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[/L. N. Tolstoï/]
C’est vers la fin d’Octobre 1910 que Tolstoï pris la résolution définitive de quitter sa famille pour s’en aller terminer sa vie ailleurs. Il part donc de chez lui le 20 Octobre par une obscure matinée d’automne. Le 7 Novembre, il meurt dans une maison paysanne d’une petite gare du nom d’Astapovo, après avoir refusé de voir qui que ce soit, à l’exception de sa fille et de son médecin qui l’avait accompagné. Et c’est peut-être par cette évasion que Tolstoï nous est devenu si grand et si cher.
Voici la traduction des passages d’une étude de notre camarade St. Ch. Waldecke sur l’éducateur que fut Tolstoï. Bien qu’écrite il y a plusieurs années, elle n’a rien perdu de son actualité.
La plus haute vocation de l’homme est de se connaître et de se développer, c’est pourquoi ses études les plus poussées ne peuvent avoir pour objet que l’étude de l’homme et de son histoire. Mais l’homme n’apprend jamais autant qu’en enseignant, jamais il ne se forme d’avantage qu’en formant. Tolstoï le sait et il choisit cette voie. C’est sous cet angle qu’il nous faut le considérer pour lui rendre justice, même si, en définitive, nous ne l’approuvons pas. Pas un de ceux qui ont parlé de lui n’a agi comme lui.
Des poètes de l’importance de Tolstoï sont rares, des « chercheurs de la vérité » de son rang sont plus rares encore et des « politiques » d’une droiture égale à la sienne ne se rencontrent guère. Cependant, il me semble que le centre de son être ne se trouve pas dans la création poétique, philosophique ou politique, mais bien dans la pédagogie ? C’est que Tolstoï appartient à ce petit nombre d’éducateurs géniaux, parmi lesquels on compte un Socrate et surtout un Confucius. Il a puisé, dans une bien plus grande mesure que le croient la plupart des Européens, dans le taoïsme et le confucianisme chinois certaines des convictions de la dernière partie de sa vie, notamment en ce qui concerne son attitude de lutte contre le pouvoir de l’État. Tolstoï est de ceux qui ne peuvent se réaliser devant leur encrier. Là encore, il se distingue, à son avantage, des littérateurs qui l’abaissent, tout en le couvrant de louanges.
Autant que je sache, on n’a jamais pratiqué en Europe, méthodes d’instruction (non pas d’éducation !) aussi libertaires que celles en usage à l’école que, vers 1860, Tolstoï fonda à Yanaïa Poliana (clairière lumineuse). Il leur réserve une large place dans les écrits pédagogique qu’il consacra à l’instruction publique et à l’école dont il s’agit. Nous y trouvons les paroles suivantes qui résument toute son œuvre :
« Le succès d’une école dépend de l’amour. L’amour n’est pas un hasard. L’amour n’existe que dans la liberté. Dans toutes les écoles fondées selon les principes de celle de Yasnaïa Poliana, le maître était amoureux de ses élèves. »
Jamais aucune modification dans l’évolution de la civilisation ne sera accomplie grâce à des mesures politico-économiques, mais bien par les moyens pédagogiques. Or, la véritable pédagogie ne connaît qu’un principe : l’amour. C’est dans cette connaissance et sa réalisation pratique en tant que sagesse constructive, que réside pour moi la grande importance de Tolstoï pour l’avenir.
Le tsar et ses partisans comprirent vite l’importance de ce fait ; deux ans après l’ouverture de l’école, ils s’introduisaient chez Tolstoï durant son absence, y dérobaient des documents et fermaient l’établissement. Personnellement, Tolstoï ne fut jamais inquiété, bien qu’il demandât au gouvernement tsariste de s’en prendre à lui et non pas seulement d’interdire la diffusion de ses écrits et de persécuter ses disciples, étant donné qu’il assumait la responsabilité de ses actes et de leurs conséquences. Cependant, en haut lieu, on était trop lâche pour poursuivre cette grande personnalité, dont la renommée était mondiale.
