ment ça sert à quelque chose de lire ?

— O —

La vie sans la lec­ture, c’est comme un appar­te­ment sans meuble.

Elle est vide.

— O —

En disant : « Comme on aime­rait Être né et res­té un pauvre d’es­prit !» tu prouves que tu n’as pas ces­sé d’en Être un.

— O —

Comme tu as de la chance, cher ami, toi dont Angèle obtint une expli­ca­tion qu’elle avait en vain cher­ché ailleurs et qui en remer­cie­ment reçus ce compliment : 

― Tu es le ser­ru­rier de mon esprit !

Manuel Deval­dès.

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