La Presse Anarchiste

La passivité des lecteurs

La plu­part des pério­diques mili­tants sont faits par une équipe qui cherche à avoir des échos de son tra­vail sur ses lec­teurs. C’est le cas, pré­sen­te­ment, pour la Lan­terne, mais l’ab­sence de cour­rier de lec­teurs [[Dans le sens de dis­cus­sions, de com­men­taires sur des articles.]] dans la plu­part des pério­diques et revues est bien carac­té­ris­tique. Seul Front Liber­taire échappe en par­tie à cette ten­dance, mais c’est sans doute parce que les rédac­teurs mettent de temps en temps les points sur les « i » : « Dans ce numé­ro de F.L., il n’y a pas d’é­di­to… non pas parce qu’il n’y a pas de pro­blèmes poli­tiques dont nous vou­drions cau­ser, mais plu­tôt parce que per­sonne n’a vou­lu prendre le temps de le rédi­ger ». « C’est la volon­té col­lec­tive des mili­tants de l’O.C.L. qui est mise en cause » (n° 65, 25/​3/​77). Et en ce moment, on peut dire que la Lan­terne, après des appels du même type (n° 2 p. 61 – 64 ; n° 3 p. 42 – 46 ; n° 5 p. 29 – 30 ; n° 8 p. 42 – 46) soit envi­ron 20 pages…, fait encore face à ce problème.

Avant de don­ner ma posi­tion sur les rai­sons propres à la revue qui ont sans aucun doute influé sur le manque de cour­rier, je veux com­men­ter quelques points.
L’ac­tion, excu­sez-moi, l’Ac­tion, est-ce qu’on oppose à une revue ; c’est-à-dire : que faites-vous à part ça ? ou bien : la revue expose-t-elle les pro­blèmes, le reflet de votre pratique ? 

Mais j’en­tends rare­ment la défi­ni­tion du mot « Action ». Dis­tri­buer des tracts ? Mais la plu­part du temps, on les retrouve par terre et ça me rap­pelle un copain ouvrier anar qui se réjouis­sait de l’ap­proche des élec­tions syn­di­cales dans sa boîte, car il allait pou­voir faire pro­vi­sion de papier cou­pé à la mesure pour les cabinets. 

Les slo­gans, les bom­bages, les affiches. Oui pour appe­ler à un mee­ting, mais à part ça, je suis aus­si scep­tique, car il faut un appui, des expli­ca­tions. Par exemple, des bom­bages sur la répres­sion en Iran, ou tant d’a­nars arrê­tés en Espagne, etc., dans les cou­loirs du métro à Paris, je ne vois pas bien l’ef­fet pra­tique, sauf la satis­fac­tion per­son­nelle de ceux qui les ont mis. 

Il y a les manifs. Là, je ne sais pas bien. Je n’ai jamais com­pris pour­quoi il fal­lait ris­quer de se faire démo­lir par les flics ou le ser­vice d’ordre de telle ou telle orga­ni­sa­tion. Aus­si, si je vais à une manif, où il peut y avoir de la casse, je pren­drai un flingue. Mais aller avec un flingue, c’est pas tel­le­ment dis­cret, et puis j’ai l’im­pres­sion que c’est un peu tou­jours les mêmes mecs qui y vont. Donc je ne crois pas que ce soit tel­le­ment effi­cace de mani­fes­ter. Les mee­tings sont sans doute mieux, à condi­tion de sup­pri­mer les ora­teurs et de faire des petits groupes de tra­vail en liai­son, mais là aus­si il me semble que ça ne se fait pas beau­coup. Donc, tout cela n’est guère sérieux. 

L’ac­tion plus effi­cace, selon moi vient de la pré­sence qu’on peut avoir indi­vi­duel­le­ment dans son quar­tier, sur son lieu de tra­vail, parce que les gens pré­fèrent écou­ter quel­qu’un qu’ils connaissent, qu’ils ont sous la main : un slo­gan, un tract, etc., ça fait mys­té­rieux, loin­tain. Mais, à côté de ça, il faut dans cer­tains cas des faits « bru­taux » comme l’oc­cu­pa­tion de tel ou tel lieu appar­te­nant à une entre­prise en grève, où un pays où sévit la répres­sion. Dans un cas comme dans l’autre, c’est quand même moins froid, moins publicitaire… 

Une autre forme que je consi­dère une action, c’est le sui­cide par le feu, la gué­rilla urbaine, mais per­son­nel­le­ment en ce moment je pense qu’une revue est aus­si une forme d’action. 

