La Presse Anarchiste

Réflexions sur « l’école moderne »

Me sera-t-il per­mis, à moi qui n’ai jamais été maître d’é­cole et qui, d’ailleurs, n’ai guère fré­quen­té l’é­cole, me sera-t-il per­mis de dire un mot concer­nant « l’E­cole moderne » ? Un mot éma­nant d’un idéa­liste et non d’un professionnel.

Comme j’ai peu d’es­pace à ma dis­po­si­tion, qu’on me par­donne si j’ai l’air de par­ler dogmatiquement.

L’é­du­ca­tion pre­mière des enfants ne doit pas consis­ter à les gaver de ce qu’on appelle des faits. À la véri­té, tout ce que nous savons aujourd’­hui, c’est que nous ne connais­sons rien ― même pas en ce qui concerne les choses les plus simples. Notre monde men­tal est un fouillis de théo­ries direc­te­ment ou non anta­go­nistes et en faveur des­quelles il y a bien à dire ; mal­gré cela, il nous faut nous déci­der et choi­sir pour obte­nir des résul­tats. L’é­du­ca­tion des enfants devrait avoir pour but de douer d’é­qui­libre, de juge­ment, du sens pra­tique néces­saire dans un monde de doute et de luttes. Rien ne devrait être ensei­gné à l’en­fant à titre de science abso­lue ou de véri­té infaillible. Tout en confes­sant son igno­rance de la véri­té ultime, l’é­du­ca­teur devrait pré­sen­ter à l’en­fant les faits comme des appa­rences, les déduc­tions comme des expé­dients, valables jus­qu’à nou­vel ordre. La pre­mière chose à créer chez l’en­fant est une atti­tude judi­cieuse, pru­dente, un esprit de cri­tique aiguë, mais bonne et tolé­rante, de doute, mais aus­si de promp­ti­tude à sai­sir ce qui s’offre de meilleur. L’es­prit édu­qué devrait être une lice ouverte, où l’on dis­cute toutes les ques­tions, où elles sont sou­mises à un exa­men conti­nuel et où les juge­ments ren­dus ne sont que tem­po­raires et pour les besoins du moment. Créer un esprit phi­lo­so­phi­que­ment éclec­tique et tolé­rant chez le tra­vailleur, capable et ini­tia­tif, c’est l’i­déal de l’é­du­ca­tion moderne.

L’é­du­ca­tion pri­maire devrait donc consis­ter « à apprendre com­ment apprendre » ― à savoir se ser­vir des clefs et à ouvrir des portes pour ain­si dire. La chose pri­mor­diale devrait Être de mettre les facul­tés en par­fait état de fonc­tion­ne­ment, puis, du tra­vail réglé, faire jaillir l’o­ri­gi­na­li­té latente. La pre­mière chose ici, ― comme par­tout ailleurs, dans la vie humaine, où le cas de force majeure n’in­ter­vient pas, ― devrait être la santé.

Je vou­drait que l’é­du­ca­teur pri­maire eût une classe d’im­por­tance moyenne com­po­sée d’é­lèves de même âge ; il serait néces­saire qu’ils choi­sissent eux-mêmes leurs maîtres. Tous les groupes d’ac­ti­vi­té pra­tique consistent en maîtres et en dis­ciples. Il devrait y avoir assez d’é­du­ca­teurs dans chaque agglo­mé­ra­tion pour que chaque élève choi­sisse celui qu’il pré­fère, se rela­ti­vant ain­si volon­tai­re­ment à son édu­ca­teur ― ce qui est le carac­tère nor­mal des rela­tions dans la vie.

