La Presse Anarchiste

L’État et la terreur

Si un spectre nous hante ce n’est pas celui du ter­ro­risme indi­vi­duel, mais celui des lois scé­lé­rates, des méthodes que l’É­tat uti­lise pour ins­ti­tuer la ter­reur, ce sys­tème légal d’in­ti­mi­da­tion mas­sive. Car les pro­blèmes n’est pas tant les fautes ou crimes repro­chés au groupe Baa­der ou à K. Crois­sant que ce à quoi ils peuvent ser­vir. Ce qui a bas­cu­lé le 16 novembre 1977 c’est d’une part un petit ali­néa de la consti­tu­tion fran­çaise don­nant le droit d’a­sile aux réfu­giés poli­tiques, et d’autre part le res­pect des droits de la défense. La pré­ci­pi­ta­tion du gou­ver­ne­ment fran­çais à satis­faire ― léga­le­ment ― les exi­gences de l’É­tat « démo­cra­tique » alle­mand, avant la fin de la pro­cé­dure judi­ciaire (en l’oc­cur­rence la déci­sion du Conseil d’É­tat) est signe d’une volon­té de trans­for­mer cette même pro­cé­dure en matière de délit poli­tique. Il s’a­git en effet, dans le cas Crois­sant de l’u­ti­li­sa­tion d’une pro­cé­dure de type admi­nis­tra­tif. Le gou­ver­ne­ment a déci­dé admi­nis­tra­ti­ve­ment, par l’in­ter­mé­diaire du Minis­tère de la Jus­tice de la non-pour­suite d’une pro­cé­dure judi­ciaire à laquelle tout jus­ti­ciable a droit. 

Il n’est pas ques­tion de sus­pec­ter la léga­li­té de cet acte, mais d’en mesu­rer les effets poli­tiques. Sur Crois­sant s’ex­pé­ri­mente le pas­sage d’une « jus­tice judi­ciaire » (quel qu’elles soient les cri­tiques qu’on lui porte elle donne un cer­tain nombre de garan­ties au jus­ti­ciable) à une jus­tice admi­nis­tra­tive, faite sans inter­mé­diaire par l’État. 

Le cas Crois­sant n’est d’ailleurs pas iso­lé. Les tra­vailleurs immi­grés sont aus­si sou­mis à des pro­cé­dures admi­nis­tra­tives. Sans droits poli­tiques, leur expul­sion est déci­dée par le Minis­tère de l’In­té­rieur sans obli­ga­tion de moti­ver cette déci­sion (c’est ce qu’on appelle une déci­sion dis­cré­tion­naire). Leurs cartes de tra­vail sont renou­ve­lées ou non, ce qui peut entraî­ner l’ex­pul­sion, selon le bon vou­loir de l’ad­mi­nis­tra­tion. Le même pro­cé­dé fut aus­si uti­li­sé dans l’af­faire Abou Daoud, ou dans celle des GARI. 

Ces pro­cé­dures admi­nis­tra­tives repré­sentent pré­ci­sé­ment un des gros blocs de l’ap­pa­reil pénal des états tota­li­taires, qu’il s’a­gisse de l’URSS, du Chi­li ou de feu le régime nazi. Elle est ce qui per­met de dési­gner sans aucun contrôle, des « enne­mis de la race », ou des « enne­mis du peuple ». À entendre : des enne­mis de l’É­tat. Les péna­li­tés sovié­tiques et nazies, ne se sont pas en effet fabri­quées à par­tir de l’in­frac­tion à la loi, de la culpa­bi­li­té des indi­vi­dus, mais sur la néces­si­té de pré­ser­ver l’É­tat d’hommes et de femmes cata­lo­gués comme nui­sibles. Le délit et le crime sont rem­pla­cés par le degré de « dan­ge­ro­si­té social ». Alors il n’est plus néces­saire que le crime soit com­mis pour que le « cou­pable » soit puni. C’est ce type de pro­cé­dure qui a per­mis la mise en place des sys­tèmes d’ex­ter­mi­na­tion et de redres­se­ment que sont les camps de concen­tra­tion nazis et soviétiques. 

Nous n’af­fir­mons pas que nous en sommes là en France, mais à tra­vers l’ex­tra­di­tion de Crois­sant, pointe le nez du tota­li­ta­risme. La pro­cé­dure sui­vie est peut-être un des micro­sco­piques canaux par lequel la démo­cra­tie se montre capable d’in­ven­ter la ter­reur d’é­tat, donc le tota­li­ta­risme. Le refus du droit d’a­sile, la limi­ta­tion des droits de la défense, tout cela peut ame­ner à terme le bas­cu­le­ment de l’ap­pa­reil judi­ciaire dans la ter­reur d’É­tat. C’est la pos­si­bi­li­té comme en Alle­magne des inter­dic­tions pro­fes­sion­nelles, des émis­sions de télé­vi­sion où chaque citoyen peut deve­nir un poli­cier. Mais chaque citoyen pou­vant se trans­for­mer en poli­cier ne signi­fie-t-il pas aus­si que chaque citoyen est aus­si poten­tiel­le­ment un ter­ro­riste ? Plus encore ; il fait affir­mer clai­re­ment : ces types de pro­cé­dures peuvent ser­vir à cata­lo­guer tout citoyen oppo­sant en un cri­mi­nel poli­tique, un terroriste ?

