L’un des esprits les plus sûrs de l’heure actuelle, Czeslaw Milosz, ce Polonais évadé de l’empire eurasien, écrivait un jour que l’on discute intensément, dans son pays, comme de questions vitales, des problèmes poétiques, parce que ce sont les seuls sur lesquels il soit encore possible – jusqu’à nouvel ordre – d’exprimer une opinion relativement libre.
Eh bien, ce qui est peut-être vrai en un pays totalitaire ou en voie de le devenir, cesse étrangement de l’être dès que l’on envisage certain vaste secteur de la vie des lettres en France.
Tout, en effet, dans ce que l’on peut appeler grosso modo la « gauche » de nos lettres, se passe comme si nos écrivains communistes ou communisants, y compris certains que combattent les communistes de stricte observance, construisaient dans leurs œuvres, tant bien que mal ou plutôt mal que bien, un monde séparé dont la caractéristique essentielle est ou l’absence totale de discussions sérieuses ou, ce qui revient au même, la pléthore de pseudo-discussions sur de pseudo-problèmes.
Bien plus, la plupart des écrivains français qui, aujourd’hui encore, se croient tenus de maintenir leur adhésion au stalinisme – un Aragon, par exemple – ou même, – sans être staliniens, comme tels d’entre les plus voyants des existentialistes ou des plus « engagés » de nos chrétiens sociaux, continuent de loucher vers le parti, paraissent n’avoir rien de plus pressé, rien de plus cher que d’écrire désormais « au-dessous de leur talent ».
En vérité, si l’on me demandait quelle école littéraire est aujourd’hui la plus répandue, songeant à ce reniement de soi plus ou moins volontaire, je répondrais : l’école du suicide.
Oh ! s’il ne s’agissait en l’espèce que d’une aberration de littérature, il ne vaudrait certes pas la peine de s’y étendre. Mais le phénomène est nouveau, en France, le symptôme d’un tel abaissement des valeurs est si grave qu’il serait encore beaucoup plus grave de l’ignorer. Et si le fait de vivre à l’étranger m’y rend peut-être plus particulièrement sensible, eh bien tant mieux ! Beaucoup de Français de France ne semblent pas nettement apercevoir la carence de l’esprit qui se manifeste dans une telle abdication. Or, qui veut défendre la liberté de l’esprit doit défendre l’esprit d’abord.
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Bien sûr – c’est une lapalissade – il ne peut pas y avoir suicide là où il n’y a point de vie, – en termes de littérature : là où il n’y a pas de talent.
Seulement, le talent qui n’est que talent, on a vite fait de voir ce qu’en vaut l’aune. Et mieux que de longs discours une simple contre-épreuve en illustrera la fondamentale, l’incurable vanité. Les amis qui, en vue de me faciliter la préparation des présentes remarques, avaient comme pris à cœur d’accumuler sur ma table – l’amitié n’exclut pas toujours un doux sadisme – un petit tas de livres communisants ou communistes, y glissèrent également deux gros romans signés Raymond Abellio, « Les yeux d’Ezéchiel sont ouverts » (Gallimard) et « Heureux les pacifiques » (Le Portulan).
Collabo notoire et, si je ne me trompe, en fuite, l’auteur, on le sait, n’appartient pas au même camp totalitaire que les autres écrivains dont il est question ici. Il n’en est peut-être que plus intéressant de le confronter avec eux : l’inconsistance de la pensée et de la mise en forme dont témoignent ses « œuvres », ne mettent que mieux en évidence, par leur exagération, leur impudeur, la même chute et le même suicide. Tant il est vrai que l’on peut être ennemis d’étiquette et se ressembler comme des jumeaux. Entre frères ennemis, tel geste, tel silence avouent pour toute la famille. Notez que je ne nie pas que l’auteur des deux livres à l’instant mentionnés n’ait un sens assez vif du style, une verve riche, un tempérament qui déborde. Mais rien, sous sa plume, qui vraiment accède à l’existence. Que peut bien faire le pauvre lecteur d’un tel chaos ? Encore « Les yeux d’Ezéchiel » comportent-ils de curieuses pages sur certains aspects de l’Occupation, et il est possible qu’un historien ou un phénoménologue trouve là quelque jour des documents sur certaines formes de cet héroïsme volontairement sans raisons qui semble constituer l’idéal de tant de nos contemporains que leur méfiance envers les idées ne fait plus agir que par humeur. Mais, dans « Heureux les pacifiques », l’auteur semble prendre au sérieux ses personnages « communistes », qui joignent à la doctrine du matérialisme historique, ou enfin à ce qu’ils croient tel, le plus inattendu des occultismes. Karl Marx accommodé à la sauce astrologique, – il y a proprement de quoi s’arracher les cheveux ! Et, je le répète, M. Raymond Abellio ne se contente pas de peindre, ici, des cas qui ont peut-être existé, tout est possible ; non, lui-même est évidemment dans le coup, lui-même nous invite tout bravement à déguster cet « horrible mélange », à méditer toute cette gnose pour esthètes en mal de métaphysique.
