Parmi les esclavages qui pèsent sur l’homme, il y en a un qui, d’après les anarchistes, présente un danger plus grave que tout autre et d’autant plus redoutable qu’il a, jusqu’à présent, défié toutes les révolutions et résisté à toutes les attaques : l’esclavage du principe d’autorité. C’est contre l’idée qu’un homme ait le droit d’exercer une autorité quelconque sur un autre homme que les anarchistes s’élèvent. Ils apportent, ou prétendent apporter, dans la vie politique et dans les rapports sociaux, les mêmes conceptions positives que la science a apportées dans la vie intellectuelle. Comme, dans le domaine scientifique, la seule autorité admissible est celle qui émane de l’observation, ainsi dans la vie sociale, disent les anarchistes, la seule autorité admissible est celle qui émane de la volonté ; et, comme dans la science, rien n’arrête la marche ascendante du savoir, dans la vie sociale rien ne doit arrêter l’essor libre de la volonté individuelle.
l’État, par conséquent, qui est l’emblème d’une autorité imposée aux individus et non pas librement reconnue par eux, doit disparaître. Les entraves dont il nous charge empêchent l’épanouissement de nos facultés personnelles ; il nous maintient, en politique, dans une situation analogue à celle que la doctrine de l’infaillibilité théologique a crée en philosophie.
Il nous impose une foi passive dans ses lois, ses règlements, sa justice et ses justiciers ; une foi qui n’admet pas de réplique, une sorte de fides ex auditus, comme disent les scolastiques.
Les anarchistes s’insurgent contre l’autorité, principe de violence et d’immobilité, au nom de la liberté, principe de scission, d’invention et de progrès.
L’autorité a sévi sur l’humanité jusqu’à présent, parce qu’elle a eu pour complice la faiblesse et la paresse de l’esprit humain, prêt à s’endormir sur l’oreiller de la croyance, à se soustraire à la responsabilité de la recherche et de l’initiative. Mais la conscience humaine, malgré ses chaînes, s’est réveillée et demande sa délivrance. Une hétérogénéité croissante prend peu a peu la place de l’homogénéité sociale des temps passés : les hommes s’individualisent, savent se gouverner eux-mêmes. Pourquoi donc persisteraient-ils à se laisser gouverner par d’autres hommes ?
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Cependant, la conception anarchiste de la vie sociale n’a nullement pour base, comme on pourrait facilement le croire et comme, d’ailleurs, beaucoup de monde le croit encore, un hypothétique état de nature, semblable à celui dont parlent Hobbes, Spinoza, Rousseau et tous les philosophes du XVIIIè siècle. Les anarchistes ne veulent pas détruire la société, car la société est l’émanation spontanée de la nature humaine. Ils savent qu’elle est à la fois le plus impérieux besoin de l’homme, de ses facultés morales aussi bien que de son organisme physique, et un fait primitif, antérieur à toute convention ou à toute usurpation de la force, contemporain de la naissance même du genre humain. L’homme isolé n’a jamais existé, si bien qu’on ne saurait attribuer à l’homme une existence véritablement humaine qu’à partir du moment où l’évolution des espèces s’est accomplie sur un certain nombre d’individus vivant sur le même territoire. Les anarchistes contestent seulement la nécessité de cet organisme parasitaire qu’on appelle l’État, qui s’est juxtaposé par la violence, disent-ils, aux individus constituant la société. En effet, les anarchistes contestent que l’État ait une autre origine que celle de la violence. Ils ne voient dans l’État ni le pouvoir paternel de Spinoza, ni l’association contractuelle de Rousseau ; ils découvrent plutôt en lui le représentant du droit du plus fort indiqué par Hobbes. Comment pouvons-nous croire, demandent-ils, à l’existence d’un contrat social dont l’autorité de l’État serait la conséquence ? Si un pareil contrat existait réellement, à quoi serviraient donc les mesures de contrainte et les lois pénales dont aucun État n’a jamais trouvé le secret de se passer ? Supposons même d’autre part, qu’un tel contrat pût s’établir, il n’obligerait que ceux qui y sont entrés volontairement, que ceux qui l’ont sciemment et librement accepté. Rousseau lui-même, ne se dissimule pas cette difficulté fondamentale, soutient avec raison qu’un homme n’a pas le droit de disposer de sa postérité.
