La Presse Anarchiste

L’instinct maternel

Point n’est besoin de rap­pe­ler que les femelles des ani­maux pré­parent un asile à leurs petits avant qu’ils soient nés et les entourent de soins après leur nais­sance. Le com­por­te­ment mater­nel chez les mam­mi­fères que nous aurons seul en vue dans ces pages est essen­tiel­le­ment carac­té­ri­sé par la nidi­fi­ca­tion et par le por­tage, c’est-à-dire l’ac­tion de rame­ner au nid les petits qui s’en éloignent ou en ont été éloi­gnés et bien enten­du, par l’al­lai­te­ment et les soins de pro­pre­té et de défense de la pro­gé­ni­ture. Ces actes de femelles tra­duisent l’exis­tence d’un ins­tinct mater­nel et per­mettent de l’é­tu­dier objec­ti­ve­ment. Ici, comme dans d’autres domaines de la psy­cho­lo­gie, la notion des hor­mones est venue appor­ter cer­taines clar­tés nou­velles et pré­ci­ser quelques-uns des fac­teurs de l’instinct. 

Les tra­vaux effec­tués sur cette ques­tion reposent sur une hypo­thèse de base qui est la sui­vante : les méca­nismes ner­veux mis en jeu au cours des mani­fes­ta­tions de l’ins­tinct mater­nel sont déclen­chée par des hor­mones. Mais l’ex­pé­ri­men­ta­tion ins­ti­tuée sur ce thème n’a pas tar­dé à démon­trer que d’autres fac­teurs, des fac­teurs externes, peuvent don­ner les mêmes résul­tats que les exci­tants endo­gènes du sys­tème ner­veux. De sorte qu’à l’heure actuelle, pour avoir une vue d’en­semble du pro­blème, il est néces­saire de pas­ser en revue suc­ces­si­ve­ment les sti­mu­lants internes et les sti­mu­lants externes qui inter­viennent dans la nature ou au labo­ra­toire dans le déter­mi­nisme de l’ins­tinct mater­nel chez les animaux. 

a) Sti­mu­lants internes. — Les sti­mu­lants internes ne sont pas for­cé­ment tous de nature hor­mo­nale et il est pos­sible que des sen­sa­tions internes pro­vo­quées par des sti­mu­lants locaux (le poids de la por­tée, la dis­ten­sion de l’u­té­rus, les mou­ve­ments des petits, etc.) par­ti­cipent dans une cer­taine mesure à l’ap­pa­ri­tion de l’ins­tinct mater­nel, Mais nous igno­rons tout de cette ques­tion qui peut d’ailleurs être abor­dée par la voie expérimentale.

Les sti­mu­lants hor­mo­naux sont mieux connus et ont don­né lieu en ces der­nières années à des recherches suggestives. 

On a remar­qué depuis long­temps qu’il existe un paral­lé­lisme étroit entre la lac­ta­tion et l’ins­tinct qui, chez les ani­maux, dis­pa­raît avec la fin de l’al­lai­te­ment. Dès 1906, Loi­sel publiait l’exemple d’une chienne bâtarde qui, après chaque période de rut, tra­ver­sait une période de pseu­do-ges­ta­tion typique avec sécré­tion de lait. Dans cet état, la chienne deve­nait mater­nelle, c’est-à-dire entou­rait de soins des « jeunes de rechange », tels que de petits lapins. 

Depuis la décou­verte de la pro­lac­tine, on a donc pen­sé que les mani­fes­ta­tions mater­nelles étaient engen­drées par cette hor­mone et on s’est effor­cé de véri­fier cette hypo­thèse. De fait, on obtient l’ap­pa­ri­tion de l’ins­tinct mater­nel chez le rat par des injec­tions de pro­lac­tine puri­fiée (Riddle, Bates et Lahr). 

Mais les injec­tions de pro­lac­tine ont un effet com­plexe sur l’hy­po­physe et les gonades des ani­maux et pro­voquent notam­ment. un arrêt du cycle œstral[[Cycle œstral, cycle de désir géné­sique.]], une lutéinisation[[La lutéine est une matière colo­rante jaune qu’on ren­contre dans un cer­tain nombre de corps, entre autres le sérum du sang et le pol­len des fleurs.]] de l’o­vaire et une véri­table pseu­do-ges­ta­tion, de sorte qu’au­jourd’­hui, on se demande si l’ins­tinct mater­nel est déter­mi­né par l’ac­tion directe de la pro­lac­tine ou par la dimi­nu­tion brusque du taux des hor­mones sexuelles dans l’organisme : 

