La Presse Anarchiste

L’imprimé, la scène l’écran

La scène

La « sai­son » bat son plein et le moins qu’on puisse dire c’est que, jus­qu’à pré­sent du moins, elle n’est guère plus relui­sante que la pré­cé­dente. Aux maux dont souffre déjà notre huma­ni­té détra­quée, s’a­joutent main­te­nant deux nou­velles mala­dies, sévis­sant sur­tout en France, et contre les ravages des­quelles la péni­cil­line elle-même res­te­ra, je le crains, inopé­rante… Ce sont « le zazouisme » et « l’existentialisme » […]

Ce fameux « exis­ten­tia­lisme » a du, je le sup­pose, être inven­té ad hoc pour jus­ti­fier le mot de Gœthe : Denn wu Begriffe reniem, da steilt ein Wort sich ein… Ce qui pour­rait se tra­duire par : faute d’i­dées nou­velles, on forge des mots nou­veaux… Je vous fais grâce de ce bar­ba­risme qui ne signi­fie rien et dont le manque de sens n’a d’é­gal que la pré­somp­tion de ceux qui l’ont for­gé ; mais là où les « exis­ten­tia­listes » deviennent vrai­ment cocasses, c’est lors­qu’ils se démènent comme de beaux diables pour nous prou­ver que leur divine sagesse nous dépasse inexo­ra­ble­ment, que la trans­cen­dance de leurs « idées » nous est fata­le­ment inac­ces­sible et que l’o­ri­gi­na­li­té de leurs « pen­sées » explique ipso fac­to leur lan­gage ésotérique.

Tout compte fait, je pré­fère encore les « zazous » qui, eux du moins, n’ont pas la pré­ten­tion de nous éblouir avec leur intel­li­gence trans­cen­dante et se contentent modes­te­ment d’être « originaux ».

Lorsque d’i­ci un an, ou même bien avant, les « cri­tiques dis­tin­gués » qui vous parlent aujourd’­hui en termes dithy­ram­biques des « suc­cès » de la sai­son, ne man­que­ront pas, lors de la pré­sen­ta­tion d’une œuvre théâ­trale accep­table, de vous dire à peu près ceci : « Enfin un auteur dra­ma­tique ! Enfin une pièce digne de notre patri­moine natio­nal et qui nous change un peu de toutes ces pan­ta­lon­nades, de tous ces navets et de toutes ces niai­se­ries pré­somp­tueuses, dont on nous a abreu­vé ces der­niers temps » ― vous com­pren­drez que les fours et les navets aux­quels ils pour­ront faire allu­sion, sont jus­te­ment ces mêmes inep­ties qu’ils vous pré­sentent aujourd’­hui (et, nous savons pour­quoi !…) comme des chefs-d’œuvre… et vous com­pren­drez aus­si pour­quoi, nous, fidèles au prin­cipe d’ap­pe­ler un chat un chat, un zazou un zazou et un exis­ten­tia­liste un exis­ten­tia­liste, nous disons dès aujourd’­hui, c’est ‑à-dire pen­dant l’é­phé­mère durée des fours en ques­tion, ce que les « cri­tiques dis­tin­gués » ne vous diront qu’un an après.

Les bouches inutiles (Théâtre des Car­re­fours, Bouffes du Nord)

Un four comme on n’en a pas vu depuis long­temps. Déci­dé­ment nous n’a­vons pas de chance avec nos femmes, sur­tout quand elles se mettent à faire de « l’exis­ten­tia­lisme»… Écou­tez com­ment « l’au­teur », dans un jour­nal pari­sien, qui, à la pre­mière des « Bouches inutiles » écri­vait : « Le Tout Paris des lettres et du théâtre avec une impa­tience que nous espé­rons légi­time, la pre­mière… etc., etc. » com­ment Mme Simone de Beau­voir pré­sente elle-même son « œuvre ».

