La Presse Anarchiste

La théorie de l’anarchie (3)

En pré­sence de tant de dif­fi­cul­tés exté­rieures, les anar­chistes se demandent com­ment l’homme pour­ra réa­li­ser les pro­grès dont il se sent capable et que réclame sa nature émi­nem­ment inves­ti­ga­trice, don­ner cours à ses acti­vi­tés mul­ti­formes, si des dif­fi­cul­tés d’ordre infé­rieur, éma­nant de lui-même viennent se gref­fer sur les pre­mières et entra­ver ses mouvements ?

Par­mi les escla­vages qui pèsent sur l’homme, il y en a un qui, d’a­près les anar­chistes, pré­sente un dan­ger plus grave que tout autre et d’au­tant plus redou­table qu’il a, jus­qu’à pré­sent, défié toutes les révo­lu­tions et résis­té à toutes les attaques : l’es­cla­vage du prin­cipe d’au­to­ri­té. C’est contre l’i­dée qu’un homme ait le droit d’exer­cer une auto­ri­té quel­conque sur un autre homme que les anar­chistes s’é­lèvent. Ils apportent, ou pré­tendent appor­ter, dans la vie poli­tique et dans les rap­ports sociaux, les mêmes concep­tions posi­tives que la science a appor­tées dans la vie intel­lec­tuelle. Comme, dans le domaine scien­ti­fique, la seule auto­ri­té admis­sible est celle qui émane de l’ob­ser­va­tion, ain­si dans la vie sociale, disent les anar­chistes, la seule auto­ri­té admis­sible est celle qui émane de la volon­té ; et, comme dans la science, rien n’ar­rête la marche ascen­dante du savoir, dans la vie sociale rien ne doit arrê­ter l’es­sor libre de la volon­té individuelle.

l’É­tat, par consé­quent, qui est l’emblème d’une auto­ri­té impo­sée aux indi­vi­dus et non pas libre­ment recon­nue par eux, doit dis­pa­raître. Les entraves dont il nous charge empêchent l’é­pa­nouis­se­ment de nos facul­tés per­son­nelles ; il nous main­tient, en poli­tique, dans une situa­tion ana­logue à celle que la doc­trine de l’in­failli­bi­li­té théo­lo­gique a crée en philosophie.

Il nous impose une foi pas­sive dans ses lois, ses règle­ments, sa jus­tice et ses jus­ti­ciers ; une foi qui n’ad­met pas de réplique, une sorte de fides ex audi­tus, comme disent les scolastiques.

Les anar­chistes s’in­surgent contre l’au­to­ri­té, prin­cipe de vio­lence et d’im­mo­bi­li­té, au nom de la liber­té, prin­cipe de scis­sion, d’in­ven­tion et de progrès.

L’au­to­ri­té a sévi sur l’hu­ma­ni­té jus­qu’à pré­sent, parce qu’elle a eu pour com­plice la fai­blesse et la paresse de l’es­prit humain, prêt à s’en­dor­mir sur l’o­reiller de la croyance, à se sous­traire à la res­pon­sa­bi­li­té de la recherche et de l’i­ni­tia­tive. Mais la conscience humaine, mal­gré ses chaînes, s’est réveillée et demande sa déli­vrance. Une hété­ro­gé­néi­té crois­sante prend peu a peu la place de l’ho­mo­gé­néi­té sociale des temps pas­sés : les hommes s’in­di­vi­dua­lisent, savent se gou­ver­ner eux-mêmes. Pour­quoi donc per­sis­te­raient-ils à se lais­ser gou­ver­ner par d’autres hommes ?