L’intérêt de ces élucubrations si déconcertantes, c’est que, par exemple, à en croire le chiffre de la couverture, « Heureux les pacifiques » en est au moins à sa trentième édition. Quel signe, en cet âge de la désintégration, – ainsi qu’André Rousseaux a si profondément défini notre époque, – quel symptôme de la désintégration de l’intelligence ! – et qui, par contre-coup, permet, lui aussi, de mesurer cet abaissement général des valeurs dont nous voyons croître la menace, cette abdication de l’esprit qui ne se manifeste pas moins, au fond, et même de façon bien plus grave parce qu’autrement sérieuse, chez deux au moins d’entre les écrivains les plus doués de ce temps.
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Au moment d’écrire, dans la présente énumération de suicides spirituels, le nom de Sartre, j’avoue que le courage me manque presque.
Quoi, le merveilleux créateur de « La Nausée », le méditatif auteur des « Mouches» ; l’implacable accusateur de « Huis-clos » et de « La Putain respectueuse» ; le philosophe dont l’humanisme intrépide ne peut qu’imposer le respect, même à ceux dont la pensée emprunte d’autres voies ; l’honnête homme de nos meilleures mauvaises consciences ; le signataire du bel hommage à Gide si infiniment équitable que nul esprit tant soit peu soucieux de résister au mensonge ne saurait se permette d’en oublier jamais la leçon de lucide dignité ; cette intelligence hors ligne, ce travailleur infatigable serait lui aussi, en même temps, l’un des artisans du mal que l’on ose dénoncer ici ? J’entends d’avance les protestations de beaucoup de mes amis. Et pourtant, quelque amère qu’en puisse être la constatation, je pense ne pas me tromper. Je le pense si peu que, ces modestes lignes, je voudrais croire que, si jamais il devait jeter les yeux sur elles, elles pourraient l’aider à se ressaisir, à consentir – le mot que je vais employer est bien étrange pour un homme aussi conscient – à un réveil.
Cela a commencé avec le troisième volume des « Chemins de la liberté ». Vous vous rappelez : le récit de la défaite, les prisonniers, les raisonnements à n’en plus finir. Et certes, peu importerait que le livre fût si mal écrit, si hâtivement. La seule fois de ma vie que j’ai vu Sartre – c’était après une conférence qu’il était venu faire à Zurich – je lui ai dit mon étonnement de la technique sur-morcelée, sur-compliquée, sur-américanisée du précédent volume, « Le Sursis », et combien cette technique me faisait craindre qu’elle ne risquât de compromettre la portée du roman. À quoi il a répondu : « Il peut être amusant de jouer perdant ». Soit, mais dans ce volume dont je parle, il ne s’est pas amusé, – il n’y avait pas de quoi ! Il a, très honnêtement, cherché à servir une vérité, une éthique, cette éthique qu’il voudrait tant se formuler, nous formuler un jour (nous l’attendons encore) ; mais il a oublié son roman pour une thèse, – et c’est sans doute ce qui amène un écrivain aussi intelligent, à faire dire à un soldat qui vient de voir les officiers se défiler en douce : « Personne ne nous aimait ». Un soldat, un troufion parlant à d’autres troufions, – vous vous rendez compte !