L’ins­ti­tu­teur devrait être là comme ailleurs, modé­ra­teur, conseiller, arbitre, mais autant que faire se peut les enfants devraient mener leur petite école, appre­nant le plus pos­sible en ensei­gnant. Ils devraient consti­tuer une petite com­mu­nau­té avec une morale à eux, morale suf­fi­sante ― secon­dée qu’elle serait par le sen­ti­ment de la digni­té et l’o­pi­nion publique ― pour main­te­nir le bon ordre. Bien qu’il appar­tienne à l’é­du­ca­teur de rendre ses leçons si inté­res­santes, ses façons si cour­toises et si éle­vées, ses ques­tions si rai­son­nables et si sédui­santes qu’elles ren­dront presque auto­ma­tiques l’at­ten­tion et l’as­si­dui­té ; il faut recon­naître cepen­dant qu’il est dans ce monde des natures douées du génie inné du désordre, se plai­sant en l’in­har­mo­nie comme si elles étaient mues par un prin­cipe inté­rieur, pour ain­si dire, et, à ces natures-là le gou­ver­ne­ment est néces­saire. Mais l’é­du­ca­teur devrait bien mieux exer­cer son auto­ri­té au moyen de ses élèves que sur eux. 

On ensei­gne­rait aux enfants, et ils devraient le trou­ver par eux-mêmes dans leur vie sco­laire, l’u­nion pra­tique d’une liber­té rai­son­nable avec un gou­ver­ne­ment néces­saire comme pos­tu­lat d’une vie humaine pratique.

Je ne par­tage pas l’a­vis de ceux qui vou­draient que l’é­du­ca­teur éveille sim­ple­ment l’o­ri­gi­na­li­té de l’é­lève, puis dis­pa­raisse. Au contraire, l’in­fluence per­son­nelle de l’é­du­ca­teur est un actif pré­cieux dont il faut tirer tout le ren­de­ment pos­sible pour le pro­fit de tous. La liber­té et l’in­di­vi­dua­li­té sont d’une valeur ines­ti­mable dans la nature humaine, mais dans la vie sociale l’in­fluence per­son­nelle et la cri­tique sociale doivent les contre­ba­lan­cer. La véri­table valeur de l’é­du­ca­teur dépend de la vigueur, de la beau­té et de la fraî­cheur de son intel­li­gence per­son­nelle, et aus­si de la sagesse avec laquelle il s’en sert, non pour écra­ser ou sur­per­sua­der l’en­fant, mais pour l’in­ci­ter à res­ter lui-même ― tout en se tenant joyeu­se­ment à la dis­po­si­tion de ses condis­ciples ― peut-être même en face de leurs convic­tions adverses. Rien n’empêcherait l’é­du­ca­teur d’en­sei­gner l’é­thique à ses enfants, non point dog­ma­ti­que­ment, mais de façon rai­son­nable, leur expo­sant les dif­fé­rentes théo­ries rela­tives à la conduite indi­vi­duelle, au droit de juge­ment indi­vi­duel, mais aus­si la néces­si­té pour tout groupe d’a­dop­ter une règle de conduite pra­tique pour ses membres. En ce qui concerne l’hy­giène, par exemple, l’é­du­ca­teur pour­rait sus­ci­ter l’at­ten­tion d’une façon géné­rale mon­trant les rap­ports de l’hy­giène avec la beau­té, la mus­cu­la­ture, etc., décrire les dif­fé­rentes théo­ries, don­ner ses idées per­son­nelles et ses rai­sons, fina­le­ment pro­po­ser une série de règles hygié­niques au vote de l’é­cole et que les éco­liers pour­raient modi­fier ou amen­der. Exac­te­ment de la même manière, il pour­rait expo­ser son point de vue rela­ti­ve­ment à la grande morale de la conscience sociale, l’in­ter­dé­pen­dance des uni­tés humaines, la néces­si­té pra­tique de la cama­ra­deie, de l’hon­nê­te­té, de la poli­tesse, de l’har­mo­nie, etc., lais­sant aux élèves le soin d’en faire l’application.