Tract dis­tri­bué à Dauphine

Baader

Que Baa­der, Raspe et Essiin se soient sui­ci­dés ou qu’ils aient été assas­si­nés importe fina­le­ment peu. Ils ont déjà été assas­si­nés cent fois par cama­rades inter­po­sés ou direc­te­ment par les tor­tures subies ; ils se sont sui­ci­dés cent fois en refu­sant de sor­tir de la logique impla­cable de la lutte armée et mino­ri­taire contre l’État. 

Nous savons que trop la chape de plomb que fait peser l’É­tat alle­mand sur tout ce qui repré­sente ou reven­dique un peu de vie, d’i­ma­gi­na­tion, de liberté. 

Nous savons aus­si que la RAF n’é­tait que le symé­trique de la RFA, tra­gique res­sem­blance ; une armée rouge, une avant-garde, une sorte de monstre tota­li­taire, mais en minia­ture. C’est vrai que Baa­der et ses cama­rades uti­li­saient les mêmes armes que l’É­tat. C’est vrai qu’ils exer­cèrent des années durant un chan­tage inouï sur le reste de l’ex­trême gauche, sur les révo­lu­tion­naires ; qui n’a­vaient que le choix de la « tra­hi­son » ou du « sui­visme ». C’est vrai qu’ils réglaient les pro­blèmes internes en « iso­lant » les dis­si­dents, en les « inter­di­sant », en les tuant éven­tuel­le­ment, signi­fiant par là l’hor­rible paral­lé­lisme avec l’É­tat alle­mand. C’est vrai qu’ils se vou­lurent l’a­vant-garde de la classe ouvrière eux, qui n’y com­prirent jamais rien ; elle fut à leurs yeux, tour à tour por­teuse de tous les espoirs, puis « traître » et « inté­grée » quand elle ne les sui­vit pas. C’est que la RAF n’é­tait guère atten­tive aux quelques symp­tômes, faibles il est vrai, de déblo­cage de la socié­té alle­mande : grèves sau­vages, mou­ve­ments mar­gi­naux et anti-nucléaires. 

La RAF n’é­tait donc pas de notre camp, et c’est pour­quoi nous sommes d’au­tant plus à l’aise pour ne pas joindre nos cla­meurs à celles de ceux qui res­pirent de ne plus les voir exis­ter, CAR LA SITUATION EST AUJOURD’HUI PIRE QU’AVANT. 

On ne devient pas ter­ro­riste par plai­sir ou par choix ration­nel d’une ligne poli­tique. C’est tou­jours quand la situa­tion se bloque, quand la socié­té s’u­ni­fie et s’ho­mo­gé­néise, quand le consen­sus natio­nal tend à se réa­li­ser que le ter­ro­risme se déve­loppe ; il devient pour ceux qui le pra­tiquent le seul moyen d’ex­pri­mer autre chose (ou de le croire) quand les autres pos­si­bi­li­tés sont fer­mées, blo­quées, confis­quées. En ce sens le ter­ro­risme se cri­tique, il ne se condamne pas car cette condam­na­tion est sans effet, elle est morale et prouve une non com­pré­hen­sion de ses causes pro­fondes. Ce qui est grave dans le ter­ro­risme ce n’est pas tant le ter­ro­risme lui-même que le symp­tôme indi­quant que les autres pos­si­bi­li­tés de lutte effi­caces ont été épui­sées ou réduites. 

C’est ce qui tend à se réa­li­ser en Alle­magne, et le dan­ger existe aus­si dans d’autres pays et en France ; le tota­li­ta­risme, c’est quand un consen­sus social uni­fie 95 % de la popu­la­tion, et où le reste ne trouve pour se révol­ter que le sui­cide sous ses dif­fé­rentes formes de la lutte sans espoir. 

La RAF incons­ciem­ment joua ce jeu et il convient de ne pas tom­ber dans le panneau. 

C’est pré­ci­sé­ment le sens que nous vou­lons don­ner à notre indi­gna­tion et à nos actions de ces der­niers jours. Il ne s’a­git nul­le­ment de sou­te­nir quoi que ce soit (cela ne ser­vi­rait d’ailleurs à rien) mais à l’oc­ca­sion de l’ef­froyable consen­sus mon­dial qui s’est mis en place sur le dos de la RAF, ten­ter de le bri­ser et de le sor­tir de la logique tota­li­taire qui se net en place, par le biais des États, des médias et de la classe poli­tique (y com­pris celle de, l’ex­trême gauche et de Libé­ra­tion).