« Il est actuel­le­ment dif­fi­cile de tran­cher cette ques­tion, dit C,-P. Leblond, car ces deux phé­no­mènes hor­mo­niques se balancent mutuel­le­ment et vont géné­ra­le­ment de pair ; l’ar­rêt d’in­jec­tions de fol­li­cu­line est sui­vie de la mise en cir­cu­la­tion de pro­lac­tine (Nel­son) ; c’est ce qui arrive nor­ma­le­ment au moment de l’ac­cou­che­ment. D’autre part, la pré­sence de pro­lac­tine dans l’or­ga­nisme déter­mine l’ar­rêt des sécré­tions sexuelles (Bates, Riddle et Lahr). Si ces deux lois sont géné­rales, comme il pareil à pre­mière vue, on voit que la dif­fi­cul­té de déter­mi­ner la cause de l’ins­tinct mater­nel est moins impor­tante qu’il ne parait, puisque les deux causes pos­sibles se condi­tionnent mutuellement. » 

Admet­tons donc que dans les condi­tions natu­relles, c’est un équi­libre hor­mo­nal déter­mi­né qui est à la base de cet inté­rêt pour les petits que mani­festent les femelles des mam­mi­fères. Mais dans quelle mesure les petits eux-mêmes sont-ils res­pon­sables de l’ins­tinct mater­nel ? Cette der­nière facul­té s’ac­com­pagne-t-elle de quelque lueur de dis­cer­ne­ment, ou n’est-elle qu’une ten­dance aveugle qui sur­git en pré­sence de n’im­porte quel petit ? 

Il semble bien que dans les limites des don­nées expé­ri­men­tales, une femelle s’oc­cupe des jeunes, non pas parce qu’ils sont les siens, mais parce qu’ils sont des jeunes : « dans le cas de la sou­ris, une femelle en lac­ta­tion accep­te­ra immé­dia­te­ment les jeunes d’autres femelles qui lui seront pré­sen­tés. Elle en rap­por­te­ra cin­quante au nid, si on lui en donne cin­quan­teÈ. Il semble que dans bien d’autres espèces (rats, cobayes), les ani­maux ne font aucune dis­tinc­tion entre leurs jeunes et ceux d’autres mères, sur­tout lors­qu’on les change assez tôt après la par­tu­ri­tion. Nous avons obser­vé des faits ana­logues chez le pigeon. Même dans les cas du mou­ton et du singe, où l’ac­cep­ta­tion de jeunes étran­gers est consi­dé­rée comme impos­sible, il semble que, très tôt après la nais­sance, dans le cas du mou­ton, la mère accepte d’autres jeunes (témoi­gnage d’un agri­cul­teur) et, d’autre part, on a obser­vé plu­sieurs fois des singes nour­ris­sant des jeunes d’autres espèces (Brif­fault). Ce der­nier auteur cite même le cas à d’une femme ayant cha­cune un jeune chim­pan­zé et mon­trant pour lui des sen­ti­ments très mater­nels. En conclu­sion, il semble qu’en règle géné­rale, l’at­ta­che­ment d’une femelle pour ses propres jeunes est un phé­no­mène secon­daire ; les femelles peuvent aisé­ment s’at­ta­cher a d’autres jeunes si on les change assez tôt après la par­tu­ri­tion, de façon a empê­cher la for­ma­tion d’habitudes. 

Un fac­teur contri­buant d’une façon impor­tante à l’ins­tinct mater­nel est l’âge du jeune. Chez la sou­ris, alors qu’un jeune nou­veau-né sti­mule vive­ment une femelle mater­nelle, un jeune de 10 jours la sti­mule beau­coup moins et un jeune de 20 jours n’a plus qu’un très faible attrait (la puber­té se pro­duit vers l’âge de 30 jours). Wies­ner et Sheard ont les pre­miers obser­vé des phé­no­mènes ana­logues chez le rat. Il se pour­rait qu’il s’a­gisse d’une loi extrê­me­ment géné­rale, s’ap­pli­quant même aux oiseaux (pigeons).

Cet inté­rêt pour les nou­veau-nés s’ob­serve même avec des jeunes d’autres espèce. Ain­si une rate lac­tante essaie­ra de rap­por­ter au nid des lapins nou­veau-nés (7 fois sur 10), mais ne fera pas atten­tion à des lapins de 15 jours. Elle se com­por­te­ra de la même façon avec des jeunes chats. Nous avons obser­vé des rates éle­vant des nichées de jeunes sou­ris sans aucune dif­fi­cul­té. Fina­le­ment, Wies­ner et Sheard, ain­si que Riddle et ses col­la­bo­ra­teurs, ont affir­mé que la rate lac­tante rap­por­te­rait au nid de jeunes oiseaux (pou­lets, pigeons). 