Sur tous les plans (tra­vail, loi­sir, contacts humains), nous sommes confron­tés à l’ex­ploi­ta­tion, bien sûr mais sur­tout à l’au­to­ri­ta­risme, et les nom­breuses cri­tiques des mili­tantes contre notre phal­lo­cra­tisme plus ou moins conscient, démontrent que c’est loin d’être un pro­blème réso­lu. En plus, il y a le pro­blème tout simple du temps : on a beau­coup de choses à faire (les gosses, les courses), il faut se dis­traire mais pas trop sinon on s’embourgeoise, il faut mili­ter sans tom­ber dans le mythe du par­ti, il faut lire, mais quoi et c’est cher. 

J’ai besoin per­son­nel­le­ment d’une revue qui soit vrai­ment indé­pen­dante des cha­pelles : pas de lea­ders mani­pu­lés par la F.M. comme à la Fédé­ra­tion Anar­chiste (il semble que pas mal de gens ne soient pas encore au cou­rant), pas de dia­logues sym­pas mais télé­gui­dés comme à l’O.C.L., pas de triom­pha­lisme comme Lut­ter ou Soli­da­ri­té Ouvrière. Et cela, parce qu’une revue implique la recherche d’hy­po­thèses, de nou­velles voies qui peuvent appa­raître au bout d’un cer­tain temps absurdes. Donc, une orga­ni­sa­tion ne peut d’une part avoir assez de sou­plesse idéo­lo­gique pour se mettre en cause pro­fon­dé­ment sans se péter la gueule, et elle ne peut non plus admettre toute tac­tique de peur de voir ses mili­tants dis­pa­raître dans des tâches imprévues. 

Il serait bon, dans l’ab­so­lu, que des repré­sen­tants des orga­ni­sa­tions s’expriment dans la revue pour défendre au besoin leurs posi­tions. Le prin­ci­pal serait que la revue appa­raisse comme un lieu de dis­cus­sion sans arrière-pen­sées, dans de mul­tiples direc­tions pra­tiques. On ne peut pas réex­po­ser à chaque fois les posi­tions anars sur les élec­tions, le par­le­men­ta­risme, l’en­sei­gne­ment. Il le faut, mais briè­ve­ment et clai­re­ment, pour se consa­crer à des domaines nou­veaux. Par exemple, la méde­cine et la méde­cine paral­lèle et la mise en contacts des anars du sec­teur de la San­té pour faire un bou­lot de type para­syn­di­cal et l’aide aux copains. Sur l’é­co­lo­gie, beau­coup a été fait, et il serait bon de résu­mer. Pour la sexua­li­té, je suis tou­jours sur­pris qu’on pré­sente l’a­vor­te­ment comme une solu­tion, alors que c’est la der­nière des solu­tions anti­con­cep­tion­nelles ; donc, là aus­si, il y a pas mal de confusion. 

La revue est un anti­dote au quo­ti­dien édi­fié par le capi­tal, et son « métro, bou­lot, dodo » confort-ennui, faux loisirs. 

La Lan­terne rem­plit-elle cette fonction ? 

Pas assez. Le groupe édi­teur me semble avoir été un groupe faus­se­ment affi­ni­taire, c’est-à-dire qu’il n’y avait sans doute pas assez de clar­té sur le fonc­tion­ne­ment pra­tique et pas assez d’a­mi­tié entre les membres pour résoudre tran­quille­ment ces ques­tions. Mais ça, c’est mon opi­nion de lec­teur-membre péri­phé­rique du groupe. 

Donc, les lec­teurs ont pu être dérou­tés par une cer­taine séche­resse dans l’ex­po­sé de cer­tains articles, et ne pas vou­loir écrire à ce qui leur sem­blait peu attrayant. 

Cepen­dant, ce n’est nul­le­ment là l’ex­pli­ca­tion glo­bale du phé­no­mène géné­ral de la non-par­ti­ci­pa­tion des lec­teurs non auto­ri­taires aux revues qu’ils lisent. 

À mon avis, il y a un cer­tain nombre de rai­sons, mais je suis inca­pable de dire quelles sont les plus impor­tantes et si j’a­borde les unes avant les autres, ce n’est pas par prio­ri­té, mais parce que je prends au petit bon­heur dif­fé­rents papiers où j’ai grif­fon­né des idées. 

  • Le manque de temps et la dif­fi­cul­té de savoir où trou­ver l’in­for­ma­tion prin­ci­pale et les études utiles et com­pré­hen­sibles (voir un peu plus loin les publi­ca­tions « à lire » !) est une rai­son archicourante. 
  • Il y a aus­si l’hy­po­cri­sie de l’argument sur l’ac­tion (et je dois répé­ter qu’in­for­mer luci­de­ment c’est pour moi une action) qu’on peut retour­ner aisé­ment en disant quelle action pro­po­sez-vous à une revue, quels ensei­gne­ments don­nez-vous de vos actions ? 