« En écri­vant les « Bouches inutiles », j’ai ten­té de faire une œuvre véri­ta­ble­ment théâ­trale, une œuvre des­ti­née non à être lue, mais à être jouée : c’est-à-dire que mon texte exige, pour prendre son sens, un apport consi­dé­rable du met­teur en scène et des acteurs. »

À la bonne heure ! Voi­là un aveu qui vaut son pesant de franc-Ple­ven. Tout à fait d’ac­cord avec l’«auteur » : ce cha­ra­bia-là n’est pas lisible ! Et si un cham­pion de la lec­ture s’obs­ti­nait à le lire quand même, il se retrou­ve­rait en moins d’une heure à Cha­ren­ton… Et quant à « l’ap­port consi­dé­rable des acteurs » ― c’est tout sim­ple­ment un désastre : ce n’est pas du jeu, mais un jeu de mas­sacre ! Jamais on n’au­rait cru cela pos­sible sur une scène pari­sienne. Les artistes-ama­teurs de Pouilly-les-Oies ou de Bou­lay-les-Trous « jouent » cer­tai­ne­ment mieux et ont, en tous cas, une meilleure dic­tion. Sauf Roger Caus­si­mon et Jac­que­line Morane, dont le jeu sobre et la dic­tion impec­cable jurent par trop avec le reste de la troupe ― tout l’en­semble joue mal et la dic­tion a été telle que les aris­tarques offi­ciels eux-mêmes en ont été scan­da­li­sés. Mais la dic­tion et le jeu eussent-ils été les meilleurs du monde ― que la pièce n’eût pas été « viable ». On ne fait pas vivre un cadavre !

Il paraît que la mise en scène de ce ruta­ba­ga a coû­té plus de cent-mille francs. C’est sans doute pour jus­ti­fier le titre : « Les Bouches inutiles », les­quelles… bouffent trop aux… Bouffes du Nord.…

À quelque chose mal­heur est bon quand même : c’est que, mal­gré la réclame tapa­geuse et les louanges de la cri­tique dis­tin­guée ― le public ne donne pas dans le pan­neau. Et d’i­ci un mois, vous n’en­ten­drez plus par­ler ni de la « pièce » ni de son « auteur ».

Cali­gu­la (Théâtre des Arts)

Si un sujet d’une telle enver­gure n’a pas ten­té un Sha­kes­peare, un Vic­tor Hugo ou un Schil­ler, c’est sans doute parce qu’il serait dif­fi­cile de main­te­nir durant toute une soi­rée une action dra­ma­tique, dont la cause ini­tiale est, pour par­ler avec Krafft-Ebing, un cas de Psy­cho­pa­tia-Sexua­lis, en l’es­pèce la mort de Dru­silla, sœur et maî­tresse de Cali­gu­la. Sué­tone avait tout le loi­sir d’ex­pli­quer, dans les Douze Césars, la sinistre évo­lu­tion consé­cu­tive à ce choc, c’est-à-dire la funeste méta­mor­phose d’un Cali­gu­la, jusque-là prince doux et affable, en un monstre qui pousse la cruau­té jus­qu’à faire exé­cu­ter les pères de ses meilleurs amis, le sadisme jus­qu’à prendre la jeune femme de son ami Mucius, lit­té­ra­le­ment en pré­sence de celui-ci, et la folie jus­qu’à faire de son che­val Inci­ta­tus un consul ; dans la pièce de M. Albert Camus, le res­sort dra­ma­tique est presque nul. Il n’en est pour­tant pas de même dans des pièces his­to­riques telles que « Mac­beth », « Ruy Blas » ou « Don Carios », où l’ac­tion dra­ma­tique ne stagne pas une minute. L’au­teur de « Cali­gu­la » a beau dire qu’il n’in­vente rien et qu’il prend les faits tels qu’ils nous ont été trans­mis par Sué­tone : il n’ar­rive pas à déclen­cher le res­sort dra­ma­tique, en dépit des scènes d’hor­reur et d’a­tro­ci­tés qui se déroulent devant nos yeux.