Si l’au­to­no­mie a un sens, c’est bien quand elle per­met a de larges frac­tions de gens de se démar­quer de la logique éta­tique et à ne pas se lais­ser pié­ger par des choix pré­vus par le pouvoir. 

Soyons sûrs que des Baa­der, il y en aura d’autres, aus­si long­temps que l’É­tat aug­men­te­ra son contrôle sur des sec­teurs de plus en plus grands de la vie sur toutes les couches de la popu­la­tion ; la logique du tota­li­ta­risme c’est de for­cer à l’ac­cep­ter ou se tuer. L’É­tat rédui­ra ses ter­ro­ristes et rien d’autre ne sera plus pos­sible. Notre logique c’est au contraire de mul­ti­plier les forces de lutte en favo­ri­sant l’autonomie. 

Si nous sommes angois­sés ce n’est pas seule­ment parce qu’ils ont assas­si­né Baa­der, Ess­lin et Raspe , mais parce qu’en le fai­sant, ils ont refer­mé sur nous un État encore plus puis­sant en rédui­sant encore nos pos­si­bi­li­tés de révolte, nos zones de vie, nos pos­si­bi­li­tés de NON. 

Ce sont ces espaces que nous devons conser­ver y com­pris quand cela passe par la lutte contre les ins­ti­tu­tions gau­chistes qui par­ti­cipent au consen­sus et aider nos cama­rades alle­mands à les recon­qué­rir, eux qui sont cer­tai­ne­ment plus iso­lés que nous.

Texte paru dans Front Liber­taire

Là n’est pas vrai­ment le problème.

Ce qui est cer­tain cepen­dant c’est que l’af­fir­ma­tion : « oui Baa­der était un cama­rade » ne prend son sens que dans une dénon­cia­tion de la pseu­do soli­da­ri­té de la gauche et des gau­chistes, car la soli­da­ri­té ça ne se mar­chande pas, et elle ne doit pas être sou­mise a une « stra­té­gie poli­tique », ou a un rap­port de force comme c’est géné­ra­le­ment le cas. 

Mais ce sens ne sau­rait s’é­tendre plus loin car nous savons très bien ce qu’il y a d’in­can­ta­toire et de magique dans ce cri. Ce cama­rade est cama­rade parce qu’il est mort. Par exemple on peut être sûr que si Baa­der avait par­ti­ci­pé a l’une des der­nières AG des groupes auto­nomes, il se serait fait trai­té de « fas­ciste », « petit bour­geois », « hys­té­rique », « bureau­crate », etc. comme tout a cha­cun des par­ti­ci­pants par quelque autre frac­tion. Pour être un cama­rade, il vaut mieux être mort héroï­que­ment ou assas­si­né, que vivant dans le mou­ve­ment révo­lu­tion­naire, mais d’un avis un peu dif­fé­rent que celui du voisin.

Un mouvement autonome ?

Nous avions déjà pres­sen­ti, depuis la marche sur Hen­daye, qu’il exis­tait, hors des orga­ni­sa­tions et des « mili­tants », un fort poten­tiel liber­taire, sus­cep­tible de se mobi­li­ser sur des objec­tifs pré­cis, et hors de toute stra­té­gie léni­niste. À Paris, cela resur­git quand au mois de sep­tembre 77 des groupes auto­nomes « anti nucléaires » damèrent le pion aux petits bureau­crates coor­di­na­teurs de la tra­gi-comé­die de l’é­té. Cela s’é­tof­fa d’a­van­tage après les évè­ne­ments de Stah­mein et de Moga­dis­cio puis lors de l’ex­tra­di­tion de Croissant. 

L’oc­cu­pa­tion du quo­ti­dien « Libé­ra­tion » fut l’acte le plus spec­ta­cu­laire par lequel cer­tains « auto­nomes » com­men­cèrent d’exis­ter pour eux-mêmes et pour les autres.

Des esprits cha­grins trou­vèrent qu’oc­cu­per Libé­ra­tion c’é­tait trop facile et qu’ils avaient qu’a occu­per le Figa­ro ou l’Huma­ni­té ; on peut leur répondre que quand ils vien­dront, il y aura plus de monde pour faire ça, mais qu’en atten­dant, la faci­li­té n’est pas une ver­tue contre révo­lu­tion­naire, et que ça pour­rait bien être le contraire. Ce qu’il y a de cri­ti­quable, par contre, c’est le com­por­te­ment de cer­tains auto­nomes pen­dant cette occu­pa­tion et qui fut cri­ti­quée et décrite ensuite dans un tract par les femmes de l’OCL : 

« Une par­tie d’entre elle a fait preuve de phal­lo­cra­tie et de ter­ro­risme ver­bal pen­dant les réunions. Quel­qu’un a même par­lé de « revi­ri­li­ser » l’ex­trême gauche ! Qu’en­suite à Libé il y ait eu des « putain » ou « pédé » de lan­cés, ne nous étonne donc pas ! MAIS NOUS RÉVOLTE ! 