Je n’aurais pas la cruauté de rappeler tout cela – les plus beaux créateurs ont connu de ces chutes – s’il n’y avait pas eu la suite. Pas du roman, mais les pièces écrites depuis. Oh ! ni « Les Mains sales » ni « Le Diable et le Bon Dieu » n’ont les faiblesses du livre. Sartre est un stupéfiant, un terrible agenceur de scènes. Et, avec les acteurs qu’il a, rien d’étonnant s’il fait salle comble. Mais le communisme à propos de quoi l’on ne cesse d’y ergoter – car j’en demande bien pardon à MM. François Mauriac et Thierry Maulnier, le vrai sujet, même dans « Le Diable…» ce n’est ni Dieu ni même qu’« il n’y a pas de bon Dieu », mais bien les rapports entre l’homme qui essaie de penser et les autres – ce « communisme»-là, en vérité, à quoi rime-t-il ? Sartre a beau être devenu, en littérature, l’ennemi numéro un des enfants de chœur de feu Staline [[Hélas, plus tant que cela. (F.)]] ; il a beau c’est bien le moins – s’être distancé des méthodes du MVD, force nous est de constater – il nous l’a dit lui-même – que les problèmes et les réalités de l’actuelle Russie restent « siens ». Cela ne peut évidemment s’expliquer que parce qu’il refuse de « voir » ce qu’est devenue la tragique expérience issue de la volonté de Lénine. Alors, ce refus de voir, et en même temps le refus d’adhérer, ce refus de penser, en somme, – en dépit de tant de cogitations, – le condamnent, malgré toute son intelligence et tout son talent, en ces pièces nouvelles, à une sorte de monologue dans l’abstrait. Dans « Les mains sales » – pièce stalinienne sans même le vouloir – le communiste sartrien, Hugo, est une pure invention de Saint-Germain-des-Prés. Et pour ce qui est de la profonde inadéquation au réel, et à un choix qui serait dicté par le réel, du « Diable et le Bon Dieu » – dont l’immense succès, d’ailleurs, révèle une inadéquation toute semblable dans le public – je n’ai rien à ajouter à ce que, si pertinemment, Herbert Lüthy a déjà écrit dans « Preuves » de cette pièce tellement inquiétante à force de ne pas l’être. Car l’aboutissant de tout le problème de Gœtz, c’est l’inavouable conformisme de la solidarité avec les masses « quelles qu’elles soient ». Et dès lors, peu importent la justice et le monde, – et la vérité.
Or si, de pratiquer le suicide de l’esprit, consiste, pour un écrivain, à écrire au-dessous de son talent, au-dessous de sa pensée, puisse Sartre nous prouver bientôt par une œuvre nouvelle, et qui soit un renouvellement, le caractère passager de ce qu’il faut bien appeler, sa défaillance actuelle. [[Ces lignes, est-il besoin de le dire, furent écrites avant la rupture avec Camus et le pèlerinage de Vienne. Faut-il conclure de ces derniers faits que Sartre est définitivement perdu pour la cause de l’homme, lui qui prétendait pourtant que l’existentialisme « est un humanisme » ? Certes, le renouvellement, le redressement que l’on appelait ici n’aurait sans doute, tout d’abord, ni la netteté ni l’absence d’atermoiement qu’on lui voudrait. Et pourtant il semble encore impossible que l’écrivain qui a si pertinemment défini les « salauds », se résigne à leur ressembler à jamais. C’est par honnêteté – oh paradoxe – qu’il en est venu à se laisser aller à une pensée finalement malhonnête, puisque par un « choix des camarades », mal entendu (il serait peut-être plus vrai de parler d’un trop facile choix des ennemis), il défend en fait, par son refus de voir clairement et distinctement le despotisme d’Eurasie, tout ce contre quoi il prétend se révolter. Étrange, ce besoin d’ombre chez un esprit à tel point dominé, au moins l’aurait-on cru, par la passion de la lucidité, de l’intelligence. Que voilà bien un exemple insigne des tours que peut vous jouer la trop grande confiance accordée à l’esprit raisonneur. En vérité, toute sa grande intelligence, s’il n’a qu’elle, ne le sauverait pas. Sa seule chance, c’est qu’il y ait du vrai dans l’instinct qui fait dire encore aujourd’hui, et malgré tout : peut-être l’indéniable et saisissante authenticité, chez lui, de l’homme antérieur, de tout ce qu’il fut autorise-t-elle à ne pas désespérer, déjà, tout à fait de son caractère ? (F.)]]