— O —

Cepen­dant, la concep­tion anar­chiste de la vie sociale n’a nul­le­ment pour base, comme on pour­rait faci­le­ment le croire et comme, d’ailleurs, beau­coup de monde le croit encore, un hypo­thé­tique état de nature, sem­blable à celui dont parlent Hobbes, Spi­no­za, Rous­seau et tous les phi­lo­sophes du XVIIIè siècle. Les anar­chistes ne veulent pas détruire la socié­té, car la socié­té est l’é­ma­na­tion spon­ta­née de la nature humaine. Ils savent qu’elle est à la fois le plus impé­rieux besoin de l’homme, de ses facul­tés morales aus­si bien que de son orga­nisme phy­sique, et un fait pri­mi­tif, anté­rieur à toute conven­tion ou à toute usur­pa­tion de la force, contem­po­rain de la nais­sance même du genre humain. L’homme iso­lé n’a jamais exis­té, si bien qu’on ne sau­rait attri­buer à l’homme une exis­tence véri­ta­ble­ment humaine qu’à par­tir du moment où l’é­vo­lu­tion des espèces s’est accom­plie sur un cer­tain nombre d’in­di­vi­dus vivant sur le même ter­ri­toire. Les anar­chistes contestent seule­ment la néces­si­té de cet orga­nisme para­si­taire qu’on appelle l’É­tat, qui s’est jux­ta­po­sé par la vio­lence, disent-ils, aux indi­vi­dus consti­tuant la socié­té. En effet, les anar­chistes contestent que l’É­tat ait une autre ori­gine que celle de la vio­lence. Ils ne voient dans l’É­tat ni le pou­voir pater­nel de Spi­no­za, ni l’as­so­cia­tion contrac­tuelle de Rous­seau ; ils découvrent plu­tôt en lui le repré­sen­tant du droit du plus fort indi­qué par Hobbes. Com­ment pou­vons-nous croire, demandent-ils, à l’exis­tence d’un contrat social dont l’au­to­ri­té de l’É­tat serait la consé­quence ? Si un pareil contrat exis­tait réel­le­ment, à quoi ser­vi­raient donc les mesures de contrainte et les lois pénales dont aucun État n’a jamais trou­vé le secret de se pas­ser ? Sup­po­sons même d’autre part, qu’un tel contrat pût s’é­ta­blir, il n’o­bli­ge­rait que ceux qui y sont entrés volon­tai­re­ment, que ceux qui l’ont sciem­ment et libre­ment accep­té. Rous­seau lui-même, ne se dis­si­mule pas cette dif­fi­cul­té fon­da­men­tale, sou­tient avec rai­son qu’un homme n’a pas le droit de dis­po­ser de sa postérité.

Ain­si, de l’a­veu du père de la démo­cra­tie lui-même, l’É­tat devrait être remis en ques­tion à chaque nou­velle géné­ra­tion : d’où il résulte donc sui­vant les anar­chistes, que l’É­tat, éten­dant son auto­ri­té au-delà des limites stric­te­ment contrac­tuelles ― en admet­tant comme hypo­thèse qu’un contrat ait été signé ― repose sur l’ar­bi­traire et l’usurpation. 

— O —

Les anar­chistes se trouvent tous d’ac­cord sur le point capi­tal de contes­ter la néces­si­té sociale de l’au­to­ri­té. Leurs doc­trines sup­posent, natu­rel­le­ment, l’exis­tence d’une socié­té dont les membres pos­sé­de­raient la force de régler leurs actes de façon à évi­ter tout conflit avec leurs sem­blables. Cer­tains anar­chistes affirment que les indi­vi­dus devraient pui­ser cette force dans la loi éter­nelle du bon­heur indi­vi­duel ; d’autres pré­fèrent lui don­ner comme fon­de­ment le devoir d’as­su­rer le bon­heur de tous ; sui­vant les uns, cette force consis­te­raient dans l’o­bli­ga­tion toute volon­taire de res­pec­ter les droits de cha­cun ; sui­vant d’autres, enfin, elle rési­de­rait dans la renon­cia­tion, dans le dévoue­ment spon­ta­né des indi­vi­dus. Il est extrê­me­ment dif­fi­cile à mon sens de pré­ci­ser dans leurs détails les pro­grammes pra­tiques des dif­fé­rentes doc­trines anarchistes.