D’au­tant plus qu’il s’a­git d’anti-autoritaires ! 

Pis­ser contre un mur (ça ne peut être que le fait d’un mec… vous avec déjà vu une fille le faire ?) est la preuve d’un désir d’ex­hi­bi­tion de la « viri­li­té », et c’est bien une idée de mec que de se ser­vir de son sexe pour dégrader ! 

Et que dire de la phrase lan­cée à une cla­viste : « t’es payée pour ça ! » Nous qui croyions qu’ils vou­laient abo­lir le salariat ! 

Nous nous déso­li­da­ri­sons et nous condam­nons com­plè­te­ment ces pra­tiques que nous com­bat­trons aus­si bien à l’in­té­rieur qu’à l’ex­té­rieur de l’As­sem­blée Pari­sienne des Groupes Auto­nomes. Ce style de com­por­te­ment est à mettre en paral­lèle avec le dérou­le­ment des assem­blées géné­rales qui res­semblent mal­heu­reu­se­ment à ce qu’on fait de pire en milieu gauche estu­dian­tin. Aucune écoute, et de toutes les manières impos­si­bi­li­té de par­ler si l’on n’est pas un lea­der recon­nu. Vio­lences ver­bales et gra­tuites, sexisme, hys­té­rie des chefs que l’on écoute pas… 

Pour­tant ce mou­ve­ment a une cer­taine exis­tence, et s’il s’a­git de ne pas voir en lui l’u­nique lieu de l’au­to­no­mie et le fin du fin d’un nou­veau mou­ve­ment révo­lu­tion­naire, il ne s’a­git pas non plus de l’i­gno­rer ou de n’en voir que les aspects négatifs. 

Tout le monde va essayer de récu­pé­rer après avoir dénon­cé (air connu) tout le monde va se mettre a par­ler d’au­to­no­mie… tout le monde carac­té­rise déjà péremp­toi­re­ment ce mou­ve­ment de masse

— c’est le nou­veau mou­ve­ment de masse

— non, une par­tie seulement

— c’est l’aile gauche du gauchisme

— c’est l’al­liance entre la grande bour­geoi­sie et le lumpen

— c’est des cow-boys diri­gés par des chefs sans pou­voir ailleurs

— c’est l’é­mer­gence d’une nou­velle force

— c’est étran­ger à la classe ouvrière

— ça va bien­tôt disparaître
_​— non ça va s’étendre…

Pour l’ins­tant on n’a pas les moyens de choi­sir car il nous semble que c’est un peu tout ça en même temps. 

L’im­por­tant c’est de ne pas y par­ti­ci­per sans esprit cri­tique et de ne rien lais­ser pas­ser qui soit radi­ca­le­ment contraire à nos objec­tifs et à nos prin­cipes de base (comme par exemple les « inci­dents ont Libé­ra­tion »)

Par exemple, on peut se don­ner comme objectifs : 

  • de bri­ser les relents du gau­chisme estu­dian­tin (voir plus haut) dans les AG et de toutes les manières en finir avec leur suc­ces­sion pour redé­cen­tra­li­ser les pratiques. 
  • intro­duire des pos­si­bi­li­tés de réflexions ou pour­quoi pas de théorisation 
  • de conqué­rir une auto­no­mie réelle qui n’existe pas, sur­tout par rapport : 
    • aux gau­chistes (témoin la dif­fi­cul­té de ne pas se déter­mi­ner par rap­port a eux) 
    • aux médias (par exemple ces­ser de croire qu’il peut y avoir un bon quo­ti­dien dans la période actuelle) 
    • aux mou­ve­ments étran­gers (savoir que l’I­ta­lie n’est pas la France, et de toutes les manières ne pas faire de l’I­ta­lie un autre Viet Nam mythique, celui des autonomes) 
    • ne pas se faire d’illu­sions car bien sûr que ça se cas­se­ra la gueule, et alors ? ça vaut quand même le coup. 

Petit dico de l’autonomie :
« Com­bat pour l’au­to­no­mie ouvrière » Nº 1, novembre 1977. Her­vé Arson B.P. 244 76120 Grand Quevilly

« L’of­fi­ciel de l’autonomie »

« Cama­rades » Nº 6 Nov. 77, B.P. 168 10 75643 Paris cedex 10

« Front Liber­taire » Nº 79, 33 rue des Vignoles 75020 Paris

Mar­tin

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