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« Blanchard ne s’était pas demandé si Paulette avait enlevé (du mur) le papa Marcel (précisons pour les non-initiés qu’il s’agit d’un portrait de Cachin)… l’idée ne lui en serait pas venue, mais de se trouver nez à nez avec lui, comme ça, au début de janvier 40, ça faisait drôlement battre le cœur. »
Que voulez-vous, l’ouvrier qu’Aragon met ici en scène dans le tome III de ses « Communistes » n’est pas obligé de penser au social-patriotisme de Marcel Cachin pendant la première grande guerre – oh ! la voix pathétique du « papa Marcel » lorsque, ayant été porter la contradiction de la part des Jeunesses, à sa section du 18e, contradiction qui consistait à rappeler tout bonnement l’internationalisme du parti que, nous les jeunes, nous avions eu la naïveté de prendre au sérieux, je m’entendis apostropher en ces termes : « Jeune homme qui ne connaissez pas l’histoire !…». Depuis, en fait d’histoire – Aragon n’en était pas encore à parler de « Moscou la gâteuse » – il y a eu le voyage de Cachin en Italie pour décider Mussolini à déclencher, argent comptant, sa campagne interventionniste, et plus tard, dans Strasbourg recouvrée, ces larmes du « papa Marcel » qui lui valurent les félicitations de Raymond Poincaré. Hélas, sans s’en douter, Aragon n’aura jamais si bien dit : de savoir parfaitement possible et vraisemblable le tableau de son ouvrier à tel point ému de retrouver l’effigie de ce pauvre homme, en vérité – mais bien autrement que l’auteur ne le suggère – cela fait « drôlement battre le cœur ».
Je n’écris pas ceci pour quelque vaine polémique : ce serait inutilement facile, – des pages sur les avions que Staline, alors allié d’Hitler, aurait tellement voulu nous envoyer à ce moment-là, paraît-il, au chapitre du soldat de la déroute qui reprend un peu courage au seul vu, sur un mur, de l’inscription « Vive Thorez ! », en passant par l’ahurissante discussion avec les « traîtres » qui ont quitté le parti à la suite du pacte de Moscou, et avec lesquels il est, bien entendu, impossible de parler sérieusement, étant donné que ce sont des gens qui, juste en cette circonstance (on n’y aurait pas pensé tout seul !) proclament, eux qui peut-être pour la première fois de leur vie se sont avisés du contraire, – oui, proclament, je n’invente pas, que « la fin justifie les moyens ».
Non, pour la polémique et le sarcasme, le sujet est trop sérieux, trop triste.
Cet ouvrier Blanchard et tant d’autres du livre, tant d’autres aussi, non plus dans le livre mais dans la vie, ils ont bien, effectivement, ce cœur qui bat pour des mensonges, pour des erreurs, pour des fantômes. Et je ne doute pas un instant qu’Aragon ne se persuade qu’il pense comme eux, qu’il n’écrive sincèrement : « Tous ceux qui discutaillent sur l’URSS, tous ceux qui se refusent à croire à l’évidence » ; je ne doute pas que le poète du « Crève-cœur » et des « Yeux d’Elsa », le romancier magnifique des « Voyageurs de l’impériale » et d’«Aurélien » ne soit convaincu qu’il fait son devoir quand, au nom d’on sait trop bien quel « réalisme socialiste », il s’abaisse à colorier ainsi de misérables bondieuseries athées du plus outrageux style St-Sulpice.
Car les quelques lignes que j’ai citées ne sont pas un détail qui, par lui-même, ne signifierait rien quant au reste de l’œuvre. Déjà, dans l’immense série qu’il a intitulée « Le Monde réel », et dont « Les Communistes » font partie intégrante, une première conversion au « réalisme socialiste » avait handicapé le roman « Les Cloches de Bâle» ; mais encore y trouvait-on d’admirables passages, une histoire d’amour authentique, – Aragon enfin. Ici, M. Pierre Daix nous expliquât-il encore plus géométriquement qu’il ne le fait dans « La Nouvelle Critique » (septembre-octobre 1951) que « la continuité de la politique nationale (sic) du parti communiste français » (Aragon dixit) rend compte de la continuité de l’œuvre de notre auteur, nous ne pourrions que constater en toute ingénuité que, malgré tous ses efforts, malgré toute sa documentation – malgré « la mise en œuvre des sources » comme dit un autre commentateur – l’Aragon d’aujourd’hui n’arrive pas un instant à faire vivre son livre.