Ces résul­tats sur­pre­nants semblent indi­quer qu’un fac­teur com­mun aux jeunes d’es­pèces aus­si dif­fé­rentes que le pigeon et le rat est le sti­mu­lus essen­tiel de l’ins­tinct mater­nel. Bien que la confir­ma­tion de ces résul­tats soit néces­saire, on s’a­per­çoit que le sens de la vision ne peut jouer qu’un rôle très faible dans la dis­tinc­tion faite par la femelle entre un jeune et un adulte, et l’on a ten­dance à impli­quer l’ol­fac­tion. Or, l’ol­fac­tion est peu déve­lop­pée dans bien des espèces (rat et sou­ris, Yerkes) et par ailleurs l’a­bla­tion du trac­tus olfac­tif (Wies­ner et Sheard, Beach) ne semble pas trou­bler les mani­fes­ta­tions de l’ins­tinct maternel. 

Bien que la façon dont le sti­mu­lus agit soit incon­nue, de curieuses expé­riences d’Orent et Mc Colum sug­gèrent que ce sti­mu­lus n’a­git qu’en pré­sence de magné­sium dans l’organisme. 

Ces expé­riences, comme celles qui viennent d’être rap­por­tées dans les deux pré­cé­dents para­graphes, ne sont pas abso­lu­ment convain­cantes : elles sug­gèrent que des mères nour­ries sans magné­sium ont des jeunes qui paraissent, nor­maux à tous les points de vue, mais aux­quels des femelles lac­tantes nor­males ne font pas atten­tion (C.-P. Leblond). 

Que conclure de ces don­nées sinon que l’ins­tinct mater­nel est un pou­voir latent (condi­tion­né par des hor­mones) d’ac­com­plir cer­tains actes auto­ma­tiques, quoique doués d’un tonus affec­tif, à la vue d’a­ni­maux nou­veau-nés ? Mais nous allons consta­ter que, dans cer­tains cas, le condi­tion­ne­ment hor­mo­nal parait jouer un rôle très faible ou nul dans le déclen­che­ment de l’ins­tinct maternel. 

b) Sti­mu­lants externes. ― Comme le remarque C.-P. Leblond, les fac­teurs hor­mo­naux à eux seuls sont loin d’ex­pli­quer com­plè­te­ment l’ins­tinct mater­nel. Bien des ani­maux, semble-t-il, acquièrent le com­por­te­ment mater­nel sous l’in­fluence de sen­sa­tions exté­ro-cep­tives. En pla­çant les sou­ri­ceaux nou­veau-nés dans la cage d’une sou­ris, on obtient. le résul­tat cher­ché en quelques minutes ou en quelques jours. « On réus­sit par cette méthode dans prés de 100 % des cas avec des sou­ris femelles, qu’elles soient vierges ou non. Avec des mâles jeunes, on obtient éga­le­ment des résul­tats posi­tifs dans près de 100 % des cas. Même dix jours avant la puber­té, des signes nets d’ins­tincts mater­nels ont pu être obte­nus chez des jeunes, mâles et femelles » (Leblond ).

Mais ces mani­fes­ta­tions ne sont-elles pas déter­mi­nées par une modi­fi­ca­tion de l’é­qui­libre nor­mal pro­vo­quée par les sti­mu­li sen­so­riels ? Il semble que non et Leblond et Nel­son en ont don­né une preuve irré­fu­table. En effet, des sou­ris hypo-physectomisées[[Hypophysectomie, abla­tion de l’hy­po­physe.]], par consé­quent dépour­vues de sécré­tions hypo­phy­saires et sexuelles et dont l’ac­ti­vi­té thy­roï­dienne et sur­ré­na­lienne est réduite au mini­mum, prennent soin des jeunes huit jours après l’o­pé­ra­tion et ce com­por­te­ment mater­nel s’ob­serve aus­si bien chez des mâles que chez des femelles. 

Il existe donc, dans l’es­pèce sou­ris, un méca­nisme ner­veux de l’ins­tinct mater­nel, sus­cep­tible de se déclen­cher en l’ab­sence de sti­mu­lants hor­mo­naux actuels par l’ac­tion de sti­mu­li pure­ment sensoriels. 

Mais il n’est pas pos­sible de géné­ra­li­ser ces faits. Chez d’autres mam­mi­fères, le sys­tème ner­veux parait moins indé­pen­dant des hor­mones. La conduite mater­nelle ne peut être déter­mi­née que dans 30 % des cas chez des rates vierges à la vue de nou­veau-nés (Wies­ner et Sheard ). Chez la chatte l’hy­po­phy­sec­to­mie, dans 8 cas sur 9, sup­prime l’ins­tinct mater­nel (Allan et Wiles). 