La Russie nouvelle a fait de Yasnaïa Poliana un musée afin d’honorer la mémoire de Tolstoï. Pourtant, il était l’adversaire juré du marxisme, l’irréconciliable ennemi de l’étatisme. Lénine le savait fort bien, qui le dénomma le « réactionnaire-type ». Évidemment de par la sagesse orientale qu’il professait, Tolstoï était hostile à toute action qui se conclut par une substitution de fonctionnaires.
L’expérience pédagogique de Tolstoï réussit et cette réussite se répercute comme toujours sur le pédagogue. À partir de 1860, son évolution se poursuivit en ligne droite. Il produit ses plus grandes œuvres poétiques : « La Guerre et la Paix », « Anna Karenine » et, un peu plus tard « La mort d’Ivan Illitsch », la plus belle d’entre-elle. Tolstoï prend connaissance de lui-même et prend conscience des autres, grâce à sa création artistique et son activité pédagogique. Ce n’est pas un écrivain qui écrit pour écrire ou un simple littérateur qui écrit pour vivre. Non, Tolstoï écrit et instruit à la fois ― il instruit par la parole et par l’action, ce qui l’amène à se former et à se développer personnellement. La rose de la vie, qui n’est jamais sans épines, lui paraît bien plus chère encore que le laurier du poète. Le poète se transforme en un croyant à la recherche de la liberté, mais toujours en proie au doute : il ne devient ni philosophe ni religieux, au sens ordinaire du mot ― mais un lutteur qui veut conquérir la Connaissance et sa réalisation.
Tous ceux qui sont choqués par la mésestime que, par la suite, Tolstoï porta aux arts ne le comprennent pas. Tolstoï mésestima seulement certains artistes et l’art, qui, selon ce qu’il pensait, planait au-dessus de la vie et se concevait en dehors d’elle. Il ne nous appartient pas de le critiquer lorsqu’il alla trop loin dans ce sens, poussé par un zèle idéal et lorsqu’il se servit de mots anciens pour exprimer des idées nouvelles. Tout de même, là encore, Tolstoï se montra supérieur quand il sut reconnaître que « l’art pour l’art » était une formule esthétique de snob. N’est poète que celui qui sait sublimer la vie, non celui qui en extrait de la littérature. Tolstoï commença par être un poète au sens ordinaire du mot ― et non l’un des moindres : par la suite, il reconnut qu’il fallait construire sa vie autrement qu’en inventant des histoires ou en rêvant : il devint ainsi le « saint » Tolstoï. Cependant, sa nature n’était pas assez puissante pour « faire de la poésie » à cette échelle, elle ne sut que réagir contre l’autre façon d’être un artiste ― un dilettante.
Tolstoï avait commencé par être un personnage dans l’État, il finit par devenir un humble parmi les puissants par la pensée. L’esthète se transforma en un lutteur par la parole et par l’écrit, l’officier de carrière en un guerrier de l’esprit, le noble possesseur de domaine en un paysan à l’âme noble, l’étudiant en droit en un combattant pour une plus haute conception de la justice, impossible à réaliser par des paroles, des formes ou des lois ; le maître d’école en éducateur de l’humanité, le seigneur propriétaire de serfs en seigneur de son propre corps, l’homme politique en une âme inquiète à jamais.
C’est ce Tolstoï-là que nous aimons. Celui que les autres sont incapables d’apprécier, parce qu’ils ne possèdent pas le courage nécessaire pour déraciner d’abord l’injustice en eux-même, avant de la poursuivre et de la rechercher dans le monde. Tandis que celui qui pense, sent et agit comme il le fit ― non selon la parole mais selon l’esprit ― nie et rejette, tant pour lui-même que pour les autres, toutes les institutions émanant du Pouvoir telles que l’État, l’Eglise, les Partis. Tous ceux qui écrivent sur le poète Tolstoï à l’occasion des anniversaires de sa naissance ou de sa mort, tous ceux-là s’accommodent fort bien des formes autoritaires qu’il combattait. Il existe d’autres poètes qui valent Tolstoï et, à la rigueur, nous nous passerions de Tolstoï comme poète, mais, nous qui différons souvent de sa pensée, ce dont nous ne voudrions pas nous passer, c’est de Tolstoï comme pédagogue et surtout de sa conscience.