Encore les premiers volumes se lisent-ils comme un roman feuilleton passable. Mais je mets au défi tout lecteur sincère de s’y reconnaître dans le fouillis que constituent les tomes consacrés à la campagne de 1940. Chacun de ces personnages « réalistes » est, en réalité, si peu réel que, toutes les fois que nous en retrouvons un, il nous faut remonter aux passages où il a été question de lui. C’est bien simple : nous l’avions oublié, car ce n’était, ce n’est qu’une marionnette. [[Poussant jusqu’à l’ingénuité le désir de rester impartial, M. Gilbert Sigaux, dans « la Table ronde » (mars 1953), écrit de ces mêmes personnages : « Conventionnels ? je ne sais pas…» Et il va même jusqu’à dire qu’il les voit et les entend. À bon entendeur salut ! Vraiment, c’est bien de la veine. Et bien surprenant aussi, puisqu’il ajoute presque aussitôt : « Personnages de romans, je les trouve mécanisés…». Nous qui ne prétendons pas avoir des voix, nous ne disons pas autre chose. (F.)]] Et l’illisible ouvrage, où l’on sent très bien l’ambition de concourir avec Hugo, Stendhal, Tolstoï, Alexis Tolstoï également et, qui sait ? peut-être aussi avec Jules Romains, loin de répondre à ce que la bonne volonté de M. Pierre Daix appelle une « création romanesque (entraînant) la conviction », n’est plus que du travail sur fiches. Était-ce donc à tel point inévitable ?
Tant dans « Drôle de jeu » que dans « Bon pied bon œil » (Corrêa), Roger Vaillant montre qu’il est, même encore aujourd’hui, possible d’être à la fois communiste – il est vrai non inscrit au parti – et écrivain.
Mais il est vrai que l’appareil se soucie assurément beaucoup moins de ses faits et gestes que de ceux du poète lauréat qu’est devenu Aragon. Certes, cette liberté que l’on accorde à Roger Vaillant – je n’ai pas encore lu « Un homme seul », mais d’après quelques articles il ne semble pas y être davantage gêné dans ses entournures – il la doit sans doute au fait de ne pas appartenir à quelque cellule. Aragon, reconnaissons-le, ne saurait prétendre au même privilège.
Pour en revenir aux « Communistes », M. Pierre Daix, naïvement, avoue : « Nous étions prévenus par le parti. » « Est-il plus difficile, écrivait Auguste Lecœur, pour un homme de plume, membre du parti, d’écrire en fonction des tâches qui lui sont imparties, qu’au militant politique et syndical de résoudre les problèmes politiques de l’heure en fonction des tâches fixées par la même orientation politique ? » (C’est M. Pierre Daix qui souligne.)
Eh bien, quoi qu’on pense, ou feigne de penser le contraire en Russie comme dans l’état-major du parti français, il faut croire, en effet, que c’est plus difficile.
L’«adhésion du public français », dont parle également M. Pierre Daix, non seulement fait défaut dans l’opinion en général, ne serait-ce que pour cette raison bien simple que, par un inquiétant phénomène de ségrégation croissante, – inquiétant mais fort normal si l’on songe à la qualité des bouquins –, maintenant, à moins de s’y astreindre comme je viens de m’en appuyer la corvée, on ne lit plus guère, en dehors du parti et assimilés, les œuvres des auteurs orthodoxes, car à moins d’avoir la grâce on sait trop bien d’avance qu’elles sont mort-nées ; mais, par-dessus le marché, cette soi-disant adhésion, exactement pour le même motif, il ne m’est pas encore arrivé, sauf une seule exception (d’ailleurs accompagnée de réserves), de la rencontrer chez ceux des communistes qui, n’étant pas obligés d’écrire, disent spontanément ce qu’ils pensent de leurs lectures.
En réalité, depuis « Les cloches de Bâle », où, tenté par auto-persuasion, le « réalisme socialiste » laissait encore à l’écrivain quelque jeu, quelque possibilité de respirer, de vivre, la doctrine officielle est devenue autrement de rigueur : Jdanow a serré la vis aux « ingénieurs des âmes ».
Et voici bien pourquoi, dans ces « Communistes » de feu Aragon, le suicide est complet
Dans « L’Homme révolté », Camus, parlant des surréalistes demeurés fidèles à Moscou, a ce mot lourd, tout ensemble, de vérité et de tristesse : « En un sens, écrit-il, ils voulaient mourir ». Lamentable destin, et d’autant plus tragique que ceux en qui nous le voyons s’accomplir condamnent du même coup toute une part de nous-mêmes – de nos lettres, de notre culture, de nos valeurs – à mourir en eux chaque jour davantage de cette mort qu’ils ne savent peut-être pas qu’ils ont choisie, mais que leur aveuglement, qu’ils baptisent évidence, ose en tout cas nous proposer, – en attendant, si jamais quelque « libération » leur en donnait pouvoir, qu’enfin, « ad majorem Idoli gloriam », ils ne nous l’imposent
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