Il résulte de ces faits que, dans la série ani­male, les fac­teurs hor­mo­naux inter­viennent plus ou moins acti­ve­ment dans le déclen­che­ment des méca­nismes ner­veux de l’ins­tinct maternel. 

Il est dif­fi­cile d’ailleurs d’ex­clure un mini­mum d’ac­tion hor­mo­nale dans la mise en jeu des méca­nismes ner­veux de l’ins­tinct maternel. 

C.-P. Leblond et Nel­son ont fort bien sou­li­gné que les actes carac­té­ris­tiques du mater­nal beha­viour[[Mater­nal beha­viour, com­por­te­ment mater­nel]] chez les sou­ris sont d’au­tant plus accu­sés que ces ani­maux sont plus jeunes. On peut se deman­der, dans ces condi­tions. si ces sou­ris jeunes, même quand elles sont hypo­phy­sec­to­mi­sées, ne res­tent pas quelque peu impré­gnées d’hor­mones mater­nelles. Le pas­sage de cer­taines hor­mones de la mère au foe­tus pen­dant la ges­ta­tion étant indé­niable, il se pour­rait que les fac­teurs externes pro­voquent la conduite mater­nelle chez des ani­maux dont le milieu inté­rieur ren­ferme encore un mini­mum effi­cace d’hor­mones d’o­ri­gine maternelle. 

Comme il fal­lait s’y attendre, plu­sieurs. bio­lo­gistes ont cher­ché à loca­li­ser le méca­nisme ner­veux de l’ins­tinct mater­nel en détrui­sant diverses par­ties du cer­veau. Rogers, chez le pigeon ; Noble, chez cer­tains pois­sons, ont pu trou­bler ou sup­pri­mer cet ins­tinct. en lésant le corps strié. Beach (cité par C. P. Leblond) a com­pa­ré le com­por­te­ment des rates pri­mi­pares nor­males à celui d’a­ni­maux chez les­quels une quan­ti­té variable d’é­corce céré­brale avait été enle­vée. « Il res­sort de la com­pa­rai­son que le com­por­te­ment mater­nel des femelles à cor­tex par­tiel­le­ment détruit est mal réglé, incom­plet, incoor­do­né et sim­pli­fié. Ces per­tur­ba­tions, dans les grandes lignes, sont pro­por­tion­nelles à la quan­ti­té de tis­su cor­ti­cal enle­vé. Elles ne dépendent pas de la loca­li­sa­tion de la lésion. Les ani­maux avant plus de 50 % du cor­tex céré­bral détruit ne construisent pas de nid et ne prennent pas soin des petits lors­qu’ils sont nés. L’ins­tinct mater­nel a disparu. » 

Il résulte de l’en­semble des faits nue nous venons de pas­ser en revue que l’ins­tinct mater­nel a pour condi­tion pre­mière l’in­té­gri­té du sys­tème ner­veux. Dans les cir­cons­tances nor­males, la sti­mu­la­tion du sys­tème ner­veux résulte de l’ac­tion des fac­teurs internes (hor­mones, sen­sa­tions inté­ro-cep­tives). Expé­ri­men­ta­le­ment, on s’as­sure que des fac­teurs externes (le vue de jeunes) peuvent aus­si déclen­cher la conduite mater­nelle, mais dans les cas où ces fac­teurs externes paraissent agir le plus puis­sam­ment, il reste dif­fi­cile d’ex­clure la pré­sence d’un cer­tain tonus hor­mo­nal résiduel. 

Il est d’ailleurs fort ins­truc­tif de consta­ter que cer­tains ani­maux paraissent plus affran­chis que d’autres vis-à-vis de leurs hor­mones et dans la mesure où les fonc­tions de rela­tion l’emportent sur les fonc­tions végé­ta­tives, on croit dis­cer­ner dans le cas de la sou­ris une pré­fi­gu­ra­tion encore ché­tive et vacillante de cette réa­li­té gran­diose qu’est l’ins­tinct mater­nel chez la femme et dont on ne peut par­ler qu’a­vec le plus grand respect. 

Car s’il est un amour plus fort que la mort, c’est bien l’a­mour mater­nel. Sans doute, il est tis­sé sur une trame com­mune et gros­sière, mais sur ce plan gri­sâtre où les ani­maux brodent tou­jours le même des­sin, la femme sait com­po­ser une tapis­se­rie indi­vi­duelle et infi­ni­ment variée qui sur­vit à la dis­pa­ri­tion même de la trame hor­mo­nale. Ce n’est pas assez de dire que l’ins­tinct est subli­mé, il est sup­plan­té et trans­fi­gu­ré par l’intelligence[[Nous lais­sons à l’au­teur, bien enten­du, le béné­fice de ses déductions.]]. 

Dr Remy Col­lin. (Les Hor­mones, éd. Albin Michel.) 

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