La Presse Anarchiste

Sébastien faure

Ceux qui l’ont bien con­nu, et par là même, bien aimé, me sauront gré, j’en suis sûr, de l’évo­quer ici, tel qu’il fut sou­vent devant eux : et cela, non dans les accla­ma­tions qui fêtaient en lui, quand il était à la tri­bune, un ora­teur admirable, mais dans l’in­tim­ité d’un de ces nom­breux ban­quets qui lui furent offerts et qu’il présidait avec une souri­ante bonhomie. 

Ses cama­rades, tous ses dis­ci­ples, n’ig­no­raient pas qu’il avait com­posé, paroles et musique, de petites chan­sons sans pré­ten­tion lit­téraire, que, s’il en était prié, il aimait à chanter au dessert. Et il chan­tait de cette voix un peu faible des com­pos­i­teurs dont Courte­line a dit qu’elle est « l’indice d’une con­science tranquille ».

J’ai retenu le refrain de l’une d’elles, et, par­mi ceux qui me liront cer­tains ne le répéteront pas sans émotion :

Je vous le dis, amis, veuillez m’en croire,
Si vous voulez goûter le vrai bonheur,
Ne cherchez pas la richesse et la gloire,
Cherchez la paix de l’e­sprit et du cœur.

Si, comme écrit Buf­fon, « le style, c’est l’homme », on peut dire que Sébastien Fau­re est tout entier dans ces qua­tre vers, sim­ples comme il le fut lui-même — pro­fondé­ment, courageusement.

« La paix de l’e­sprit et du cœur » ? Il en était lui-même tout habité. On ne trou­ve dans la vie, hélas ! que ce que l’on y apporte. C’est cette paix de l’e­sprit et du cœur que, sans qu’il lui en con­tât, puisqu’elle était en lui, Sébastien Fau­re appor­ta, non seule­ment à ses par­ti­sans, ses amis, mais à ses détracteurs ― si vio­lem­ment ou stu­pide­ment ses enne­mis. Il n’avait pas besoin de haïr pour appa­raître sincère dans ses con­vic­tions. Il aimait les hommes, si peu dignes qu’ils puis­sent être et il s’é­tait, autant par une frater­nelle pitié que par une frater­nelle sagesse, con­sacré à leur éman­ci­pa­tion. Et jusqu’au bout, passée même sa qua­tre-vingtième année, il n’a pas cessé de s’y prodiguer. Il eût pu faire l’épigraphe de sa vie ce refrain d’une bal­lade de Villon :

En cette foi, je veux vivre et mourir.

Son édu­ca­tion toute chré­ti­enne l’avait dis­posé à faire un croy­ant. Si, tout jeune encore, il dénonça publique­ment, comme fausse et oppres­sive, la croy­ance en un Dieu — que les hommes qui fondent sur lui leur usurpa­tion et leur pou­voir n’ont su que faire à leur odieuse et ridicule image — sa foi ne bais­sa jamais qu’il avait mise toute dans une lente, trop lente, mais cer­taine per­fectibil­ité humaine ; dans un pro­grès, trop sou­vent négatif, mais finale­ment posi­tif grâce aux efforts des hommes.

Il pro­fes­sait, comme on le chante dans l’in­ter­na­tionale, qu’il n’est pas de sauveur suprême, et que cha­cun de nous ne peut être et ne sera sauvé que par soi. Il s’é­tait voué à appren­dre aux hommes, par-dessus les class­es et les nations, que nous ne sauri­ons attein­dre à une vraie grandeur qu’en nous éle­vant tou­jours au-dessus de nous-mêmes. Et c’est cela que fut l’a­n­ar­chisme de Sébastien Fau­re — jamais bar­bare, volon­tiers souri­ant, enne­mi des gestes forcenés comme des mots grossiers.