Telle quelle, la pièce aurait pu encore se défendre, si on ne nous avait pas pré­sen­té Cali­gu­la sous les traits d’un zazou. Faire d’un monstre pareil et après dix-neuf siècles ― un zazou ! ! Les voi­là bien les méfaits de la métem­psy­chose zazouiste !… Com­ment diable un jeune artiste et comé­dien de grand talent tel que Gérard Phi­lippe a‑t-il pu se lan­cer tête en avant dans le zazouisme inté­gral ? Et com­ment ses aînés, le met­teur en scène et l’au­teur lui-même, ont-ils pu lais­ser pré­sen­ter un Cali­gu­la zazou d’un bout à l’autre de la pièce ? O, défor­ma­tion pro­fes­sion­nelle ! Que tu peux nous rendre aveugle !

Le reste, c’est-à-dire jeu et dic­tion de tout l’en­semble, y com­pris décors et cos­tumes, sont d’une rare qualité.

Arse­nic et vieilles den­telles (Athé­née)

Voi­ci une comé­die gaie dont l’o­ri­gi­na­li­té consiste dans le fait que, mal­gré la bonne dou­zaine de cadavres amon­ce­lés sur et der­rière la scène et une autre dou­zaine épar­pillée dans dif­fé­rentes villes d’A­mé­rique et d’Aus­tra­lie, on ne peut pas s’empêcher de rire, d’un rire « de bon cœur » qui s’empare de vous dès le début et ne vous lâche plus jus­qu’à la fin de la pièce.

Il s’a­git de deux ado­rables vieilles filles, les sœurs Brews­ter, vivant à Brook­lyn, où elles ne songent qu’à faire du bien autour d’elles. C’est sur­tout le sort des hommes seuls, tristes, aban­don­nés, etc. qui leur fend le cœur, et leur altruisme à l’é­gard de ceux-ci ne connaît pas de bornes. Aus­si, lors­qu’elles en ren­contrent un, elles lui offrent aus­si­tôt un verre d’un déli­cieux vin de pru­nelle, pré­pa­ré par elles-mêmes et auquel elles ont eu soin d’a­jou­ter une cuille­rée… d’ar­se­nic, une demi-cuillère… de strych­nine et une toute petite, toute petite pin­cée de… cya­nure… grâce à quoi la tris­tesse du mal­heu­reux soli­taire est vite… abré­gée et même à tout jamais supprimée…

Inter­pré­ta­tion et mise en scène de tout pre­mier ordre. Il faut tout par­ti­cu­liè­re­ment sou­li­gner les noms de Berthe Bovy et Jane Mar­ken et, côté hommes, ceux de Jean Mer­cu­ry, Tris­tan Sévère et J.-P. Kerien.

Les rosiers blancs (Théâtre des Mathurins)

Le Théâtre des Mathu­rins nous a déjà révé­lé quelques jeunes talents qui ont depuis lors fait du che­min ; mais la révé­la­tion des « Rosiers Blancs » est telle que son écho reten­ti­ra encore, quand la « pièce aura déjà quit­té l’af­fiche depuis longtemps.

Il s’a­git d’une toute jeune fille de dix-sept prin­temps, fille d’un méde­cin pari­sien. Mlle Lise Topart. C’est une très grande artiste dont le talent n’a d’é­gal que sa modes­tie et sa sim­pli­ci­té. Quel jeu ! Quel natu­rel ! Et quelle sen­si­bi­li­té ! On est émer­veillé de voir une telle créa­tion faite par une « jeu­nesse » de cet âge.

Rete­nez ce nom. Vous enten­drez encore par­ler de Lise Topart qui est, si je ne me trompe pas, la révé­la­tion non seule­ment de la soi­rée, mais de la saison.

À côté de Lise Topart brille encore un jeune homme, un « moins-de-vingt-ans », Michel Fran­çois qui a déjà l’é­toffe d’un grand artiste et qui fera ses « débuts » quand il aura à inter­pré­ter un « rôle à sa taille ».