Ainsi, de l’aveu du père de la démocratie lui-même, l’État devrait être remis en question à chaque nouvelle génération : d’où il résulte donc suivant les anarchistes, que l’État, étendant son autorité au-delà des limites strictement contractuelles ― en admettant comme hypothèse qu’un contrat ait été signé ― repose sur l’arbitraire et l’usurpation.
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Les anarchistes se trouvent tous d’accord sur le point capital de contester la nécessité sociale de l’autorité. Leurs doctrines supposent, naturellement, l’existence d’une société dont les membres posséderaient la force de régler leurs actes de façon à éviter tout conflit avec leurs semblables. Certains anarchistes affirment que les individus devraient puiser cette force dans la loi éternelle du bonheur individuel ; d’autres préfèrent lui donner comme fondement le devoir d’assurer le bonheur de tous ; suivant les uns, cette force consisteraient dans l’obligation toute volontaire de respecter les droits de chacun ; suivant d’autres, enfin, elle résiderait dans la renonciation, dans le dévouement spontané des individus. Il est extrêmement difficile à mon sens de préciser dans leurs détails les programmes pratiques des différentes doctrines anarchistes.
Tout ce qu’on peut dire d’elles, c’est qu’elles comptent toutes également sur la suppression de l’État comme sur une condition première pour l’avènement d’une vie sociale meilleure. Les phénomènes économiques et sociaux issus de l’organisation actuelle de la société semblent ne préoccuper les anarchistes que d’une manière secondaire. On chercherait en vain, dans les ouvrages des écrivains anarchistes, des aperçus positifs sur ce que devrait être, dans ses détails, la société, lorsque le régime de contrainte actuel aura été renversé ; et, à vrai dire, ce serait trop demander aux anarchistes que de prétendre qu’ils nous présentent un type d’organisation, eux, les ennemis déclarés de l’organisation préétablie et autoritaire.
Puisque tous les mal dont nous souffrons de nos jours vient du manque de liberté, c’est à la liberté seule qu’il appartiendra de nous donner le remède. Leurs vues paraissent, par conséquent, essentiellement négatives ; mais il ne faut pas oublier, cependant, que la négation en ce sens, ne s’applique qu’à un principe foncièrement négatif, c’est-à-dire le principe d’autorité qui repose entièrement sur ce préjugé, jusqu’à présent universellement accepté, que les hommes abandonnés à eux mêmes, ne savent pas se conduire d’une manière conforme à l’intérêt social et, partant, à leur propre intérêt.
[…]
Le sociologue, malheureusement, n’a pas la possibilité de contrôler la vérité ou même la vraisemblance des doctrines anarchistes, l’histoire ne nous ayant jamais parlé que de maîtres et d’esclaves, de souverains et de sujets, de gouvernants et de gouvernés. Mais, en attendant l’instant où ces doctrines seront mises à l’épreuve, rien ne saurait l’empêcher d’admirer la foi profonde qu’ont les anarchistes dans la perfectibilité de la nature humaine qui devrait nous donner un jour, suivant eux, la formule de l’égalité véritable. Sous ce rapport, leurs idées assument un caractère positif indéniable ; car les conquêtes les plus lumineuses de l’homme ont toutes été le produit naturel de la liberté ; leur utilité sociale, leur pouvoir civilisateur se mesurent au degré d’indépendance de leurs auteurs vis-à-vis du milieu social où ils vivaient, et souvent de rébellion contre ce milieu dont leurs auteurs ont fait preuve. Le progrès n’aurait donc rien à craindre de la suppression de l’autorité et de la chute de l’État. Et s’il est vrai, comme il me semble indubitable, que tout progrès suppose la négation du point de départ, l’humanité n’aurait pas non plus à redouter les négations de l’anarchie. En tout cas il me paraîtrait désolant que la société moderne dût out attendre des institutions démocratiques et du parlementarisme. Les horizons humains n’ont pas de bornes, si bien que l’histoire nous enseigne que les conceptions les plus avancées n’ont été, jusqu’ici, que des étapes, des points de repère[[Journal des économistes, 1903]].
Paul Ghio