Il est ain­si resté incor­rupt­ible, l’homme de son pre­mier livre : La Douleur uni­verselle, duquel tous ses autres livres, des mil­liers d’ar­ti­cles et tant d’é­mou­vants dis­cours sont découlés — comme d’un même glac­i­er s’é­coulent plusieurs riv­ières égale­ment admirables dans leurs cours.

Cette douleur uni­verselle, que tant de siè­cles de super­sti­tion et de servi­tude ont pro­fondé­ment enrac­inée chez les hommes, il s’en était fait le thérapeute. Il n’a pas cessé de lui porter remèdes. Il savait que sa tâche était bonne et que, pour si loin­tain qu’il se mon­trât encore, le salut du monde était au bout de la route où il ne craig­nait pas de s’engager.

J’ai pu con­stater com­bi­en il décon­cer­tait cer­tains de ses audi­teurs — ceux qui, sur la foi des jour­nal­istes, lesquels dénonçaient en lui « un démolis­seur aveu­gle », s’at­tendaient à voir rouge en l’é­coutant. Qu’il eût pour con­tra­dicteur un prêtre auquel il admin­is­trait ses « douze preuves de la non-exis­tence de Dieu » ou un laïque madré, politi­cien loué au cap­i­tal­isme, il se main­te­nait, par son admirable élo­quence, égal à soi-même. Aucune emphase, aucune grandil­o­quence ; mais, en revanche, une politesse fine, nuancée, volon­tiers onctueuse, mais implaca­ble, et dont on peut dire qu’elle n’est plus de notre temps, où les ora­teurs se font enten­dre sou­vent d’au­tant plus péremp­toires que le vide est plus vaste en eux. 

Un de mes amis qui con­nais­sait Sébastien Fau­re depuis plus de cinquante ans, depuis le fameux Procès des Trente, où il se révéla, m’as­sur­ait que, dès ce moment, il avait été l’o­ra­teur abon­dant, mais jamais touf­fu, et riche d’une impec­ca­ble et irréfutable dialec­tique qui, jusqu’au bout, a fait l’ad­mi­ra­tion non seule­ment des foules sub­juguées, mais de cer­taines élites. 

Son pres­tige tenait unique­ment en ceci : que, « cher­chant tou­jours la paix de l’e­sprit et du cœur », il n’en appelait qu’a la rai­son, au bon sens, pour se gag­n­er ceux aux­quels il par­lait. Il était revenu depuis longtemps de la van­ité d’avoir sur le moment rai­son coûte que coûte, et, d’abord, au détri­ment de la vérité. Il ne tendait que vers cette vérité — celle qu’il a obstiné­ment et fer­vem­ment servie. 

Elle a été, puis-je dire, la Muse unique de sa vie comme de son œuvre. Il la ser­vait encore quand il entre­pre­nait, avec des moyens de for­tune, de réalis­er cette Ency­clopédie anar­chiste dont on écrira peut-être un jour qu’elle est la Somme de l’Homme libre.

Je sais que, mort pen­dant l’oc­cu­pa­tion alle­mande, il ne s’est pas éteint dés­espéré. Jusqu’au bout, cette foi en la per­fectibil­ité de l’in­di­vidu, cette foi en la réc­on­cil­i­a­tion finale des peu­ples avec l’homme, cette foi dans le salut de celui-ci l’a éclairé et soutenu.

Sébastien Fau­re est mort digne de Sébastien Fau­re. Il n’avait pas rêvé une autre fin, ni une autre récom­pense. Maître de soi-même, goû­tant, mal­gré tout, la paix de l’e­sprit et du coeur.

Je voudrais que cet insuff­isant hom­mage, que j’ai com­posé de mon mieux, mon­trât à ceux qui liront ces lignes com­bi­en j’ai été heureux d’être de ses dis­ci­ples, et com­bi­en je reste hon­oré d’avoir été reçu dans le nom­bre de ses amis.

Jean Del­lis


Publié

dans

par

Étiquettes :