Depuis mai-juin 1968, j’ai l’im­pres­sion que paral­lè­le­ment au déve­lop­pe­ment des idées liber­taires, il y a un retrait des mili­tants anar­chistes. (Je ne sais tou­jours pas la dif­fé­rence que font cer­tains entre liber­taire et anar­chiste. Dans la phrase pré­cé­dente, c’est juste pour évi­ter la répé­ti­tion. Mais moi, je suis anar­chiste. Quand on dit liber­taire, cela me fait pen­ser qu’il y a des res­tric­tions sous-enten­dues. Ou bien, je dis : je suis anar­chiste et je suis d’ac­cord pour tra­vailler avec des anti-auto­ri­taires). Cha­cun cultive ses pen­chants sa créa­ti­vi­té, et on sait que les orga­ni­sa­tions anars peuvent être aus­si connes que les autres, donc on ne fait en pra­tique pra­ti­que­ment rien. La fameuse auto­no­mie, les rap­ports libres et souples entre groupes infor­mels deviennent des pré­textes à l’i­nac­tion indi­vi­dua­liste (car il y a des actions indi­vi­duelles fort posi­tives : vivre en accord avec l’a­nar­chisme, par exemple). 

Mais il y a des cama­rades qui écrivent, com­ment savoir ce qui pousse les uns à le faire et les autres pas ? 

Quand j’é­cris c’est parce que je sais que des copains vont lire mon papier. Et je soup­çonne ceux qui écrivent d’être dans le même cas. C’est-à-dire qu’un groupe n’a sou­vent de cor­res­pon­dance qu’avec des cama­rades qu’il connaît plus ou moins direc­te­ment. Et donc à mon avis les rares lettres de lec­teurs ne sont que des excep­tions qui confirment la règle du silence. 

Or le silence, je le répète, il vient aus­si du manque de temps. Et j’en veux pour preuve la liste des publi­ca­tions « à lire ! », liste mini­mum, dont la Lan­terne devrait faire des compte-ren­dus pra­tiques (c’est-à-dire des extraits, un résu­mé de l’essentiel). 

Il y a la presse bour­geoise, Le Monde, Le nou­vel Obs.. Et aus­si la presse proche de nous : Char­lie-Heb­do, La Gueule Ouverte, Libé­ra­tion, les revues de consom­ma­teurs par­fois (et pour­quoi pas nous lan­cer là-dedans ?), Révolte Logique, Échange, I.R.L., Spar­ta­cus, Abo­li­tion du Sala­riat. Les revues anars Monde Lib, Front Lib., Lut­ter, Poing Noir, sans oublier la presse anar anglaise (Free­dom, Black Cross), ita­lienne (A), espa­gnole (CNT, Soli, Ajo­blan­co), alle­mande, sué­doise et le C.I.R.A., plus la revue des anars chi­nois et japo­nais en anglais. 

À part ce tra­vail qui devrait être fait depuis des années, il y a une lacune scan­da­leuse au niveau des livres. Ils sont de plus en plus chers, c’est donc main­te­nant qu’il faut faire des comptes-ren­dus clairs, soit pour que je sois convain­cu de ne pas l’a­che­ter, soit pour que je sache ce qu’il y a dedans sans avoir à l’a­che­ter (je suis d’o­ri­gine auver­gnate). Rien sur la situa­tion éco­no­mique et ce qu’il faut en pen­ser, rien sur l’his­toire du mou­ve­ment anar­chiste en France (Biard), rien sur la remise en cause du tra­vail par la presse bour­geoise (Rous­se­let, Adret), rien sur les pays de l’Est (« Salaire aux pièces », le(s) samizdat(s), le livre de Plioutch). 

Sin­cè­re­ment, je pense que si la Lan­terne appa­raît comme un outil de réflexion vrai­ment pra­tique, struc­tu­ré (la par­tie infor­ma­tion, la théo­rie, la par­tie compte-ren­dus de lec­tures), les lec­teurs per­dront leur méfiance et participeront. 

Évi­dem­ment, il faut que cela soit accom­pa­gné de l’an­nonce du plan de tra­vail ou des futurs articles de la revue, afin que les lec­teurs moti­vés ou inté­res­sés puissent par­ti­ci­per aux articles, envoyer les leurs.

Chas­si­gnol

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