Mais, la pièce, direz-vous ! Il n’y en a pas. Vous pour­riez tout aus­si bien appe­ler ce machin-là : les Radis blancs, les Pis­sen­lits blancs et même les Cor­beaux blancs ― ça ne chan­ge­rait pas grand’­chose à l’affaire…

À l’ap­proche du soir du monde. (Théâtre Saint Georges) 

À une époque où, rava­gés par la guerre, des pays entiers sont en ruines, où la faim, le froid, la misère et le sou­cis de la « vie chère » sont le lot de mil­lions d’hu­mains ; à une époque où les pro­blèmes d’ordre poli­tique, éco­no­mique, social, etc., se posent ou plu­tôt s’im­posent et où les doc­teurs ès « accou­che­ments de pro­grammes de réformes » perdent leur latin ― à quoi, vous deman­dez-vous, peuvent bien pen­ser nos jeunes auteurs ? Eh bien, c’est tout ce qu’il y a de plus simple : ils exhument le cadavre infect de la reli­gion, très exac­te­ment celui des que­relles entre « papistes » et « cal­vi­nistes » et nous confec­tionnent une de ces « pièces nou­velles » dont ils ont le secret. Et de nous apprendre que les papes ne connaissent plus le nombre de leurs maî­tresses et que les pas­teurs étaient des gre­dins qui ne valaient pas plus cher. En guise d’a­na­lyse de la pièce, le pro­gramme nous donne une note de l’au­teur, dans laquelle celui-ci nous dit entre autre ceci : 

« Le héros de cette pièce, Jean de Jus­sy, a cru trou­ver dans l’i­dée nou­velle de la Réforme, de quoi refaire un monde. »

C’est très bien, ça ! Et voi­là qui nous confirme la parole du Maître : « Ce que quel­qu’un cherche, il le trou­ve­ra aus­si. » Le malade, par exemple, qui cherche à gué­rir à Lourdes… la trou­ve­ra aus­si… n’en dou­tez pas un ins­tant… Hélas ! Notre « héros » n’a même pas cette veine-là, puisque, pour avoir pas­sé une nuit avec une femme… Mais lais­sons la parole à l’au­teur : « Mais il ne sui­vra pas le pro­tes­tan­tisme dans ces excès, parce qu’un soir sur sa route il a ren­con­tré une femme. »

Voi­là qui est nou­veau et ori­gi­nal ! … Et tout à fait ving­tième siècle ! Une bonne nuit d’a­mour ― ça doit reta­per un homme ! … Et notre héros fait une décou­verte qui, sans éga­ler celle de la bombe ato­mique, vaut du moins celle du fil à décou­per le beurre… C’est encore l’au­teur qui nous l’ap­prend dans sa note :

« Il (le héros) sait main­te­nant que ce monde nou­veau ne peut naître qu’à la cha­leur, à la lumière de ce seul soleil : l’A­mour. » … Amen !

Michel Lau­rien

L’écran

La cage au Rossignols

Ah, le beau film ! Quelle belle soi­rée ! Quelle merveille !

Bien sûr que c’est du ciné­ma ! Bien sûr qu’il y a dans ce film, du conven­tion­nel, du déjà vu, du déjà enten­du ; mais aus­si que de trou­vailles, que d’i­né­dits dans ce match entre la rou­tine et la volon­té d’en sor­tir, entre l’au­to­ri­ta­risme à outrance et l’as­pi­ra­tion à la liber­té, entre un sys­tème de péda­go­gie qui étouffe l’en­fant et une méthode qui favo­rise l’é­pa­nouis­se­ment de celui-ci.

C’est Noël-Noël qui joue le rôle écra­sant du « pion ». Mais tous les rôles, y com­pris et sur­tout, dirais-je, ceux des enfants sont tenus avec une maes­tria qui, pour une fois, sont tout à l’hon­neur du cinéma.

Je signale aux cama­rades de Pro­vince « La Cage aux Ros­si­gnols », mal­heu­reu­se­ment ils ne le ver­ront pas de sitôt, le film étant tou­jours joué en exclu­si­vi­té à Paris.

M. L

La Presse Anarchiste