Je ne suis pas non plus de l’a­vis de ceux qui disent que l’en­fant doit apprendre de sa propre expé­rience. L’é­du­ca­teur, au contraire est là, prin­ci­pa­le­ment, pour lui expo­ser l’ex­pé­rience emma­ga­si­née de la race et l’en faire pro­fi­ter. Cela, c’est l’hé­ri­tage de l’en­fant par droit de nais­sance, et il doit Être payé à vue. C’est l’ex­pé­rience de la race emma­ga­si­née dans nos nerfs et nos sou­ve­nirs qui fait de nous des humains ; la place dans l’é­chelle humaine d’un indi­vi­du ou d’un groupe est déter­mi­née natu­rel­le­ment par ce qu’il pos­sède de cette expé­rience. Expli­quer com­ment mieux uti­li­ser l’ex­pé­rience de la race est la fonc­tion prin­ci­pale de l’é­cole, la pen­sée évi­dente de l’é­du­ca­tion. Ce n’est pas tant de faits qu’il faut bour­rer l’é­lève ; il faut lui ensei­gner à apprendre com­ment les uti­li­ser, com­ment employer ses facul­tés à se les assi­mi­ler. C’est ain­si qu’il est néces­saire que l’en­fant apprenne la lec­ture, l’é­cri­ture, la gram­maire, mais il est inutile qu’il apprenne par cœur un nombre spé­ci­fié de syl­la­baires. L’é­du­ca­tion est trop for­ma­liste, trop rou­ti­nière, trop séden­taire, trop abs­traite. Au contraire, elle doit être concrète, vivante. L’en­fant doit savoir tout le temps ce qu’il fait et pour­quoi. Un inté­rêt sou­te­nu et du plai­sir sont le signe et la preuve d’un ensei­gne­ment véri­table. La stu­pi­di­té, l’en­gour­dis­se­ment et l’at­ten­tion for­cée indiquent que la méthode employée est mau­vaise. De même façon que tout tra­vail doit être une joie pour le tra­vailleur, toute édu­ca­tion ― pré­pa­ra­tion au tra­vail ― doit être une joie pour l’en­fant. Il fau­drait que tout le temps on apprenne à l’en­fant exac­te­ment com­ment faire la chose qu’il désire faire.

Dans un livre « La val­lée du Soleil Levant » (Vale Sun­rise) j’ai indi­qué le fonc­tion­ne­ment pra­tique des prin­cipes fon­da­men­taux que je viens d’ex­po­ser. Dans le sys­tème décrit, l’é­cole est une sorte de forum où les élèves en plein air, si pos­sible, tiennent un mee­ting d’é­du­ca­tion, avec l’ins­ti­tu­teur comme pré­sident, conduc­teur de la dis­cus­sion et arbitre. Voi­ci une jour­née d’é­tude : « Nous nous ren­dîmes dans les bois, et, en che­min, l’ins­ti­tu­teur posait des ques­tions et répon­dait à des demandes presque à chaque pas. Com­ment s’ap­pe­lait cette fleur-là et cet oiseau-ci et ce rocher là-bas ? Les ques­tions allaient et venaient comme la navette d’un tis­se­rand, mais elles éma­naient sur­tout des élèves et l’ins­ti­tu­teur trou­vait à peine le temps de répondre aux demandes. Fina­le­ment, des cartes, des livres sor­tirent des havre­sacs et l’on prit place, qui sur des troncs d’arbres, qui sur de grosses pierres, qui sur le sol même. Pour com­men­cer, ce fur la leçon de géo­gra­phie. On épin­gla une carte à un arbre et chaque élève, cinq minutes durant, montre en main, parut contem­pler cette carte comme si son Être tout entier avait pris place en son regard. Ensuite, chaque élève prit son cahier et se mit à des­si­ner la carte de mémoire. À ma sur­prise, quelques-uns de ces jeunes artistes repro­dui­sirent presque par­fai­te­ment la carte qu’ils avaient vu le matin pour la pre­mière fois. On com­pa­ra les des­sins avec la carte et, après cri­tique géné­rale, l’au­teur de la meilleure repro­duc­tion fut décla­ré vain­queur. Il fur appe­lé à l’arbre et on lui deman­da de décrire le pays qu’il avait repro­duit : son cli­mat, son sol, ses pro­duc­tions, ses habi­tants, etc…