Depuis que ces lignes ont été écrites on s’est enfin décidé, en Russie soviétique, à rendre hommage à l’œuvre pédagogique de Tolstoï. Nous avons sous les yeux un article paru dans un numéro relativement récent du Soviet War News Weekly (26 mars 1945) qui annonce qu’à l’Académie soviétique des sciences pédagogiques, la première place est donnée au grand penseur russe. Un comité spécial s’occupe d’étudier son activité comme éducateur et c’est Nicolaï Gussev, ancien secrétaire personnel de Tolstoï, qui le préside.
Ce comité se préoccupe de réunir, pour les publier en un volume, articles, lettres, aphorismes, fragments d’oeuvres littéraires ou inédites, « journaux », en bref, tout ce qui, dans ce qu’a écrit Tolstoï, a rapport à la pédagogie. Un autre volume accompagnera celui-ci et contiendra un exposé qu’on nous promet clair et complet des points de vue de Tolstoï en cette matière. On y joindra des souvenirs rédigés par des élèves et des professeurs des écoles qu’il fonda, ainsi qu’un bibliographie des articles ayant trait à ses théories pédagogiques et des traductions des meilleurs ouvrages publiés à l’étranger à ce sujet.
Il paraît que Tolstoï ne prisait guère la pédagogie allemande. Dans une lettre adressée au prince Lvov, il écrivait : « J’ai combattu la pédagogie allemande précisément parce que j’ai consacré la majeure partie de ma vie à cette activité, parce que je sais ce que pense le peuple, et ce que pense l’enfant du peuple, et encore parce que je sais comment m’adresser à lui. Cette connaissance ne m’est pas tombée du ciel. C’est par l’amour et par le travail que je l’ai acquise…»
« Les enfants, l’école ― déclare Nikolaï Gussev, au cours d’une interview accordée à l’auteur de l’article précité (Nina Ryazantseva) ― occupaient une place à part dans sa vie. Il consacra sans arrière-pensée, tout son temps et toutes ses facultés à ces petits êtres, les meilleurs, les plus honnêtes et les plus inoffensifs qui soient au monde, comme il le disait. Selon les propos qu’il tint à l’un de ses biographes, l’époque la plus brillante de sa vie fut celle où il trouva son bonheur dans son amour pour le peuple, alors que l’amour pour la femme n’y tenait aucune place. »
C’est en 1849 qu’il commença à s’intéresser à l’éducation des enfants des paysans de son entourage… Une quarantaine d’entre eux fréquentèrent l’école de Yasnaïa Poliana. C’était quelque chose de tout à fait nouveau pour l’époque. Dès l’abord, les paysans du terroir se montrèrent non seulement stupéfaits, mais manifestèrent un vif mécontentement à l’endroit d’une école où les châtiments corporels étaient ignorés, où les contes de fées remplaçaient les abécédaires. Grâce à son dévouement persévérants, il finit par obtenir qu’on rendît pleine justice à sa nouvelle méthode pédagogique. A 50 kilomètres à la ronde, et même davantage, les paysans se mirent à lui envoyer leurs enfants.
Dans son école il essaya une douzaine de méthodes, son expérience pédagogique lui dictant les modifications à apporter pour rendre vivants et attrayants les sujets d’ordre scientifique, stimuler le désir naturel des jeunes pour le savoir.
« Il répugnait à l’antique méthode qui veut imposer des leçons aux enfants… L’enseignement doit se donner dans la liberté, répétait-il, la contrainte et les punitions dans ce domaine sont inadmissible. » Il considérait la première éducation et le premier instituteur comme ayant l’influence la plus importante sur l’existence à venir de l’enfant. Nul n’est un parfait pédagogue, selon lui, qui n’associe pas l’amour de son travail à l’amour de ses élèves.
Combien important au point de vue éducationnel étaient ses livres de lecture, ses alphabets ! De quelle attrayante façon il savait adapter ses romans, ses nouvelles, ses fables, ses contes, à des leçons sur la botanique, la zoologie, la chimie, la physique, l’histoire, la géographie et même l’arithmétique ! Ces leçons, il les « remettait sur le métier » avec un soin scrupuleux, s’y reprennant à dix fois s’il le fallait avant de se montrer satisfait.