Tout ce qu’on peut dire d’elles, c’est qu’elles comptent toutes éga­le­ment sur la sup­pres­sion de l’É­tat comme sur une condi­tion pre­mière pour l’a­vè­ne­ment d’une vie sociale meilleure. Les phé­no­mènes éco­no­miques et sociaux issus de l’or­ga­ni­sa­tion actuelle de la socié­té semblent ne pré­oc­cu­per les anar­chistes que d’une manière secon­daire. On cher­che­rait en vain, dans les ouvrages des écri­vains anar­chistes, des aper­çus posi­tifs sur ce que devrait être, dans ses détails, la socié­té, lorsque le régime de contrainte actuel aura été ren­ver­sé ; et, à vrai dire, ce serait trop deman­der aux anar­chistes que de pré­tendre qu’ils nous pré­sentent un type d’or­ga­ni­sa­tion, eux, les enne­mis décla­rés de l’or­ga­ni­sa­tion pré­éta­blie et autoritaire.

Puisque tous les mal dont nous souf­frons de nos jours vient du manque de liber­té, c’est à la liber­té seule qu’il appar­tien­dra de nous don­ner le remède. Leurs vues paraissent, par consé­quent, essen­tiel­le­ment néga­tives ; mais il ne faut pas oublier, cepen­dant, que la néga­tion en ce sens, ne s’ap­plique qu’à un prin­cipe fon­ciè­re­ment néga­tif, c’est-à-dire le prin­cipe d’au­to­ri­té qui repose entiè­re­ment sur ce pré­ju­gé, jus­qu’à pré­sent uni­ver­sel­le­ment accep­té, que les hommes aban­don­nés à eux mêmes, ne savent pas se conduire d’une manière conforme à l’in­té­rêt social et, par­tant, à leur propre intérêt.

[…]

Le socio­logue, mal­heu­reu­se­ment, n’a pas la pos­si­bi­li­té de contrô­ler la véri­té ou même la vrai­sem­blance des doc­trines anar­chistes, l’his­toire ne nous ayant jamais par­lé que de maîtres et d’es­claves, de sou­ve­rains et de sujets, de gou­ver­nants et de gou­ver­nés. Mais, en atten­dant l’ins­tant où ces doc­trines seront mises à l’é­preuve, rien ne sau­rait l’empêcher d’ad­mi­rer la foi pro­fonde qu’ont les anar­chistes dans la per­fec­ti­bi­li­té de la nature humaine qui devrait nous don­ner un jour, sui­vant eux, la for­mule de l’é­ga­li­té véri­table. Sous ce rap­port, leurs idées assument un carac­tère posi­tif indé­niable ; car les conquêtes les plus lumi­neuses de l’homme ont toutes été le pro­duit natu­rel de la liber­té ; leur uti­li­té sociale, leur pou­voir civi­li­sa­teur se mesurent au degré d’in­dé­pen­dance de leurs auteurs vis-à-vis du milieu social où ils vivaient, et sou­vent de rébel­lion contre ce milieu dont leurs auteurs ont fait preuve. Le pro­grès n’au­rait donc rien à craindre de la sup­pres­sion de l’au­to­ri­té et de la chute de l’É­tat. Et s’il est vrai, comme il me semble indu­bi­table, que tout pro­grès sup­pose la néga­tion du point de départ, l’hu­ma­ni­té n’au­rait pas non plus à redou­ter les néga­tions de l’a­nar­chie. En tout cas il me paraî­trait déso­lant que la socié­té moderne dût out attendre des ins­ti­tu­tions démo­cra­tiques et du par­le­men­ta­risme. Les hori­zons humains n’ont pas de bornes, si bien que l’his­toire nous enseigne que les concep­tions les plus avan­cées n’ont été, jus­qu’i­ci, que des étapes, des points de repère[[Jour­nal des éco­no­mistes, 1903]].

Paul Ghio

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