« Les autres écou­tèrent dans le plus pro­fond silence. Dès qu’il eut ache­vé, ils se levèrent, l’un après l’autre, selon leur numé­ro sur le registre d’ap­pel, pour louer son exac­ti­tude, ou signa­ler ses erreurs, sans oublier de se cri­ti­quer les uns les autres… L’ins­ti­tu­teur remet­tait les choses au point… Après des leçons d’his­toire, de phi­lo­so­phie, etc., etc., sui­virent sur le même plan,. Un jeune gar­çon se levant et se pla­çant au milieu du petit groupe, réci­ta avec beau­coup de grâce et d’ar­deur un petit poème plein d’es­prit. À mon éton­ne­ment, l’ins­ti­tu­teur me dit qu’il l’a­vait com­po­sé lui-même. Ses cama­rades le sté­no­gra­phièrent et en firent la cri­tique en com­mun… Un autre écri­vit de mémoire un poème sur une ardoise ; alors tous pas­sèrent au prisme de la cri­tique sa mémoire, son écri­ture, son ortho­graphe… Presque tout l’a­près-midi fut employé à étu­dier un devis d’ar­chi­tecte. À ma grande stu­pé­fac­tion, je m’a­per­çus que ces enfants en connais­saient bien plus que moi sur les maté­riaux, leur force, leur résis­tance, leur valeur rela­tive, etc. Ils savaient cal­cu­ler à vue d’œil com­bien il fal­lait de mètres cubes de pierre pour construire un mur don­né ou de tuiles pour cou­vrir un toit, ou de frises pour faire un par­quet don­né. Ils connais­saient les détails de la construc­tion… La jour­née s’é­tait écou­lée sans qu’il y eut un ins­tant d’en­nui ; pas un élève qui ne cher­chât à tirer du moindre fait obser­vé tout ce qu’il lui était pos­sible d’in­for­ma­tions. Ils avaient fait, pour ain­si dire, l’é­cole eux-mêmes s’en­sei­gnant l’un l’autre. Nul ne s’é­tait mal com­por­té parce que tous s’é­taient occu­pés, qu’il s’é­taient tous mis corps et âme à l’œuvre, et que tous s’é­taient astreint à une cri­tique mutuelle. Ils avaient appris à par­ler en public, aisé­ment, sans pose, cor­rec­te­ment ; à cri­ti­quer ardem­ment mais avec bon­té, tout ce qui avait été vu et enten­du, à se rap­pe­ler exac­te­ment les sons des choses ouïes, les formes des choses aper­çues et à les repro­duire de mémoire ; à com­prendre des cartes ; à des­si­ner ; à lire, écrire, nombre ; à sté­no­gra­phier au vol de la parole ; à com­pa­rer comme des lit­té­ra­teurs et à cor­ri­ger des exer­cices comme des liseurs d’é­preuves ; à des­si­ner et à lire des plans et des devis comme un entre­pre­neur ; et fina­le­ment à avoir des idées rai­son­nables et nettes de leur res­pon­sa­bi­li­té morale et de leurs rela­tions mutuelles. Inci­dem­ment, ils avaient gla­né une mer­veilleuse mois­son de faits concer­nant toute sorte de choses, fixés si inten­sé­ment en leurs cer­veaux par toutes sortes d’as­so­cia­tions que l’ou­bli était presque impos­sible… La théo­rie est ceci : c’est que les enfants, si on ne les contraint ni ne les force, ne dési­rent pas Être inoc­cu­pés, mais réclament, au contraire, qu’on les amuse constam­ment et qu’on les ins­truise concrè­te­ment. L’é­tude des livres et les cours sont pour les adultes, non pour ces petits ani­maux remuant. Les dif­fé­rents ins­ti­tu­teurs ont des manières à eux de com­prendre l’é­du­ca­tion, mais l’es­prit est le même : sus­ci­ter toutes les facul­tés symé­tri­que­ment, dans un but pra­tique et tenir les élèves heu­reu­se­ment intéressés. »

J. William Lloyd 

La Presse Anarchiste